Le Dialogue de l’âme et de l’intellect
par Menahem TEMIM
Rabbi Moché ‘Haïm LUZZATTO, Les voies de la direction divine, Titre original : דעת תבונות/Da’at Tevounote, Traduit en français par M. Chriqui, Jerusalem, Éditions Ram’hal, 2002.
« Il est de mon désir d’obtenir des réponses aux interrogations soulevées par le verset : « Tu reconnaîtras en ton coeur que l’Éternel est Dieu »/תאותי ורצוני להתישב אל קצת דברים מאותם שנאמר בהם « והשבת אל-לבבך כי ה’ הוא האלק’ם « Tavati ourtsoni lehitiachev al qetsat devarim mevotam cheneemar bahem ‘‘Vahachevta el levavekha ki Hachem hou haEloqim’’ »), p.38-39.
L’âme, travaillée sinon par le doute, du moins par les questions auxquelles elle ne peut trouver de réponse, exprime ainsi son désir de s’adresser à l’intellect pour trouver satisfaction.
L’âme questionne
Le kabbaliste et philosophe italien, Rabbi Moché ‘Haïm Luzzato (1707 – 1746) que l’on désigne communément par l’acronyme de Ram’hal, fait dialoguer, d’une façon presque ludique, deux entités allégoriques : l’âme (נשמה/nechama) et l’intellect (שכל/sekhel).
Ce dialogue occupe seize chapitres des Voies de la Direction divine ( דעת תבונות/Da’ate Tevounote, abrégé désormais DT), un essai de pensée juive publié en 1740 à Amsterdam.
L’âme interroge l’intellect sur les Treize principes de foi de Maïmonide (Commentaire sur la Michna, Traité Sanhédrin,10:1). En treize articles, l’auteur du Guide des Égarés rassemble les points de doctrine essentiels du judaïsme. Cette formulation synthétique et dogmatique, inhabituelle dans le foisonnant corpus de la tradition juive, a finalement été acceptée de manière unanime.
L’intellect, sollicité, essaye de donner à l’âme des réponses sur des points qu’elle n’arrive pas à appréhender. Les Treize principes de foi de Maïmonide sont abordés les uns après les autres.
Ainsi, l’âme adopte un point de vue rationaliste qui rappelle justement la vision maïmonidienne, philosophique et résolument rationaliste de la foi juive. L’intellect lui répond, en désirant compléter la vision de l’âme, et non pas la contredire, la nier ou s’opposer à elle. Au-delà des deux entités, c’est la vision rationaliste et une conception plus mystique de la Torah qui entrent en confrontation et que le Ram’hal tente même de concilier.
Par exemple, dans le premier chapitre (p.38-42), Ram’hal amorce le dialogue en faisant dire à l’âme qu’elle a foi en certains points précis, comme l’existence de Dieu et Son Unité- p. 39-40, (מציאות ה‘ ,יחודו/metsioute Hachem, ye’houdo) mais qu’elle n’a pas d’explication satisfaisante sur des sujets comme la résurrection des morts/תחית המתי /T’hiate Hamétime, p. 40-41 . Elle affirme y croire, car elle le doit, mais ne pas réussir à les expliquer en profondeur. Dans le DT, le Ram’hal se propose donc d’expliquer ces points précis, en demeurant, la plupart du temps, le plus rationnel possible. On n’est pas dans le registre de la révélation : le Ram’hal propose une réflexion où seule l’intelligence est convoquée.
Le fait que ce soit l’âme, partie divine de l’être selon les kabbalistes, qui questionne, et l’intellect qui réponde peut paraître étonnant, surtout de la part d’un mystique. Mais ici, il s’agit d’appréhender des notions très hautes et très complexes par l’intelligence: l’âme dit bien qu’elle doit croire en quelque chose, qu’elle le ressent donc comme juste, qu’elle a la émounah, la pulsion spirituelle qui constitue la foi, pour ces sujets-là, mais elle ne parvient pas à exprimer son expérience dans le langage, à rationaliser ces notions. C’est justement ce que le DT se propose de faire.
Il cherche à répondre de façon tout à fait rationnelle à des questions récurrentes, comme celle de la rétribution du méchant et la punition du juste. Ce sujet est une des principales interrogations de l’âme, sujet qui justifie à lui seul la plupart des chapitres de l’essai, qui fait une définition très profonde de la nature fondamentale du bien et du mal, de Dieu et de ses modes d’action dans notre monde.
La doctrine difficile de la rétribution divine
À cette fin, Ram’hal recourt au concept mystique de Tsimtsoum, et ce, dès le chapitre 2 du DT. Il développe l’idée selon laquelle Dieu, parfait par nature, s’est retiré de Sa Création pour laisser à l’homme la capacité de la parachever. Il apporte une référence talmudique pour le démontrer, corpus fondamental et unanimement accepté au sein de la tradition juive : « Sha-daï, c’est le nom par lequel Dieu a dit à son monde : cela suffit »/«שקי – שאמר לעולמו די/Sha-daï, cheamar le’olmo daï », Traité du Talmud ‘Hagiga 13a. L’importance des Noms Divins n’est bien sûr pas spécifique à la tradition kabbalistique : déjà la Bible hébraïque, offre de multiples noms, vocalisés de façons différentes, et qui désignent pourtant un Dieu unique. Néanmoins, les kabbalistes considèrent les Noms comme des points majeurs pour accéder aux voies de l’action divine. Dieu, pour les mystiques, agit par des Noms, qui sont Sa façon d’interagir avec le monde matériel.
Cela conduit Ram’hal à rappeler le principe de foi maïmonidien selon lequel l’Unité est ce qui, de Dieu, est perceptible réellement. Elle n’est pas seulement l’Unité des contraires : elle est la négation du mal,. Le voilement de cette Unité implique que Dieu ne fait pas le mal ; mais Il permet, pour que l’homme se réalise et qu’il agisse par lui-même, Son propre retrait du monde. Il n’y a pas dualité car il n’y a que Dieu dans son unicité ; mais Dieu permet par sa pure volonté Son retrait de Sa création.
Dès lors, le Ram’hal peut dire : « Il se trouve qu’il ne suffit pas d’attribuer la Bonté à Dieu, il faut également réfuter son opposé »/ולאפוקי מכל אותם הסברות שזכרנו/ /oulapoqei mikol otam hasvarot chezakhrenou, – p. 74-75 . En soi, la dualité bien/mal reste illusoire, car le mal n’est pas le contraire de la bonté, mais tout simplement l’absence de bonté. Il n’y a pas de mal, il y a seulement absence de bonté, donc de Dieu. C’est ce voilement qui permet au libre-arbitre d’être, et donc laisse la place à la créature, qui fait ses choix, et sera rétribué en fonction de ceux-ci, à la fois dans sa vie, mais surtout dans le monde de vérité, le monde qui vient, qui suivra la venue du le Messie, notamment au moment de la Résurrection des morts, (t’hiate hametime).
Comment rendre raison de la résurrection des morts?
La Résurrection des morts est un point de doctrine justement abordé par le Ram’hal. L’âme étant éternelle, alors pourquoi permettre au corps de ressusciter ? Il cite un principe talmudique : le Saint, Béni soit-Il, ne prive aucune créature de récompense /הקב»ה מקפח שכר כול בריה /« HaKadoch Baroukh Hou meqap’ha sekhar kol briah », Traité du Talmud Baba Kama 38b, p. 139-138. L’âme peut, nous dit Ram’hal, se raffiner grâce au corps : elle est mise en tension avec la matière, qu’elle a du mal à dominer, tandis que le corps, lui, se purifie grâce à l’âme : « le corps est une création obscure qui comporte des défauts, c’est grâce à l’âme qu’il obtient une purification » – p. 148-149 /בריאתו חשכה ובעלת חסרונות ויש לו זכוך על ידי הנשמה /Briato ‘hachouka ouva’alat ‘hesronot, veyesh lo zikoukh ‘al yedei hanechamah. L’absence du divin est donc permise pour que cette dualité soit rendue possible, car le divin étant par définition l’Unité. Or, l’Unité ne pourrait pas permettre l’opposition du corps et de l’âme.
Le voilement de la présence divine
Mais le divin n’est pas pour autant écarté du monde. Il y agit, et n’est pas passif face à un homme qui ferait tout. Dieu continue à gérer son monde et à agir sur lui. Le verset de Genèse 1, 26 : «Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance»/נעשה אדם בצלמנו כדמותנו /Na’asé Adame betsalmenou kidmoutenou, est un rappel : l’homme est réellement fait à l’image de son Créateur ; ce qui lui permet d’interagir avec Lui et prouve que le corps est en interaction avec l’âme. On donne l’exemple de l’oeil humain, qui correspondrait réellement à l’oeil divin de la Providence. Cependant, Dieu se voile suffisamment pour que l’homme ait un espace où exercer son libre-arbitre. Si tout le monde était immédiatement récompensé ou puni en fonction de ses actes, alors l’homme ne serait pas libre. C’est justement parce qu’il peut douter de Dieu et de Son unité que l’homme peut être libre. Le fait de ‘voir’ Dieu rend tout libre-choix impossible : choisir Dieu et Sa justice s’imposerait immédiatement.
Cela ne signifie pas, toutefois, que toute justice soit absente. Au contraire : même si celle-ci n’advient complètement que dans le monde de vérité qui suivra la venue du Messie, chaque acte spirituel élève déjà l’homme dans le monde présent, et participe au Dévoilement de Dieu sur Terre. L’homme est récompensé, mais cela doit être voilé, d’où la nécessité du temps, qui diffère la récompense et la punition et les rend moins évidentes. Cependant, au chapitre 11, Ram’hal nous dit bien que le châtiment cache en fait l’amour. Il n’existe pas de mal, car toute souffrance masque le bien et l’amour. Il cite (p. 288-289) le verset du Deutéronome, 8,5 : «Comme un homme qui châtie son fils, ainsi l’Éternel ton Dieu te châtie»/ כאשר ייסר איש את בנו ה’ אלקיך מישרך/Kaacher yeyasser ich et beno Hachem Eloqekha meyasrekha. Il ne s’agit pas d’une vengeance, ou d’une punition pour faire du mal ; il s’agit d’une correction : le but est finalement l’amour. Aider l’homme dans sa tâche, qui est de s’élever. Il n’y aucune cruauté ou colère. Seulement un voilement de Dieu. Dieu qui produit tout bien dans la vie de l’homme, se voile pendant une épreuve, et cache son amour. Si la personne résiste et réussit à surmonter cette épreuve, elle évolue spirituellement, ce qui est sa récompense. Sinon : « Il se lève du trône de justice et s’assoit sur le trône de miséricorde », Traité du Talmud, Avoda Zara 3b /עומד מכסא דין ויושב על כסא רחמים/‘omed mikisse din veyosev ‘al kisse ra’hamim. Le principe est donc, selon Ram’hal, le suivant (p. 288-289) : la Création suit une logique qui est celle de la justice, qui pose la récompense et le châtiment comme principes fondamentaux de la vie humaine. Néanmoins, le châtiment demeure empreint d’amour et de bonté et peut cesser. En ce sens, il n’est pas vraiment un châtiment. En outre, même si cette logique de la rétribution peut parfois échapper à l’homme qui ne parvient pas toujours à percevoir la justice dans ce qui lui arrive, c’est parce qu’il existe des aspects de cette justice que l’homme ignore par sa nature limitée.
Des notions au-delà de la raison
Si la quasi-totalité du livre de Ram’hal est un livre de pensée juive, qui transpose des idées mystiques sophistiquées en des termes philosophiques, les quatre derniers chapitres, en revanche, sont consacrés à des concepts beaucoup plus nettement kabbalistiques : Il y a effectivement dans ce sujet un domaine limité à notre compréhension, au-delà de la limite duquel il faut arrêter de méditer, p. 378-379 (« תחום יש לדבר עד היכן נבין, ומהיכן נחדל לחקר/« te’houm yesh ladavar ‘ad heikan navin, oumeheikhan ne’hedal la’haqor »). Les chapitres 13 et 14, en effet parlent du mazal (idée de destinée influencée par l’astrologie) et des cycles du temps liés au mazal. L’idée que l’astrologie a une influence sur le monde, et donc sur les hommes, est avancée assez clairement. Il faut toutefois noter que cette idée n’est pas propre à la tradition kabbalistique au sein du judaïsme : le Talmud en parle déjà (Chabbat 156, Yerouchalmi Roch Hachana 3, entre autres). Ram’hal évoque l’idée du mazal en relation avec la question du libre-arbitre : Dieu pouvant, en « réponse » à ce que l’homme décide, agir sur le mazal, l’homme est en interaction réelle avec le cosmos à travers la moindre de ses actions. L’Univers, par l’intermédiaire de Dieu, réagit aux actions humaines, et Dieu l’utilise à la fois pour se voiler et se dévoiler, en fonction des nécessités de chaque situation. Si un voilement complet serait la souffrance totale avec libre-arbitre maximal, le Dévoilement absolu serait la félicité suprême, mais sans aucune liberté pour l’homme.
Le chapitre 15 (p.414-441), lui, est consacré à un sujet beaucoup plus polémique et mystique : la prophétie (« en hébreu/la névouah »). Ram’hal va plus loin que Maïmonide au sujet de la prophétie. Ce dernier parle d’une image que le prophète reçoit de Dieu, sous forme d’allégorie que le prophète interprète ensuite. Dans le DT, cette idée est reprise, mais cette image n’est pas qu’une simple allégorie : elle est une forme, certes très vulgaire et matérielle, d’une part de la divinité, et n’est pas générée ex nihilo. Dieu ne se borne pas à envoyer des images : une part de lui est ces images.
Enfin, le chapitre 16 (p. 442-447) s’étend sur l’idée de création ex nihilo (« en hébreu/Yech Meayin). Comment y a-t-il pu avoir alors qu’il n’y avait pas, question encore très actuelle ? Ram’hal répond de façon simple : il y a d’abord eu une première « influence », créée d’une façon que nous ignorons, par Dieu, puis cette première influence a été la cause de la deuxième. La Création résulte finalement de Dieu, et les intermédiaires qui la rendent possible découlent de la divinité. Ce n’est pas parce que nous voyons l’intermédiaire qu’est la puissance naturelle que nous devons nier que Dieu est derrière, même en ayant identifié une cause à cette puissance naturelle, car la cause des causes, nous dit le Ram’hal, sera toujours Dieu.
Ainsi, le DT aborde de nombreux sujets, et sa pensée fait encore aujourd’hui autorité en matière de pensée juive. L’époque dans laquelle il a vécu encore marquée par la crise sabbatéiste, ainsi que la nature de son oeuvre, le font toutefois demeurer discret sur certains sujets. Quand il parle des aspects de la justice qui échappent à l’homme, il est fort probable qu’il sous-entende des choses, certes présentes dans la tradition kabbalistique, mais nettement plus cachées et secrètes, comme la métempsycose (cycles des âmes qui s’incarnent plusieurs fois, forme de réincarnation, appelée Guilgoul ha Nechamote dans la tradition kabbalistique). Le Ram’hal ne peut pas tout dévoiler, mais en dit quand même beaucoup, et le DT permet d’avoir un aperçu clair des grandes idées kabbalistiques.
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Le lecteur pourrait-il, après s’être pénétré de ces réflexions dire, comme l’âme : « J’en sors affermie dans une foi parfaite et fidèle sur toutes les choses pour lesquelles tout fils de la loi de Moïse et d’Israël doit être avisé »?/ ונשארתי מישבת באמונה השלמה והנאמנא בכל הדברים שחיב כול בין דת משה וישראל להיות מישב בהם /Venicharti meyouchevet baemouna hachelema vehaneemana bekhol hadevarime chehayav kol ben date Moché veIsraël li’heyot meyouchav bahem?
Au lecteur qui a douté, questionné et réfléchi à toutes ces sujets, d’y répondre!
Indications bibliographiques
– Mordekhaï Chriqui, Cours en ligne sur le Daate Tenouvote et sur l’enseignement de Ramh’al.
-Joëlle Hansel, Moïse Hayyim Luzzatto (1707-1746) : Kabbale et philosophie, préface de Moshé Idel, Paris, Le Cerf, 2004, Collection Patrimoines Judaïsme.
Résumé par l’auteur : « La cabale est souvent conçue comme un phénomène religieux ou une expérience mystique, et, plus rarement, comme une spéculation ou une pensée. Pour les besoins de la présente étude, on s’est attaché à la dimension spéculative de la cabale et, plus particulièrement, à sa réflexion sur le divin. On a traité le problème de la relation qu’elle entretient avec la philosophie qui entend connaitre les réalités divines par d’autres voies que celles de la prophétie et de la révélation. Parmi les doctrines cabalistiques, l’œuvre de Moïse Hayyim Luzzatto, penseur juif italien de la première moitié du XVIIème siècle illustre les rapports difficiles et complexes entre les deux sciences. Pour les besoins de cette recherche, on s’est concentre sur les points suivants : – la manière dont Luzzatto conçoit les rapports entre l' »investigation » rationnelle ou la philosophie, et la cabale, savoir prophétique ayant son origine dans une révélation. – la rhétorique de Luzzatto et ses implications herméneutiques. – la logique de Luzzatto et son rôle dans la constitution de sa méthode cabalistique. – la distinction entre « dieu » et le « divin » dans la cabale de Luzzatto. – les implications éthiques et historiosophiques de sa pensée du divin ».