Lire Le Complot contre l’Amérique,

roman de Philip ROTH (1/5)

par Didier POURQUIÉ


Cours dispensé en CPGE (Scientifiques),

Lycée Montaigne de Bordeaux (2019-2020).


Entrer dans le temps de l’uchronie


Philip Roth, Le complot contre l’Amérique, Titre original : Plot against America (2004), Traduit de l’anglais par J. Kamoun, Paris, Gallimard, 2007, Collection Folio, N°4637.


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UNE ŒUVRE DANS L’AVENTURE DU TEMPS

Roth ou l’ambiguïté romanesque

Engagement et désengagement

Dans un article intitulé « Écrire sur les Juifs », Philip Roth répond au rabbin David Seligson qui lui reproche dans le Times de ne pas retrouver dans son œuvre un « portrait équilibré des Juifs tels que nous les connaissons ». Cette attaque dont Roth se défend est typique de celles qu’il a subies durant sa carrière d’écrivain. On lui reproche généralement de ne pas proposer une étude sociologique du peuple juif. Comme ses fictions s’intéressent moins au peuple juif pris dans sa globalité qu’à l’expérience de quelques individus singuliers, les choix que Roth opère sont nécessairement partiels et partiaux. On voudrait que ses ouvrages soient ancrés dans l’histoire du peuple juif, qu’ils en restituent l’honneur et la souffrance avec précision. Mais, écrit Roth, « [l]a qualité  d’une œuvre ne se mesure par à l’échelle de ce qui est représenté […] mais à la profondeur que l’écrivain révèle dans ce qu’il a choisi de dépeindre. » Cet argument n’a pas suffi à éteindre les passions suscitées par ses œuvres. À tel point que Roth, qui est pourtant né dans une famille juive, a longtemps été qualifié d’antisémite.  Ce qu’il considérait comme l’insulte la plus douloureuse qui ait jamais été proférée contre lui.
Du reste, on classe son œuvre dans la catégorie des romans juifs américains parce qu’il y est presque toujours question de Juifs. Nombre de ses œuvres ont, du reste, un caractère autobiographique marqué. Plusieurs romans sont écrits à la première personne et certains des personnages, quand ils ne s’appellent pas Portnoy ou Zuckermann, ont pour nom Philip Roth : c’est le cas du Complot contre l’Amérique.
Le procès en misogynie qui lui est intenté à partir de ses fictions participe de la même lecture : à partir du cas d’un personnage, les critiques croient dégager le positionnement du romancier par rapport à une cause. Ainsi, Ma Vie d’homme (1976), roman qui évoque dans une large mesure la relation tumultueuse de Roth avec sa première femme, Maggie Williams, lui vaut les foudres des féministes. Mais si Roth ne s’est jamais concrètement engagé pour la cause des femmes, il s’est toujours défendu de vouloir entamer leur image. Il suffit de lire par exemple Le Complot contre l’Amérique pour se rendre compte que les hommes ne sont pas mieux lotis que les femmes (que valent Wheeler et Lindbergh?), et que les femmes insupportables (Evelyn, la grand-mère Cucuzza) ont leur envers symétrique (Bess, Mrs Seldon).
Si Roth ne prétend pas parler au nom du peuple juif, il ne dédaigne pas pour autant prendre parti pour certaines causes. Par exemple, il milite dès 1966 contre la guerre au Vietnam. On peut aussi considérer le roman Tricard Dixon et ses copains (1972) comme une virulente satire adressée au président Nixon et à son administration, lesquels bafouaient l’idée même de démocratie en tirant parti des avantages qu’elle leur offrait. On sait aussi que Roth s’est beaucoup investi en faveur de la Tchécoslovaquie ; il dénonce la fin du « Printemps de Prague », en 1968, quand les troupes soviétiques du Pacte de Varsovie envahissent le pays. Il réunit et entretient des relations fortes avec les écrivains désireux de dénoncer l’atteinte aux valeurs de paix et de tolérance.
Le romancier peut donc s’engager parfois, y compris dans ses ouvrages ; mais gardons-nous d’en déduire que Le Complot contre l’Amérique est une pure satire du totalitarisme – ce qui serait un combat assez facile puisque Roth vit dans un pays démocratique. Il n’y a pas de message à sens unique dans une fiction romanesque. Tout au plus peut-on dire qu’il y a chez le romancier une invitation à nous faire réfléchir sur nous-mêmes.
Nous verrons notamment comment ces institutions dont nous sommes si fiers reposent sur des bases fragiles et instables. Il en faut peu pour dissiper les fondements d’une démocratie, et il en faut encore bien moins pour que les esprits, libérés de ses valeurs tutélaires – le respect de la liberté et celui de la différence, par exemple – révèlent leurs tendances à l’égoïsme et au racisme. Il en faut peu en somme pour que les démocraties disparaissent, et les raisons sont à trouver en nous-mêmes plus encore que chez les autres.

 L’uchronie comme roman dans et hors de l’histoire

Le Complot contre l’Amérique appartient au genre de l’uchronie. Une uchronie est à l’histoire ce que l’utopie est à l’espace : une fiction située dans un temps qui n’existe pas. À la différence de la science-fiction qui situe le récit dans un temps qui n’existe pas ou pas encore, l’uchronie installe son récit au cœur même de l’Histoire passée et connue. Elle part d’un événement qui n’a jamais eu lieu et déroule ensuite l’enchaînement de toutes les conséquences liées à cet événement.
Autrement dit, pour comprendre la fiction de Roth, il faut avoir une  idée de l’histoire de l’Amérique ainsi que de celle de l’Europe après l’accession des nazis au pouvoir en Allemagne. L’uchronie implique une culture historique, au moins générale, faute de quoi le lecteur passera à côté des enjeux du récit. Elle implique qu’on établisse en permanence une comparaison implicite entre ce qu’on sait de l’histoire du XXème siècle et ce que la narration en fait découvrir.

Pour nous familiariser avec les événements et les personnages majeurs de cette période (1940-1942), nous disposons du Post-scriptum figurant dans l’édition Folio (p.515-557) qui comporte des notices biographiques, la traduction du fameux discours (antisémite) de Des Moines (Iowa) prononcé par Lindbergh le 11 septembre 1941.

Si l’on se réfère à la chronologie des chapitres (au nombre de neuf), le roman commence en juin 1940 et suit un fil linéaire jusqu’en octobre 1942. En réalité, il faut être prudent avec ce déroulement qui n’est linéaire qu’en apparence. Au sein des chapitres, il existe de nombreux mouvements de va-et-vient dans le temps, le récit faisant des incursions  dix ans en arrière. Le dernier chapitre quant à lui tend à briser la chronologie et fait retour dans le passé en évoquant plusieurs événements essentiels qui auraient dû figurer dans le chapitre précédent.
Pour ancrer le roman dans l’histoire, nous devons partir de l’année 1932, année de l’élection du démocrate Franklin Delano Roosevelt (1882-1945) qui succède au républicain Herbert Hoover (1874-1964). Hoover a été battu parce qu’on le considère en partie responsable de la fameuse crise de 1929. Roosevelt, largement élu avec la majorité au Congrès, met en place le New Deal, la politique visant à lutter contre les effets de la Grande Dépression.


Parmi les mesures prise dans le cadre du New Deal, on compte :
– la dévaluation du dollar de 41%, ce qui favorise les exportations puisque les produits américains sont moins chers.
– la réforme bancaire qui sépare les banques de dépôt (pour les particuliers) et les banques d’affaires (pour les entreprises), ce qui met l’épargne populaire à l’abri des investissements à risques.
– la création d’une assurance pour garantir les fonds dans les banques.
– la création d’une commission de surveillance boursière pour éviter les excès de la spéculation.
– l’allègement des dettes des agriculteurs par la baisse des crédits bancaires ainsi que par la réduction de la production agricole (qui permet de vendre les produits plus chers).
– l’encouragement à l’entente entre les entreprises pour éviter la concurrence et les prix trop bas qui en résultent.
– la réduction du temps de travail (les 35 heures !) pour favoriser l’embauche.
– les grands travaux de l’État pour lutter contre le chômage.


Ces mesures ont leur efficacité économique, et les populations modestes et pauvres reprennent espoir. Herman Roth, le père de Philip, fait partie de ces gens qui croient en Roosevelt comme en l’homme providentiel. Mais ce que Roosevelt met en place, c’est un interventionnisme étatique accru, principe dont les Américains n’ont pas la culture. Certains voient même dans cette action de l’État une façon de fournir aux communautés juives plus d’emprise et de pouvoir sur le pays. L’admiration d’Herman pour Roosevelt n’est donc pas unanimement partagée et elle explique en partie les tensions qui s’expriment dans le roman.

Mais il est un autre aspect politique qui oppose encore plus sûrement les Américains. Face au camp des interventionnistes dont Roosevelt est l’un des fers de lance, se dresse le camp des isolationnistes. Les pertes humaines lors de la Première Guerre mondiale s’élèvent à près de 120 000 hommes pour les États-Unis, avec 200 000 blessés. Ce sont des chiffres modérés au regard de certains pays, mais ils ont été assez traumatisants pour qu’une commission d’enquête vérifie les raisons de l’entrée en guerre des États-Unis. Il s’agit de l’America First Committee (AFC), principal groupe de pression non interventionniste du pays contre l’entrée américaine dans la Seconde Guerre mondiale. Ce comité fondé par Gerald Prentice Nye fait adopter des lois sur la neutralité entre 1935 et 1937. Nye estime que la fameuse « guerre pour la démocratie » aurait pour origine une conspiration mêlant des hommes politiques, des fabricants d’armes mais aussi – et surtout – des banquiers internationaux. Or la banque internationale est souvent reliée, dans les esprits, au peuple juif. Autant dire que cet isolationnisme se nourrit d’antisémitisme : les Juifs auraient ourdi un complot incitant à la guerre parce qu’ils pourraient en retirer du pouvoir et d’importants avantages financiers.

Cette tendance isolationniste trouve un écho majoritaire dans la population, si bien que la montée en puissance d’Hitler ne suscite pas d’inquiétude véritable. En 1938, les Accords de Munich, bien qu’ils scellent la mort de la Tchécoslovaquie, ratifient une entente cordiale entre la France, l’Italie, le Royaume-Uni et l’Allemagne. Ce n’est donc qu’au moment de l’entrée en guerre de l’Allemagne que les États-Unis prendront conscience du danger de l’extension fasciste en Europe, surtout quand tombe avec une étonnante facilité le bastion français. Le Royaume-Uni reste alors le seul rempart contre la destruction systématique des démocraties européennes. Si les États-Unis n’entrent en guerre qu’en 1941, suite à l’attaque de Pearl Harbor, ils se sont déjà engagés avec Roosevelt auprès des Anglais, et ils investissent de grosses sommes dans l’équipement militaire. L’opinion populaire a changé de point de vue, elle ne soutient plus la neutralité défendue par le Comité. Mais les isolationnistes sont encore très puissants et c’est dans une large mesure à cause d’eux que Roosevelt n’engage la guerre que deux ans après la naissance du conflit international.

Ce scénario n’est pas celui que suit Roth dans son roman : celui dont les Républicains ont un temps imaginé la candidature, Charles Lindbergh, est élu à la place de Roosevelt en 1940. L’effort de « guerre pour la démocratie » est donc empêché. Le roman s’intéresse moins aux conséquences internationales de cette élection qu’aux effets calamiteux pour la minorité juive au sein du pays, et tout particulièrement pour la communauté vivant à Newark, dans le quartier de Weequahic, là où vit le narrateur et personnage principal qui a le même âge et le même nom que l’auteur à la même époque. Tel est donc le point de départ du roman qui, pour inventer une fiction qu’on pourrait qualifier de fantaisiste, s’emploie à lui donner toutes les apparences de la vraisemblance. Cette fiction aurait bien pu ne pas en être une. Autrement dit la menace qui s’y trouve exprimée n’a aucune raison aujourd’hui d’avoir disparu.

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Carte du New Jersey

Newark est la ville la plus peuplée du New Jersey. Weequahic est l’un de ses quartiers.

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Newark’s Weequahic High School

Cohérence du travail de l’écrivain

À lire la plupart des articles consacrés à Philip Roth, que ce soit dans la presse ou dans la critique universitaire, il semble qu’il y ait dans la carrière du romancier américain un avant et un après, et que le point de rupture se situe à la publication du très célèbre Portnoy et son complexe (Portnoy’s Complaint, 1969). Ce roman paru en 1969 a valu à son auteur une reconnaissance internationale, et le parfum de scandale qui s’en est dégagé y est pour beaucoup. À lire le recueil d’articles et d’interviews fournis par Philip Roth lui-même, Pourquoi écrire? ( Why write ?, 2017), l’impression d’une articulation nette autour de ce succès retentissant ne se dissipe pas. Il faut dire que l’on s’est beaucoup offusqué de la crudité des descriptions que le personnage principal, Alexander Portnoy, livre à son psychanalyste : fantasmes sexuels en tout genre, activités masturbatoires, obsessions d’adolescent pour la fellation, tentation de l’exhibitionnisme, etc. et que l’on a vu là parfois l’opportunisme d’un romancier profitant d’une époque de libération sexuelle pour s’épancher sur le papier.

Plus grave, l’on a beaucoup reproché à Roth de livrer une image singulièrement dégradante de la population juive. Ce qu’on ne lui pardonne pas : d’avoir représenté un Juif dépravé, un Juif qui souille. Voilà une bien curieuse figure dans le roman juif contemporain, où c’est en général le goy (terme courant en milieu juif pour désigner le non-Juif) qui joue ce rôle – mais aussi, a-t-on dit, l’un des plus anciens stéréotypes antisémites, et l’un de plus primaires » . Je cite là un passage d’une lettre de Marie Syrkin, animatrice bien connue du mouvement sioniste aux États-Unis.  Roth, suite à la multitude d’attaques dont il est l’objet, consacre de l’énergie à se défendre. Beaucoup le rangent du côté des antisémites. Il serait donc un Juif traître à sa propre cause, affligé de ce que l’on pourrait appeler «la haine de soi». Pourtant, il invoque les auteurs dont il revendique l’héritage, en particulier Saul Bellow, Bernard Malamud et Norman Mailer, et signale à juste titre que, quoique juifs eux-mêmes, ils n’ont jamais œuvré pour donner dans leurs fictions une image complaisante du Juif, et surtout une image conforme à celle que devraient s’en faire les goys. Là n’est pas le travail du romancier. Sa liberté doit être totale, et il peut s’en servir précisément pour s’affranchir d’une idéalisation abusive et figée de l’image du Juif.

Dans une certaine mesure, Le Complot contre l’Amérique, œuvre tardive, l’une des toutes dernières de Roth (2004), prolonge ses habitudes d’écriture tout en innovant dans la narration. Le roman prolonge les habitudes d’écriture car il relève de l’autofiction, comme nombre de romans de Roth : nous avons vu que le très jeune Philip est le double de Roth enfant, élevé à Newark dans une famille juive. Le portrait de cette famille est sans concession mais non sans tendresse : Bess et Herman, les deux parents, malgré leurs défauts, sont attachants ; Evelyn, la tante, et le rabbin Bengelsdorf sont insupportables, odieux. Mais le roman innove en recourant à l’uchronie, procédé que Roth n’emploie pas dans le reste de ses fictions. L’uchronie lui donne une liberté limitée : elle suppose une cohérence précise avec les faits réels et un dévoiement de l’enchaînement historique qui doit rester vraisemblable. Hormis les décisions de Lindbergh, les pogroms et les manifestations antisémites, les événements intérieurs sont rares, et le roman se cantonne à un épisode bref de deux ans : la fiction, bâtie elle-même d’après les événements survenus en Europe, garde de la sorte une proximité familière avec l’histoire et conserve ainsi de sa cohérence.

(à suivre)…