« Moi, dit le Juif, je suis juif »

par Jean-Marc Datcharry



Marcel AYMÉ, « En attendant » (1943), dans Le Passe-Muraille, Paris, Gallimard, 2001, Bibliothèque de la Pléiade, p. 470-482.



Dans l’univers romanesque si singulier de Marcel Aymé, abondent les situations déroutantes, les intrigues déconcertantes, les propos loufoques, les satires mordantes, les scènes oniriques. Y défilent en bonne quantité paysans, fonctionnaires, épiciers, petits et grands bourgeois… À quoi s’ajoutent des personnages singuliers qui traversent les murs ou qui changent de physionomie, et même une Vouivre… sans parler des célèbres Delphine et Marinette dans les Contes du Chat Perché… Dans tout ce personnel romanesque hormis quelques personnages secondaires dans Gustalin, un roman un peu oublié, on ne trouve qu’un seul Juif dont le rôle soit central. Il n’a pas de nom et ne prononce qu’une très brève phrase. Mais ce qui est remarquable, c’est la date d’apparition de ce Juif peu loquace : 1943, en pleine Occupation… Cela ne laisse pas d’intriguer.

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Le théâtre de la rue parisienne

Il figure dans la nouvelle « En attendant »  qui décrit le quotidien malheureux du peuple de Paris, en proie aux rigueurs et aux privations dues à la guerre. Reportage ou récit réaliste? Non pas. La datation adoptée dans l’incipit de la nouvelle est fantaisiste : « Pendant la guerre 1939-1972, il y avait à Montmartre… ».  L’auteur fait comme si, pour le narrateur, la guerre était déjà finie et qu’il évoquait une période révolue…
Il donne, sur ce sujet, la parole au petit peuple. Le procédé choisi par Marcel Aymé est classique mais habile car avec ces personnages qui forment une longue file d’attente devant une épicerie, il évoque une scène devenue tristement familière, en ces temps de rationnement, pour ses lecteurs français.
Le récit emprunte donc au théâtre en mettant en scène une file d’attente de quatorze personnes devant une épicerie de la rue Caulaincourt. Après une courte introduction narrative, qui peut passer pour une didascalie détaillée, la nouvelle est une suite de courts monologues qui dessinent une galerie de portraits ou de tableautins.  Elle s’achève par un bref épilogue. De la sorte, cette évocation particulièrement vivante, voire émouvante sans être dépourvue d’une certaine ironie, offre une  saisissante vision de la condition lamentable des Parisiens, plus précisément, du petit peuple de Paris.
Suivant l’ordre d’apparition : un vieillard, un enfant, une jeune femme, une mère de famille, une fillette de  de douze ans, une vieille demoiselle, un gamin, une fille de mauvaise vie, une vieille dame, un homme, un Juif, une jeune fille. Dans cette liste d’anonymes définis vaguement par leur âge ou un statut social indéterminé, dans cet échantillon d’humanité ordinaire, le « Juif » apparaît comme un être hors catégorie, ou du moins à part.

Dans la file d’attente

Chacun, tour à tour, y évoque ce qui lui rend la vie misérable : la faim, la pénurie, le rationnement, les privations,  la recrudescence des vols, la cherté de la vie, les maladies. Certains le font assez longuement : c’est le cas par exemple d’un vieil homme veuf encore amoureux d’une épouse qui, par nécessité mais à contre-coeur, a vendu « son renard », un luxe auquel elle tenait tant et s’éteint (de chagrin?). C’est aussi le cas d’une jeune femme ayant appris à se passer de son mari prisonnier en Allemagne, s’en trouve finalement… libérée,  et envisage avec quelque inquiétude la reprise de la vie conjugale . D’autres personnages s’expriment très brièvement : une vieille dame raconte en cinq phrases comment elle a perdu la foi en cassant deux « vrais œufs » après avoir trébuché sur un trottoir ; un gamin explique en deux lignes qu’il souhaite la fin du monde, car il a perdu les cartes de pain de sa famille et se fera secouer par ses parents quand ils l’apprendront.

L’intrus

Glissé au milieu de tous ces récits d’infortune, le témoignage du « Juif » est d’une brièveté extrême : une seule phrase de sept mots. La voici :

 « -Moi, dit un Juif, je suis juif. », p. 481.

De tous les personnages qui prennent la parole, c’est le seul qui ne se plaint pas des conséquences de la guerre ou de l’occupation, qui ne raconte pas un malheur particulier. Il n’accuse ni ne se répand en lamentations. Il fait état de ce qu’il est, c’est tout! C’est suffisant! C’est à peine une complainte, plutôt un constat désolé. Pas de réquisitoire, pas de colère apparente :  aucun commentaire ne suit cette formule. Silence dans le rang.
Dans le contexte qui est celui de la nouvelle, aucun lecteur ne peut s’y tromper. L’incongruité du propos frappe par elle-même! Elle prend de surcroît un caractère d’autant plus cinglant que le personnage déplore non pas ce qui lui arrive, mais ce qu’il est ; son origine « ethnique » ou « raciale » comme on disait à l’époque et non les conséquences de faits qu’on lui reprocherait, ou que l’on reprocherait aux Juifs. Il ne s’agit pas d’une dénonciation ou d’une protestation en bonne forme du sort réservé aux Juifs (comment dans un contexte de censure et d’occupation, cela aurait-il été possible?) mais  tout lecteur raisonnable et non intoxiqué par la propagande entend clairement la condamnation sans appel des persécutions antisémites. Et finalement, le laconisme poussé à ses limites retient l’attention plus que ne saurait le faire un long discours. Sans se livrer à un quelconque développement sur l’antisémitisme, le narrateur rallie tout lecteur capable de lucidité.

Une condamnation de l’antisémitisme?

Si l’on ne connaît Marcel Aymé que de réputation, on pourrait être surpris par cette nouvelle. Son auteur est, politiquement, bien connu pour ses accointances avec des personnages, antisémites avérés, plus ou moins liés au Paris de la Collaboration (l’outrancier Louis-Ferdinand Céline, le venimeux Brasillach, l’ignoble Maurice Bardèche). Il ne l’est guère pour sa compassion à l’égard de ceux qui furent victimes de la haine du Juif. Ce serait pourtant méconnaître Marcel Aymé, cet esprit frondeur et sensible à la souffrance des « petites gens »,  que de s’imaginer qu’il aurait pu rester coi devant le drame humain qui se déroulait sous ses yeux. Mais il lui aura, peut-être, fallu trouver une solution originale pour contourner les interdits et exprimer  sans équivoque sa compassion pour les Juifs.
En tout cas,  reconnaissons-le, Marcel Aymé n’a guère soigné son image ; il s’est même bâti autour de sa personne une réputation assez trouble et d’autant plus tenace qu’il n’a pas du tout cherché à la combattre. En effet, pendant l’Occupation, il publia dans les journaux collaborationnistes et antisémites : « Je suis partout » dont le directeur était  Robert Brasillach ; « La Gerbe » ; « Les Nouveaux Temps »… En outre, il ne faisait guère mystère de son admiration pour Louis-Ferdinand Céline, ni des liens cordiaux, puis plus tard amicaux, qu’il avait noués avec cet antisémite furibond.
Mais le pire fut sans doute atteint à la Libération : il prend fait et cause pour les écrivains poursuivis pour collaboration avec l’occupant nazi et demande la grâce de Brasillach, que De Gaulle refusera ; certes Mauriac et Jean Paulhan, l’avaient demandée également mais ils étaient, eux, d’irréprochables adversaires de la Collaboration.
Un peu plus grave, il  prit la défense du beau-frère de Brasillach, Maurice Bardèche, négationniste notoire, jamais repenti… Là c’est plus trouble… On touche à des sujets épineux et à de nombreuses zones d’ombre. Et le champ littéraire lors de l’Épuration est un champ de mines. Les règlements de compte font rage dans le milieu littéraire et sur cette question. C’est ainsi qu’une sorte de vague halo d’extrême-droite s’est installé autour de cet écrivain et s’y est maintenu avec d’autant plus de constance qu’il ne fit rien pour le dissiper.
On peut à la rigueur constater, comme le fait Michel Lécureur dans sa préface au volume III de la Pléiade (p.IX), que Marcel Aymé a continué « à écrire (de 1940 à 1944) sans vraiment mesurer l’importance et la gravité des évènements qui se déroulent autour de lui». Il pourrait être légitime de lui en faire grief. Mais en tout état de cause, il n’y a rien, absolument rien, dans toute l’œuvre écrite de l’auteur des Contes du chat perché  ni même de ses (rares) paroles qui auraient été rapportées, qui puisse le rapprocher d’un quelconque antisémitisme. Et cela ne peut s’expliquer que d’une manière : Marcel Aymé, comme l’attestent maints témoins dignes de confiance, n’était pas antisémite et même ne cachait pas une aversion viscérale  pour cette indisposition d’esprit.
Il suit de tout cela que Marcel Aymé, par sa personnalité et son parcours, n’était pas si mal placé pour évoquer le sort des Juifs. Mais quel autre moyen de le faire dans un monde littéraire et artistique soumis aux rigueurs de la censure? Il lui aurait fallu trouver un moyen habile d’y parvenir. Peut-être l’a-t-il trouvé en écrivant « En attendant » ? C’est ce que nous sommes enclin à penser.
La conclusion de « En attendant » est bien conforme  à l’esprit de son auteur : le lecteur est privé du récit que devait faire le dernier personnage qui devait prendre la parole : «La quatorzième personne ne dit rien, car elle venait de mourir d’un coup, entre ses nouveaux amis», p. 482. Ainsi, on apprend incidemment que ceux que la file d’attente a réunis ont fini par devenir des amis ; ils se retrouvent même à l’occasion des funérailles de l’infortunée quatorzième. On notera juste que de cette amitié de fraîche date entre compagnons d’infortune, le Juif n’est pas exclu.

***

Il faut bien admettre que la nouvelle « En attendant » n’a eu aucun impact politique et qu’elle est passée inaperçue dans sa dénonciation aussi discrète que manifeste. Elle n’a pas servi à aider ou soulager les Juifs. De ce point de vue, Marcel Aymé, ni résistant ni collabo, aura bien moins mérité que maints Français.
Pour autant, ce récit demeure un des rares textes publiés à l’époque, qui, sans équivoque, déplore le sort fait aux Juifs. Faut-il en conclure pour autant que Marcel Aymé est un auteur juif? Cette conclusion ne lui aurait pas déplu ; peut-être même l’eût-elle amusé? Au moins peut-on soutenir qu’un écrivain juif ou véritablement ami des Juifs n’aurait pas désavoué cette nouvelle.


Références bibliographiques

  • Michel Lécureur, Marcel Aymé : Un honnête homme, Paris, Les Belles-Lettres/Archimbaud, Paris, 1997.
    Une biographie  de référence qui permet de mieux saisir un écrivain insaisissable. Sur la période de la guerre, lire le chapitre XIII, p.221-251.
    – « Marcel Aymé collaborateur ? », revue Lettres comtoises n° 8, 2003.
    Dans cet article, le biographe et éditeur des oeuvres romanesques complètes de Marcel Aymé dans la Pléiade fait justice de la réputation qui est faite à l’écrivain d’avoir été collaborateur et d’avoir tenu des propos racistes ou antisémites.
    On trouve cet article en ligne à l’adresse suivante : http://pppculture.free.fr/lecuraym1.php
  • Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, 1940-1953, Paris, Fayard, 1999, Collection «Histoire de la pensée ». Une analyse sociologique qui analyse l’affrontement et les rapports de force qui structurent les champs littéraires formés avant la guerre et qui se prolongent jusqu’au moment de l’Épuration.
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