La femme dans le Temple et dans la Synagogue :
Étude de Solomon Schechter
Traduite de l’anglais par Nadine PICARD
Brève présentation
Comment, au tournant du XXème siècle, un obscur Juif savant devient-il un grand savant juif? On peut s’en faire une idée en suivant le parcours de Shneour Zalman Schechter (שניאור זלמן שכטר) devenu célèbre en Europe puis aux États-Unis sous le nom de Solomon Schechter. Un parcours qui le mène de l’Est vers l’Ouest : de Focsa bourgade moldave sous domination ottomane à New York, via Vienne, Berlin, Cambridge, Harvard. Ces déplacements successifs le portèrent en effet à s’occidentaliser toujours davantage. Sa carrière académique l’amena en effet à quitter la communauté hassidique dont il est issu, puis les Yechivote (de Piatra et de Lemberg) où sa précocité l’avait conduit dès l’âge de dix ans. De là, il se hissa aux postes d’enseignement dans les plus prestigieuses universités de son temps.
On peut dire cependant que ce chercheur d’exception n’a, pour ainsi dire, jamais quitté les « quatre coudées » des bibliothèques qu’il a écumées. Du reste, la plus fameuse, celle qui fit sa réputation mondiale n’est pas, au sens strict, une bibliothèque mais plutôt un cimetière de livres juifs, la Genizah du Caire (1896). Sa capacité de travail, sa mémoire prodigieuse, sa rigueur philologique lui permirent de déchiffrer une myriade de manuscrits, ouvrant à plusieurs générations de chercheurs l’accès à des oeuvres qu’on avait cru perdues, à des documents inestimables notamment pour la connaissance du monde juif médiéval.
Pourtant, si Schechter est demeuré une référence jusqu’à ce jour, il ne le doit pas tant à ses découvertes scientifiques, à ses impeccables éditions de textes anciens, à ses travaux sur la littérature rabbinique qu’au rôle d’éducateur qu’il a joué dans le monde anglo-saxon, particulièrement aux États-Unis où d’innombrables institutions juives portent son nom. La gloire revient au « Teacher of America ». En effet, conscient des enjeux et des exigences de la modernité, il a tenté de contrer le judaïsme réformé qui, au cours du XIXème siècle, avait conduit à un appauvrissement spirituel du judaïsme et à un affaiblissement, voire à un abandon, de la pratique rigoureuse de la Loi.
Ce fut son rôle au sein du Jewish Theological Seminary of New York (1902-1915) de redonner du sens à la tradition juive dans toute son ampleur. Par là, il ouvrait la voie à un courant dont le but est de « conserver » la Tradition tout en prenant en compte, plus résolument que l’orthodoxie de l’époque, les exigences de la modernité : il participa à la fondation de la United Synagogue of America en 1913,
Ainsi, dans ses Studies on Judaism publiés dans la Jewish Quarterly Review, on est surpris de voir ce philologue rompu aux méthodes les plus contraignantes de la Wissenschaft des Judentums, sortir de sa discipline, discourir à bâtons rompus de … toutes sortes de sujets (de la théologie rabbinique à la mystique juive, de la place des enfants dans le judaïsme à la figure du Gaon de Vilna). Ce qui fait de ces études un trésor d’aperçus, d’idées, de réflexions, de directions de recherche sur de nombreux aspects de la culture religieuse.
Women in the Temple and Synagogue donne un aperçu de son style d’approche et fournit un échantillon de ses essais clairs, brefs et incisifs. Ces écrits sont moins des études que des « esquisses », comme il le souligne avec une modestie non feinte. On est loin des normes académiques ou même rabbiniques : il ne cite même pas avec précision les références ou allusions qui s’enchaînent comme au gré de sa vaste mémoire. Ces libres propos qui ont le ton et la vivacité de la conversation témoignent d’une grande culture théologique, biblique, talmudique, historique mais aussi littéraire (il fut un grand amateur de romans anglais!). Schechter possédait une conscience aigüe des exigences propres à la modernité.
Ainsi, il sent bien qu’il est urgent de répondre aux exigences de la femme juive qui, ayant accès à l’instruction supérieure, revendique bien légitimement une place plus grande au sein des sociétés sécularisées que celle qui lui avait été faite par le passé : une participation plus active au culte ; un formation plus rigoureuse à l’étude juive ; une reconnaissance de leur valeur en acte et pas seulement en parole. Toutes questions qui, effectivement, depuis … 1911, date où paraissent la première série des Studies on Judaism, se posent avec plus d’acuité jusqu’à nos jours.
Jamais cependant, Schechter n’usurpe le rôle de décisionnaire. La halak’ah et sa logique propre ne sont pas son domaine et il ne s’y aventure pas. Au moins dans ses Studies on Judaism, ne s’érige-il en juge sur aucune des questions qu’il soulève sans les trancher. Il ouvre des débats et les alimente en puisant à la source de la Tradition ; il anime plutôt qu’il ne clôt les controverses. Mais n’est-ce pas à cela qu’on reconnaît, sinon un maître de la Torah, du moins un excellent professeur?
La femme dans le Temple et dans la Synagogue
De Solomon SCHECHTER
Traduction de Solomon Schechter, Woman in the Temple and Synagogue, in Studies in Judaism, Chapitre 13 (p. 297-307), First Series, Philadelphie, The Jewish Publications of America, 1911.
Les spécialistes d’études juives se sont toujours penchés avec intérêt sur la question des femmes érudites. Beaucoup d’articles, et même des ouvrages importants, ont fait valoir leurs capacités intellectuelles. En revanche, peu d’attention a été accordée à ce que revendiquaient les femmes : un statut de sujets à part entière pratiquant le culte, statut plus ou moins reconnu par le Temple et plus tard par la Synagogue. Pour ce qui me concerne, du moins, je n’ai connaissance d’aucun essai qui aurait retracé, ne serait-ce qu’à grands traits, l’histoire de la relation des femmes avec le culte. Il va sans dire que le présent chapitre, qui se propose de combler cette lacune, ne peut être qu’une esquisse et ne prétend en aucun cas être exhaustif. Mais j’ose espérer qu’il incitera certains chercheurs à s’orienter vers cette question, et d’autres à la saisir à bras-le-corps pour lui rendre justice comme elle le mérite.
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Dans la Bible, participation au culte attestée mais rôle incertain
La participation des femmes au culte public est mentionnée pour la première fois dans l’Exode : les femmes assemblées à la porte de la Tente d’assignation sont celles dont les miroirs avaient servi à fabriquer les piédestaux d’airain. Dans Exode 38, 8 : « Il fabriqua aussi la cuve en cuivre et son support de même, au moyen des miroirs des femmes qui s’étaient attroupées à l’entrée de la Tente d’assignation » , ainsi que dans 1 Sam. 2, 22, on évoque « les femmes qui venaient faire leurs dévotions à l’entrée de la Tente d’assignation».
Philon, que l’idée d’émancipation des femmes n’enchantait pas particulièrement, et qui cherche à leur assigner un statut inférieur à l’homme, en fait ici un grand éloge. « Car, dit-il, bien que personne ne les ait incitées à le faire, elles firent spontanément don des miroirs qui leur avaient longtemps servi à se parer et à mettre en valeur leur beauté. Ainsi les miroirs devinrent-ils les marques mêmes de leur pudeur, le signe de la pureté de leur vie conjugale, et, si l’on peut dire, de leur beauté d’âme ». Dans un autre passage, Philon décrit les femmes juives « rivalisant de piété avec les hommes eux-mêmes, lors d’un noble concours, et ne ménageant aucun effort pour parvenir au même niveau qu’eux en matière de sainteté ».
Il est cependant très difficile de définir avec certitude ce ministère des femmes. Le mot hébreu, צבאת, « Tsévaote », suggère l’idée d’une espèce d’amazones religieuses qui formaient une garde d’honneur autour du Sanctuaire. Certains commentateurs pensent que leur rôle consistait à pratiquer des danses religieuses en s’accompagnant de divers instruments. La Septante parle des « femmes qui jeûnaient aux portes du Tabernacle ». Mais, dans la Tradition, la plupart des Sages, et parmi eux Onkelos, pensent que les femmes allaient à la Tente d’assignation pour y prier. Ibn Ezra a cette remarque intéressante : « Voyez ! Des femmes d’Israël s’étaient mises au service de l’Eternel, elles avaient renoncé aux vanités de ce monde, et, ne souhaitant plus s’embellir, elles avaient fait l’offrande de leurs miroirs, et se rendaient chaque jour au Tabernacle pour y prier et y écouter énoncer les Commandements. » Quand nous trouvons dans 1 Samuel le verset suivant : « Hannah continua sa prière devant L’Eternel » (1 Sam, 1,2), nous voyons que Hannah ne faisait là que ce que ses semblables avaient fait avant elle et feraient après elle.
Des femmes de distinction
On peut aussi penser que cet ensemble de femmes au cœur noble, qui avaient fait de la religion le but de leur vie, servit de ferment à l’émergence des “vingt-deux” héroïnes et prophétesses qui émaillent la glorieuse histoire juive.
Parfois même, c’est en elles que leurs époux trouvaient leur inspiration religieuse. Ainsi dit-on que le mari de la prophétesse Deborah était peu lettré. Mais sa femme lui faisait porter au temple les chandeliers qu’elle avait préparés elle-même, ce qui l’incitait à chercher à communier avec les Justes.
Les propos du mari de la « femme de distinction », la femme de Sûnam pour s’adresser à elle : « Pourquoi veux-tu aller aujourd’hui vers lui ? Ce n’est point la Néoménie ni le Sabbat» (2 Rois, 4, 23), montrent que, lors des Fêtes et du Sabbat, les femmes se rendaient à un culte accompli par le prophète, mais nous ne savons pas de quel culte il s’agissait. Le jour de la Néoménie, en particulier, était pour les femmes un jour de fête qui fut observé jusqu’au Moyen-Âge, et les femmes s’abstenaient de travailler ce jour-là. L’explication qu’en donnent les Sages du Talmud est la suivante : lorsque les hommes firent fondre leurs anneaux d’or pour fabriquer le Veau d’or, les femmes refusèrent de donner leurs bijoux, et c’est pour cette raison qu’un jour de repos leur fut spécialement accordé. Certains cabalistes affirment même que les premiers adorateurs du veau d’or continuent d’exister sur la terre, que leurs âmes ont occupé successivement plusieurs corps, tandis que, pour leur châtiment, ce sont leurs épouses qui les gouvernent. Les Sages ont fait une remarque à la fois intéressante et élogieuse concernant la « femme de distinction ». Comme on s’en souvient, c’est elle qui déclare : « Je sais que cet homme [Elisée] est un saint homme de Dieu» (2 Rois, 9). Le Talmud commente ainsi ce verset: « De cela il nous faut déduire que la femme est plus prompte que l’homme à reconnaître un étranger de valeur. »
Après la destruction du Premier Temple
Après la destruction du premier Temple, la femme de distinction, et les femmes en général, continuèrent à prier et à participer au culte public. Ainsi, la Tradition rapporte qu’Esther adressa à Dieu une longue prière improvisée avant de se présenter devant le trône d’Assuérus pour plaider la cause de son peuple ; et l’on a toujours enjoint aux femmes d’assister à la lecture du Livre d’Esther. Lorsqu’Ezra lut la Loi pour la première fois, il le fit en présence des hommes et des femmes (Néhémie 8,3) . Dans le Livre des Maccabées, on parle des « femmes, ceintes d’étoffes brutes […] des jeunes femmes courant vers les murailles […] et toutes suppliaient en tendant leurs mains vers le ciel.» (Maccabées, Livre II, 3, 19-20) Dans la légende de Judith, il est également fait mention des femmes : « Tous les Israélites de Jérusalem, hommes, femmes et enfants, se jetèrent sur le sol devant le Temple, […] et déployèrent leurs hardes devant le Seigneur ». On sait bien que dans le Second Temple les femmes avaient une cour qui leur était exclusivement réservée. C’est là qu’avaient lieu les illuminations et les Fêtes des Cabanes. Mais lors de cette fête, les femmes étaient cantonnées aux galeries spécialement construites pour elles. C’est aussi dans cette cour des femmes que, tous les sept ans, on lisait publiquement et solennellement une partie de la loi promulguée par le roi, et les femmes étaient tenues d’assister à cette cérémonie. En revanche, est-il besoin de préciser que les femmes avaient l’interdiction d’exercer tout service d’importance au Temple ? Si nous nous fions à un passage des Pirqé de Rabbi Eliézer, nous pourrions peut-être arriver à la conclusion que, dans le premier Temple, les épouses des Lévites constituaient une partie du chœur, mais le texte est trop flou et trop obscur pour nous permettre de nous appuyer sur lui et procéder à une telle déduction. Il en est de même pour les trois cents jeunes filles employées au tissage des rideaux du Temple : on ne peut considérer qu’elles aient eu une relation plus spécialement étroite avec le Temple ou qu’elles aient constitué un ordre de femmes-prêtresses ou de jeunes filles consacrées au culte (comme certains passages des écrits apocryphes du Nouveau Testament pourraient, à tort, nous le laisser croire). Pour autant, il est bien possible que leur contact fréquent avec le Sanctuaire de la nation ait fait germer en elles le zèle, l’enthousiasme religieux qui expliquerait la mort héroïque que, selon la légende, elles auraient recherchée et trouvée après la destruction du Temple. Il faut noter que, selon la Loi, les femmes étaient dispensées d’apposer leurs mains sur la tête de la victime sacrificielle, geste qui constituait pourtant un élément important du rite du sacrifice. Un témoin oculaire affirme cependant que les autorités leur permettaient de pratiquer ce geste si elles le désiraient, et que cette concession était destinée à «donner aux femmes satisfaction en leur permettant d’avoir l’esprit serein ».
Une place réservée dans la Synagogue
« L’esprit serein » était peut-être ce dont on gratifiait encore davantage les femmes dans la Synagogue. On trouve sur d’anciennes épitaphes des titres honorifiques attribués aux femmes, tels que « Maîtresse de la synagogue » ou « Mère de la synagogue », et bien qu’elles n’eussent occupé aucune fonction synagogale, il est fort probable qu’elles aient acquis ces titres grâce à un travail méritoire au sein d’une institution religieuse, autrement dit d’une institution caritative. Certes, il y a eu des époques où la tendance était d’exclure les femmes de la synagogue, mais presque toutes les autorités s’élèvent contre cette pratique, beaucoup déclarant qu’une telle idée est tout simplement non-juive. Certains érudits juifs pensent même qu’il n’existait pas de séparation entre les femmes et les hommes dans les anciennes synagogues. J’aurais plutôt tendance à penser que la Synagogue a pris pour modèles les dispositifs du Temple et qu’elle assignait aux femmes une place réservée. Mais qu’elles aient été assises à côté des hommes, ou qu’elles aient occupé une partie particulière du bâtiment qui leur était réservée, il ne fait aucun doute que les femmes fréquentaient la synagogue de manière très assidue. Je n’en donnerai qu’un seul exemple. Un Sage demande à un autre Sage : « Si l’on admet que tous les membres de la synagogue sont des descendants d’Aaron, qui devons-nous alors bénir? » La réponse est : les femmes présentes.
Quant aux sermons, les femmes les appréciaient encore plus que leurs maris. Ainsi une femme portait un tel d’intérêt aux sermons prononcés régulièrement tous les vendredis soirs par Rabbi Méïr, et s’attardait tant à la synagogue que les bougies allumées chez elle s’étaient éteintes entre-temps. Son fainéant de mari, rentré chez lui, était si irrité d’avoir à patienter dans le noir qu’il lui interdisait de franchir le seuil avant qu’elle n’eût émis quelque parole insultante à l’endroit du prédicateur, ce qui assurait l’époux qu’elle ne se risquerait plus à retourner écouter les sermons rabbiniques.
Lorsqu’elles priaient, les femmes récitaient la prière des Dix-Huit Bénédictions, prescrite par la Loi. Mais il semble qu’à l’occasion, elles composaient elles-mêmes des prières plus courtes que leur inspiraient leurs émotions personnelles et leurs besoins propres. En voici un exemple. Rabbi Yo’hanan raconte qu’un jour il vit une jeune femme tomber face contre terre et prier ainsi : « Roi de l’univers, Tu as créé le Paradis, Tu as créé l’enfer, Tu as créé les méchants, Tu as créé les justes ; fais en sorte que pour ceux-ci je ne puisse servir de pierre d’achoppement. » Cette prière emploie un hébreu subtil et l’idée de responsabilité face à la Providence trahit un haut niveau d’intelligence et de réflexion. Il semble aussi que le sentiment religieux de certaines femmes était si exacerbé qu’elles en venaient à mener une vie d’ascètes, et même, si l’on en croit certains érudits, à faire vœu de célibat. Les Sages du Talmud n’approuvaient pas ces femmes, et les désignaient comme « destructrices du monde ». Il se peut que ce soit précisément durant cette période que le judaïsme n’ait pu se permettre de laisser s’installer ces sentiments malsains qui dégénéraient en hystérie religieuse et poussaient certaines femmes à rejoindre des sectes rivales et d’autres à sombrer dans l’immoralité répugnante que nous décrit l’histoire des Gnostiques.
C’est peut-être un contexte similaire qui fit que l’opinion publique fut amenée à embrasser les idées de Rabbi Eliézer qui, pour des raisons morales, semble-t-il, pensait qu’il n’était pas souhaitable de permettre aux femmes d’étudier la Loi. En cela, il s’opposait à Ben Azzaï qui considérait qu’un père avait l’obligation d’enseigner la Torah à sa fille. Mais si l’avis de Rabbi Eliézer était justifié à son époque, il est regrettable que les générations suivantes aient continué à le suivre pour l’éducation de leurs enfants. Il est vrai que, dans l’histoire, de nombreuses femmes de valeur enfreignirent la Loi et étudièrent la Torah. Mais la grande majorité des femmes dépendaient entièrement des hommes, et devinrent, en matière religieuse, des sortes d’auxiliaires de leur mari qui par leurs bonnes actions assuraient le salut de celles-ci, et parfois l’inverse. Ainsi raconte-t-on l’histoire de cette femme qui, mariée à un ministre du culte, recopiait ses sermons ; le mari mourut, la femme se remaria à un méchant usurier et tint ses comptes.
Le fait que les femmes étaient dispensées d’observer certaines lois positives, qui n’étaient appliquées que de façon ponctuelle, par exemple l’obligation de prendre la branche de palmier dans les mains lors de la Fêtes des Cabanes, a très certainement contribué à affaiblir leur position d’acteurs religieux dans le judaïsme. L’idée que les femmes étaient tenues de rivaliser avec les hommes dans l’observance de toutes les lois devint, même pour les Sages, une notion totalement désuète. C’est l’impression que l’on retire à la lecture de la légende de Michal, la fille de Saül, qui mettait des phylactères, ou de celle de la femme du prophète Jonas, qui partait en pèlerinage à Jérusalem lors des Trois Fêtes. Il semble qu’on ait voulu faire prendre aux femmes une direction différente vers laquelle elles puissent rechercher la satisfaction de leur besoins religieux. Cependant, on disait des femmes juives : « Les filles d’Israël étaient rigoureuses et s’imposaient certaines restrictions ». Pour dire les actions de grâce, on leur permettait aussi de se regrouper, mais on ne pouvait en tenir compte dans le quorum des hommes. Que des femmes pussent accomplir un culte public à la place des hommes allait à l’encontre de l’idée très ancienne de la dignité de la congrégation.
Le don des larmes
Il restait aux femmes un seul privilège : celui de pleurer. Nous apprenons que les filles d’Israël allaient chaque année pleurer la fille de Jephté (Juges,11,40) et, dans les Chroniques, on décrit comment « tous les chanteurs et toutes les chanteuses évoquaient Josias dans leurs lamentations » (II Chroniques,35,25). Ce privilège ne leur fut jamais contesté, et, si elles n’avaient plus le droit de chanter, elles gardaient du moins celui de pleurer tout leur soûl. Même plus tardivement, elles tinrent le rôle officiel de femmes pleureuses aux enterrements. On trouve dans le Talmud des fragments de lamentations composées par des femmes pour ces occasions. A ces époques, la femme incarnait la peine et la douleur. Elle est incapable de raisonner, mais, pour ce qui est de ses sentiments, ils sont bien plus profonds que ceux des hommes. Voici un exemple tiré d’une ancienne légende. Jérémie dit : « Montant vers Jérusalem (après la destruction du Temple), je levai les yeux et vis une femme seule assise au sommet de la montagne. Sa robe était sombre, ses cheveux défaits, et elle implorait : ‘Qui me consolera ?’ Je m’approchai et lui dis : ‘Si tu es une femme, parle-moi. Si tu es un fantôme, va-t-en.’ Elle répondit : ’Ne me connais-tu point ? … Je suis Sion, ta Mère ».
Une femme d’intérieur…
Cependant, le principe qu’on appliquait aux femmes était le suivant : « Toute resplendissante est la fille du roi dans son intérieur, sa robe est faite d’un tissu d’or » (Psaumes 45,14) ; à l’intérieur mais pas en dehors. Face à ce qui, dans les autres religions, était une règle absolue – femina in Ecclesia taceat (que les femmes se taisent dans l’Assemblée)– les femmes juives ne pouvaient que se sentir flattées de la manière civile dont les Sages du Talmud les traitaient, alors qu’en réalité cela revenait au même.
Il ne faudrait pas imaginer, néanmoins, que cela les empêchait de fréquenter les offices à la synagogue. Selon le Traité Sofrim, « même les petites filles d’Israël avaient l’habitude d’aller à la synagogue ». Et dans le même texte, nous trouvons noir sur blanc que « [c’était] un devoir de traduire pour elles le passage (de la Loi) de la semaine, ainsi que la leçon des prophètes » dans la langue qu’elles comprenaient.
Devoirs, droits et compromis
Il pouvait arriver que la fille du roi affirmât ses droits sans se soumettre tout à fait à l’opinion des autorités. Ainsi les femmes, qui ignoraient la langue hébraïque, priaient dans la langue du pays, quoique ce fût contre la lettre de la loi. Plusieurs rabbins célèbres des XIIème et XIIIème siècles expriment leur étonnement devant le fait que « la coutume féminine qui consiste à prier dans une autre langue (non hébraïque) se propage dans le monde entier. » Ce qui est remarquable, c’est qu’ils ne supprimèrent pas ces pratiques, mais qu’au contraire ils s’efforcèrent de donner à la Loi une interprétation qui la mît en accord avec l’usage commun. Certains allèrent jusqu’à en faire recommandation, comme l’auteur du Livre des pieux (Sefer ‘Hassidim) qui conseille aux femmes d’apprendre les prières dans la langue qui leur est familière.
Il y eut pendant longtemps, à cette même époque, une controverse parmi les commentateurs et les codificateurs du Talmud. Il s’agissait de savoir dans quelle mesure, lors des fêtes particulières que nous avons évoquées plus haut, au cours desquelles les femmes n’étaient pas astreintes par la Loi à certains gestes rituels, elles pouvaient néanmoins les accomplir. Pour ce qui est des actes proprement dits, il ne pouvait y avoir beaucoup d’objections, mais les difficultés survinrent quand les femmes insistèrent pour prononcer les bénédictions. La question était de savoir si elles pouvaient dire, par exemple : « Béni sois-tu Eternel etc.. qui nous a sanctifiés par tes commandements et nous a ordonné de prendre la branche de palmier dans les mains » alors qu’en réalité cet ordre ne concernait pas les femmes. Aux yeux d’esprits aussi logiques que Maïmonide et Rabbi Joseph Caro, la difficulté était insurmontable, et ils défendirent aux femmes de prononcer la bénédiction ; mais la majorité, moins rigoureuse, donna gain de cause aux femmes. Concernant cette question, la réponse qui fut faite à Rabbi Jacob de Corbeil présente un certain intérêt. On raconte que ce Rabbi avait un pouvoir mystérieux qui lui permettait, en cas de doute, de faire appel aux autorités célestes. Il leur soumit également le cas des femmes afin qu’elles rendent leur décision. C’est par un verset des Écritures que le jugement lui fut communiqué : « Quoi que te dise Sarah, obéis à sa voix » (Genèse, 21,12). Et il n’était pas rare qu’un juif pieux compose, en l’honneur du Sabbat, un hymne spécial, à l’usage de sa femme.
Il ne nous est pas possible de préciser combien de temps perdura pour les femmes la coutume de prier en langue vernaculaire. Elle s’était déjà éteinte, probablement, à la fin du XVème siècle. En effet, Rabbi Solomon Portaleone, qui vivait au XVIème siècle, regrette dès cette époque la disparition de « cette coutume belle et noble » : « Quand les femmes priaient en langue vernaculaire, nous dit-il, elles comprenaient ce qu’elles disaient, alors qu’à présent elles ne font que bafouiller leurs prières ». Les différentes « Supplications » ( תחנות ) peuvent être considérées comme une sorte de compromis ; elles forment un ensemble de prières supplémentaires qui s’ajoutent à la liturgie habituelle, et elles sont écrites en allemand. Elles sont composées essentiellement par des femmes, et répondent aux besoins féminins de diverses occasions. Ces prières mériteraient une description complète, que je ne peux donner ici. Je mentionnerai simplement que dans l’une des collections du British Museum, on a ajouté une supplication spéciale pour les servantes, et, si je ne me trompe, une autre pour leurs maîtresses.
Il vaut aussi la peine de remarquer que les manuels sur les « Trois Commandements pour les femmes » (composés essentiellement en allemand, parfois même en rimes) contenaient bien plus que ne le laisse supposer leur titre. Ils servaient plutôt d’en-têtes à des ensembles de lois rangées sous chaque commandement. Ainsi le premier, concernant certaines lois du Lévitique (chapitres 12-14), devient une sorte de devise pour la pureté de l’âme et du corps ; le second (le prélèvement d’un morceau de pâte) inclut tout ce qui concerne la charité et, à cet égard, on rappelle même aux jeunes mariées qu’elles doivent inciter leur mari à donner aux pauvres un dixième de leur dot, ainsi que de leur futur revenu annuel ; quant au troisième (l’allumage des bougies de Sabbat), il devient le symbole de la lumière spirituelle et de la douceur de toute relation humaine.
Parmi les compromis, on peut également inclure l’institution de la « Vorsugern » (la femme-lectrice) ou de la « Woilkennivdicke » (la femme-de-savoir) ; il s’agit de la femme qui lit les prières et les traduit dans la langue vernaculaire à l’intention de ses consœurs moins éduquées. Ces femmes-lectrices existent toujours en Pologne et en Russie dans toutes les synagogues, et j’ai entendu dire que la pratique est encore bien connue à Londres. C’est à ces femmes que sont destinés les divers livres de prières, fréquents dans les éditions russes, où figurent à la fois le texte hébraïque et sa traduction en judéo-allemand. La page de titre des traductions en judéo-allemand et des prières du livre de Rabbi Aaron Ben Samuel, publié au début du XVIIIème siècle, est digne d’attention. Il s’adresse au public juif en ces termes : « Mes chers frères, achetez ce superbe de livre de prières, qui est de plus tonique et fortifiant pour l’âme et le corps, et qui est publié en allemand pour la première fois depuis que le monde existe ; faites-le lire souvent à vos épouses et à vos enfants, leurs âmes et leurs corps en seront régénérés, car sa lumière illuminera vos cœurs. Les enfants qui le liront comprendront immédiatement le sens de leurs prières, ce qui les aidera à aimer ce monde et le monde à venir. »
Un traducteur plus ancien du livre de prières s’adresse directement aux « femmes pieuses » qu’il invite à acheter le livre « dans lequel elles découvriront de fort belles choses ». Plus généralement, il semble que ce soient les siècles récents qui aient vu apparaître un grand nombre de femmes qui priaient. Les femmes qui demandaient à être reconnues pour leur pratique religieuse s’appuyaient sur des vertus comme la pudeur, la charité et la fréquentation quotidienne de la synagogue, matin et soir. Dans les mémoires de cette époque figurent les noms de centaines de ces femmes. Certaines fabriquaient les franges du Talite, dont elles faisaient cadeau à leurs amis ; d’autres jeûnaient très souvent ; quant à la « vieille Madame Hechele », elle ne se contentait pas d’aller à la synagogue tous les jours, d’être charitable envers les pauvres comme envers les riches, mais elle maîtrisait aussi l’art de l’accouchement, qu’elle pratiquait dans la communauté sans jamais accepter de rétribution financière. Selon Rabbi Chaïm Yaïr Bachrach, les femmes disaient également la prière de sanctification du Nom (kaddish) lorsque leurs parents n’avaient pas laissé de descendant masculin.
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Pour terminer ce tableau très fragmentaire, il me faut mentionner la confirmation des filles qui fut introduite durant ce siècle en Allemagne, recommandée par les Rabbins «réformés », mais désapprouvée par les Rabbins « orthodoxes ». On aimerait qu’au cœur de la passion soulevée par de telles controverses, les deux partis se souviennent des mots de Rabbi Zedekiah ben Abraham, de Rome, qui, au sujet d’une différence d’opinion sur une question rituelle déclarait : « Chacun reçoit de Dieu ce qu’il est persuadé être juste si cette conviction n’a pour motif exclusif que l’amour de Dieu. »
Bibliographie :
Solomon Schechter, La pensée religieuse d’Israël : Aspects de théologie rabbinique, Titre original : Some aspects of Rabbinic Theology (1894), Traduit de l’anglais par L. Heyman et P. Passelecq, Paris, Éditions Universitaire, 1966.
Dès la première phrase d’introduction, S. Schechter atténue l’effet que pourrait produire ce titre : il ne s’est jamais constitué une théologie juive comme on peut parler de « théologie chrétienne ». Le caractère fragmentaire, profondément éclaté du Talmud prévient toute tentative de systématisation. Ainsi, cet ouvrage propose des aperçus très stimulants sur l’esprit de Loi sans jamais entrer dans le corps même de la ritualité juive.
Cette traduction semblant épuisé (novembre 2019), pour ceux qui lisent l’anglais, Solomon Schechter, Aspects of Rabbinic Theology ; With a New Introduction by Neil Gillman, Including the Original Preface of 1909 ; With The Introduction by Louis Finkelstein, Jewish Lights Classic Reprint, 1993.
Cyrus Adler, Solomon Schechter : a Biographical Sketch (1916), Franklin Classics Trade Press, 2018.
Cette esquisse biographie tracée par un collègue et ami de S. Schechter, un an après sa disparition, décrit le brillantissime parcours académique, ou si l’on veut aussi, peu académique, d’un savant dont l’ampleur de vue, la culture exceptionnelle doit beaucoup à sa formation initiale dans les institutions traditionnelles du monde « orthodoxe » dont il est issu.