L’Europe et les Juifs : Les généalogies spécieuses de Jean-Claude MILNER
par Philippe Zard
Jean-Claude MILNER, Les Penchants criminels de l’Europe démocratique, Paris, Verdier, 2003.
Il y a la thèse et il y a l’accueil qui lui est fait. L’embarras qu’on éprouve devant ce livre tient à l’une et à l’autre.
Avant d’exprimer cet embarras, il importe de lever un préalable. Il ne suffit pas à une idée d’être alarmante pour être fausse. Si celles de J.-C. Milner étaient justes et solidement étayées, on serait en devoir de saluer ce travail de dévoilement. En clair, ce n’est pas parce que ce livre vise à prouver que l’Europe est consubstantiellement antijuive et que cette réalité serait, pour beaucoup d’entre nous, proprement intolérable, qu’il convient de le rejeter. Une telle objection relèverait d’une forme de wishful thinking : prendre ses désirs pour des réalités, refuser de regarder en face une vérité qui nous contraindrait à des révisions déchirantes. C’est ainsi, il faut le reconnaître, quelles que soient les réserves qu’inspirent bien des analyses de Samuel Huntington, qu’a souvent été reçu Le Choc des civilisations : trop souvent, la récusation morale tient lieu de réfutation intellectuelle. Réciproquement, toutefois, une thèse ne saurait être proclamée prophétique au seul prétexte qu’elle serait politiquement insupportable…
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La thèse…
Commençons par retracer les grandes lignes de la démonstration. Tâche à la fois difficile et facile : difficile, parce que l’argumentation, qui emprunte à des sources très diverses, d’Aristote à Lacan, en passant par l’histoire et l’actualité, est à la fois riche et sinueuse ; facile, parce que la complexité du propos se ramène, somme toute, au déroulement d’une idée unique.
Milner part de ce qui, à ses yeux, constitue la spécificité de « l’histoire du nom juif » en Europe : avoir été abordé sous l’angle du couple « problème / solution ». Ce qui caractérise l’Europe, ce n’est pas tant d’avoir pensé la question juive (une question appelle une réponse, s’inscrit dans l’ordre de la langue ; la réponse peut n’être jamais close), qu’un problème juif, appelant, comme tout problème, une solution, laquelle doit être nécessairement définitive. La modernité européenne a fourni plusieurs scansions à l’histoire de ce problème, de l’abbé Grégoire (Essai sur la régénération physique, morale et politique des juifs, 1788) à Karl Marx et jusqu’à la « Endlösung » (la « solution finale ») hitlérienne qu’il convient, pour l’auteur, de réintégrer dans ce paradigme.
Ce couple problème/solution, auquel est attaché le nom juif, est ainsi indissociable de l’essence de la modernité européenne, telle qu’elle émerge dans la « rupture de 1789-1815 ». Pourquoi le choix de cette périodisation ? Parce que c’est au XIXe siècle qu’émerge « la société comme point organisateur de la vision politique du monde – et non plus le bon gouvernement » (p.21). L’Europe, insensiblement et selon des rythmes historiques et géographiques différents, passe donc d’un moment politique où le mot démocratie désignait un mode de gouvernement à celui où il désigne une forme de société : rien ne prouve, dit Milner, que ces deux formes politiques aient « à faire l’une avec l’autre », p.41.
Or, cette société a pour principe – c’est là sa modernité – de se penser sous « le régime de l’illimité » (p.23) ; elle se caractérise par son intolérance structurelle à tout principe d’hétérogénéité. Il s’agit d’« agir en tous domaines pour que l’inexistence de droit de l’exception devienne inexistence de fait. », p.23. La société moderne, explique Milner, a « vocation à recouvrir la terre entière et à embrasser la totalité des étants » (p.24). Plus précisément, l’histoire européenne est passée d’une conception du politique fondé sur l’idée du « tout limité » – héritée d’une conception aristotélicienne de la politique, se réclamant de la logique et de la politique, dont la réalisation emblématique fut, au XIXe siècle, l’État-nation – à celle du « tout illimité » qui commande l’articulation contemporaine du politique. Dans ces deux moments de la politique européenne, le « nom juif » a toujours représenté l’élément de discordance, d’hétérogénéité : dans l’optique logico-politique des « touts limités », le Juif incarne l’illimité (l’apatride, le déraciné, l’élément allogène) ; dans l’optique de la société illimitée, il incarne au contraire la limite insupportable, le « pas-tout » problématique qui vient introduire la discordance dans le concert de l’universel.
« Le nom juif est saisi au point de collision entre tout et pastout […]. Il apparaît comme support d’une exception, d’une limite, d’un dire que non à la fonction de société. La solution appartient aux politiques : par-delà les diversités circonstancielles, la formule en est simple : il faut que la voix du non se taise, soit par transformation intérieure du Juif, soit par disparition matérielle du Juif. », p.46.
L’autre rupture majeure est celle de 1914. Avant 1914, précise Milner, la solution moderne de tous les problèmes était d’ordre juridique et politique : la solution définitive du problème juif passe donc par l’accession des Juifs à la citoyenneté. L’étude de cette solution est examinée au chapitre III. Elle s’inscrit clairement dans le sillage des Lumières, promet au juif son intégration dans le « devenir bourgeois-cultivé » dans le cadre d’un État-nation (p.49). Cette solution, précise aussi Milner, fait du nom juif un « fossile », ou « un objet philologique » (p.50). Cependant, presque aussitôt, le maurrassisme jette le discrédit sur cette solution, en en appelant aux notions de race et en prêtant au Juif tous « les traits de l’illimitation : ils sont partout, ils sont de nulle part », p.51. La Première Guerre mondiale, bien avant l’avènement du national-socialisme, sonne le glas de cette première solution, car elle redéfinit le paradigme moderne, en le faisant passer du juridico-politique au règne de la technique. Le nazisme est avant tout l’expression de ce dépassement de la politique vers l’illimitation de la technique. Par voie de conséquence, il ne pouvait penser qu’en termes techniques la solution du problème juif. La chambre à gaz est le moyen de rendre l’Europe judenrein. En cela, précise Milner, elle a parfaitement réussi.
Le plus surprenant de la démonstration vient par la suite. Milner rappelle que l’Europe, dans l’entre-deux-guerres, était animée par le projet de son unité. Or, cette unité ne peut advenir qu’une fois réglé le problème juif, ultime obstacle au projet de « la société moderne illimitée dont elle avait été le lieu de naissance » (p.63). L’élimination des Juifs européens a donc été le « secret réel de l’unification européenne. Un secret qu’il faut premièrement oublier et secondement dissimuler », p.64. Un secret à « oublier » : ce serait le sens profond de la réconciliation franco-allemande : « faire comme si l’histoire n’avait pas eu lieu » (p.64). S’élabore alors une nouvelle « axiomatique européenne », fondée sur le refus de l’Histoire et le culte de la paix. Un secret à « dissimuler » : il faut feindre, après 1945, que la victoire contre Hitler est complète et que le nom juif ne fait plus scandale. La naissance et les victoires du jeune État d’Israël participèrent d’abord de cette stratégie, en confortant la bonne conscience européenne : « pouvait-on croire que l’extermination avait été accomplie, quand au Proche-Orient l’on pouvait voir des Juifs en armes ? », p.68.
Ce moment reste, pourtant, un moment d’exception qui correspond à ce que Milner appelle « l’instant de 45 » ou « le paradigme de 45 » : il repose sur l’idée que la victoire des Alliés sur Hitler était complète et juste, que la victoire justifie la guerre, produit des solutions définitives, et que la justice peut être dans le camp des vainqueurs. Or, ce paradigme n’est qu’un moment éphémère, une sorte de parenthèse fugitive dans l’histoire européenne. Il est naturellement supplanté par un autre paradigme, « le paradigme civilisé », qui est le propre de l’Europe démocratique et bourgeoise, et fondé sur de tout autres prémisses : l’effacement de l’histoire (la table rase) ; la haine, non tant de la guerre que de la victoire (la justice est censée se trouver dans le camp des vaincus). Ce paradigme supplante naturellement l’éphémère paradigme de 45 : au mythe de la victoire complète contre le fascisme se substitue le mythe de l’Europe pacifiste. Parallèlement, l’existence d’Israël devient superflue (on se contente du « d
evoir de mémoire », p.75), voire gênante, car elle revivifie constamment « l’instant de 45 » ; Israël a le mauvais goût d’être un État vainqueur ; le culte de la cause palestinienne est à ce titre un avatar du paradigme civilisé européen (p.77). Ce paradigme rejoint ce qui s’inscrit par ailleurs dans la longue histoire du rêve orientaliste de l’Europe : la demande d’un immémorial dans lequel la présence juive n’a tout simplement pas sa place (p.79) ; il se concilie également fort bien avec les calculs de la Realpolitik.
Le chapitre V revient sur ce projet d’illimitation dont l’Europe est porteuse, retournant aux analyses tocquevilliennes de la démocratie : une forme de société, dont le président américain Andrew Jackson avait tracé les contours, où les pouvoirs sont multipliables sans limites, où les frontières cessent de valoir et où le modèle arborescent de l’organisation des pouvoirs cède la place à un modèle « rhizomatique ». Hitler a été une autre étape dans cette histoire de l’illimitation, si on l’on admet que l’hitlérisme passe non par un renforcement mais par un démantèlement du modèle étatique prussien (contrairement aux espérances initialement fondées par Carl Schmitt). L’Europe moderne est le dernier avatar de ce projet d’illimitation, à ceci près qu’elle ne dispose que d’un seul mot pour l’incarner, le « mot paix », un mot qui se charge désormais de toutes les résonances de l’illimité : « paix sociale, politique, militaire, et même paix intérieure » (p.86). L’Europe tout entière n’est plus qu’une « machine à produire la paix » (p.87). Milner définit alors les caractères de cette paix à l’européenne : elle passe par « la compréhension complète de l’adversaire » (p.88) ; elle n’est pas un état, mais un processus. Pour Milner, l’expression même de « processus de paix » sonne comme une incongruité paradoxale, puisque aussi bien l’idée même d’un processus devrait supposer l’absence de paix et ressortir au registre de la guerre. Dès lors, la détermination même de la paix est frappée d’arbitraire (où commence la paix, où finit la guerre ?), livrée au bon vouloir de « l’herméneute ». Quant à la conférence de Durban (2001), elle marque la rencontre historique entre l’illimité de la paix européenne et celui du djihad musulman, communiant dans la double diabolisation des États-Unis et d’Israël.
Pourquoi Israël ? Tout simplement parce que « Israël se présente comme un tout limité, dans la forme d’un État-nation, réclamant des frontières sûres et reconnues. Un tel langage est réputé intrinsèquement guerrier par l’Europe unie, où l’absence de frontières constitue l’alpha et l’oméga de la géopolitique de la paix » (p.97). De ce fait, l’État d’Israël occupe exactement « la position que le nom juif occupait dans l’Europe d’avant la césure de 39-45. Celle d’obstacle » (p.97) ; sa disparition constitue ainsi un préalable à la réconciliation, tout comme la disparition des Juifs constituait une condition nécessaire à l’unification européenne. Le nom même d’Israël – désignation d’un État et d’une collectivité – permet une équivoque politiquement utile, qui cependant ne doit pas tromper : derrière la condamnation d’Israël, c’est virtuellement celle de tous les Juifs qui est visée, comme le slogan « One jew, one bullet » d’une manifestation à Durban l’a révélé. Le nom juif est celui de « ceux qui doivent mourir pour que la planète vive » (p.101).
Dans le dernier chapitre, il reste à s’interroger sur le processus qui a conduit le nom juif à occuper cette position de limite intolérable pour la modernité. Milner se livre alors à une dernière hypothèse : le lien caché entre la promotion moderne de la sexualité et l’antisémitisme. « La société moderne se présente comme le lieu de la satisfaction à terme de toute demande ; cela s’appelle le progrès. » ; or « la demande des demandes » est la demande sexuelle. De toute évidence le Juif se met « en travers » de cette demande.
Quelle en est la raison ? Il faut, pour répondre à cette question, répondre au mystère de la persistance juive. Or celle-ci s’explique par la continuité de l’étude – ce culte de l’étude auquel la modernité a, naguère, tenté d’inventer des substituts métaphoriques (la culture, l’érudition, etc.). Pour Milner, cependant, le culte de l’étude renvoie lui-même en amont à ce qui est la structure profonde du judaïsme : celle de la transmission, fondée sur ce que l’auteur appelle la « quadriplicité » : « La quadriplicité masculin/féminin/parents/enfant, voilà ce que désignent aussi bien l’expression sereine “de génération en génération” que la question troublée “que dirai-je à mon enfant ?” » (p.119). À l’objection qui s’impose (« tous les groupes d’êtres parlants rencontrent la quadriplicité »), Milner répond : « le nom juif est le seul nom qui ait pu reposer sur la seule quadriplicité […] Il n’y a pas, en dernière instance, d’autre base matérielle de la persistance de ce qui permet la persistance » (p.119). Or, en un moment historique où « la société en rencontre plus rien sinon sa propre illimitation » (p.120), où tout, pour la modernité, apparaît transformable à volonté, négociable sous la double emprise de la biotechnologie et des demandes individuelles (brouillage des limites entre les sexes, dissociation de la naissance et de la rencontre sexuelle, etc. ), quand « l’homme nouveau n’est plein que de vide », qu’il n’est « ni homme ni femme » et « n’a ni père ni mère ni enfant » (p.125) –, le Juif apparaît décidément anachronique, se dresse comme un obstacle se dressant devant les fantasmes de l’humanité et s’expose à « l’odium [la haine] des nations ». Milner prophétise pour finir que « l’antijudaïsme sera la religion naturelle de l’humanité à venir » (p.126) et que, après avoir trop longtemps voué à l’Europe une passion jamais payée de retour, « le premier devoir des Juifs, c’est de se libérer de l’Europe », p.130.
Telles sont, résumées à grands traits, les thèses de Milner, énoncées en 74 paragraphes péremptoires. Si l’on veut bien reconnaître que le style est déjà une indication du message, la forme apodictique adoptée par Milner en dit long sur la nature d’une pensée qui ne laisse guère de place à la nuance ni au doute, et qui assène des affirmations avec un aplomb aussi désarmant qu’intimidant. Preuve en est l’accueil souvent dithyrambique réservé à cet ouvrage. Robert Redeker, qu’on a connu plus lucide, n’hésite pas à louer une « profondeur » qui « n’a d’égale que l’Avenir d’une illusion » (Tageblatt, 21 novembre 2003) ! Roger-Pol Droit, qui d’ordinaire ne manque pas de discernement, affirme qu’il n’a rencontré que « cinq ou si fois dans sa vie ce tranchant exceptionnel » (Le Point, décembre 2003).
D’où vient le trouble ressenti à la lecture d’un tel livre ? D’abord du verrouillage argumentatif de Milner qui donne l’impression d’élaborer une démonstration more geometrico et fait passer comme en fraude des arguments très inégalement étayés. Ensuite, de ce mélange de pénétration et de divagation, de justesse et de délire, que comporte une thèse dont on aurait envie de dire ce que Pascal disait de l’imagination : elle « serait maîtresse infaillible de vérité, si elle l’était infaillible du mensonge ».
Les Lumières et le problème juif : Hitler enfant des Lumières…
La première partie de la démonstration – celle qui va de la Révolution à l’unité européenne – est sans doute celle qui pose les difficultés les plus aiguës. Pour deux raisons : la première est la ligne de continuité établie entre le problème juif tel que le XIXe siècle l’a posé et la solution finale hitlérienne ; la seconde, plus polémique encore, tient à l’analyse milnérienne de l’acte de naissance de l’unité européenne.
Milner ne craint pas de dessiner une généalogie de l’antisémitisme qui prend son origine dans les Lumières et la Révolution française. Le point commun : la saisie du judaïsme comme « problème » exigeant une solution. Celle-ci s’est d’abord pensée comme politique (faire accéder les Juifs à la citoyenneté, au prix de la disparition de leur particularité) avant d’être pensée comme technique : l’élimination pure et simple des Juifs de l’Europe. En dépit des ruptures – et de la rupture capitale que constitue l’avènement de la technique en politique –, Hitler serait un héritier des Lumières.
Rien de tout cela n’est nouveau. Ni de manière générale, le repérage des sources du totalitarisme dans l’idéologie des Lumières – cette « dialectique de l’Aufklärung » est même devenue une forme de lieu commun, ce qui ne signifie nullement que tout soit à en rejeter ; ni, plus spécifiquement, le lien établi entre le projet assimilateur des Lumières, qui consiste à sacrifier la particularité juive à l’autel de l’universel, et la « Solution finale ». Tous deux auraient en commun d’œuvrer à la disparition – morale ou physique – du fait juif ou, pour reprendre l’insistante terminologie lacanienne de Milner, du « nom juif », en tant qu’il représente l’un des derniers obstacles à la totalisation politique (que celle-ci soit placée sous le signe de la raison, de la nation ou de la race). De l’assimilation à l’extermination, la différence ne serait au fond que de degré, non de nature. Voilà bien des années, hélas, que des intégristes de toutes barbes dispensent un message de ce genre sans s’aviser de son obscénité.
Contentons-nous de souligner quelques différences qui sont sans doute des « détails » au regard des hauteurs conceptuelles de l’ouvrage. D’une part, il est parfaitement faux que le « problème juif » ait été central pour les Lumières, comme la lecture du livre de Milner pourrait le laisser penser. La place occupée par le judaïsme au cours de la Révolution et dans les années qui ont suivi reste mineure. En revanche, il est vrai que la question de la citoyenneté juive a pu constituer une sorte de pierre de touche de la modernité politique, mais pour des raisons qui n’ont que peu à voir avec l’obsession supposée qu’auraient eue les promoteurs de l’Émancipation de faire disparaître le « nom juif ». Il s’agissait de mettre en œuvre une conception moderne de la citoyenneté et de l’État, et un nouveau rapport entre État et religion. Dans cette perspective, comme l’ont bien montré les historiens de l’Émancipation (par exemple Robert Badinter dans Libres et égaux), la question centrale était d’abord de redéfinir la communauté politique en la dissociant de l’appartenance religieuse, au prix d’une privatisation du religieux, le judaïsme devenant une « confession », ce qu’il n’était nullement dans son autodéfinition.
Pour les mieux intentionnés des hommes des Lumières, le problème n’était pas tant de reconnaître la spécificité juive (quel anachronisme !) que de décider si les Juifs étaient ou non dignes d’appartenir à la nouvelle communauté politique. On est libre de considérer, comme les tenants de l’irrédentisme identitaire, que le judaïsme a plus perdu que gagné à ce nouveau pacte, mais on ne peut distordre l’histoire au point de faire passer une décision d’intégration politique pour une volonté d’anéantissement. L’idéologie des Lumières n’avait guère d’intérêt ni d’affection pour le judaïsme proprement dit ; il est vrai qu’en érigeant « l’individu bourgeois cultivé » comme modèle ou idée régulatrice, cette forme républicaine de l’émancipation n’était guère portée à autre chose qu’à du mépris vis-à-vis des formes traditionnelles de la vie juive ; mais c’est à chaque homme – et non spécifiquement au Juif – qu’il était demandé de s’élever au-dessus de ses ancrages religieux ; l’hostilité de la gauche laïque à l’égard du christianisme (des rigueurs de la déchristianisation révolutionnaire à l’anticléricalisme républicain) n’était pas moins rigoureuse.
En tout état de cause, les Juifs n’étaient nullement désignés par avance comme les cibles d’un processus d’anéantissement : l’Émancipation a été cette possibilité unique pour les individus juifs d’accéder, dans certains pays d’Europe, à une reconnaissance politique et humaine, en un temps où il n’y avait tout simplement pas de moyen terme entre le ghetto et la Cité. À l’aune de cette équivalence milnérienne entre intégration et négation, y a-t-il encore une distinction entre dreyfusards et antidreyfusards, entre Zola et Barrès ?
Du reste, comment ne pas être frappé par l’image extrêmement caricaturale qui ressort de cette « première solution » à la lecture de l’œuvre ? Passons sur l’occultation délibérée des différentes expériences européennes – comme si la « solution » se présentait dans les mêmes termes en Allemagne, en France ou en Autriche-Hongrie. Mais pour s’en tenir au « franco-judaïsme », est-il juste d’en présenter une image aussi uniforme ? L’antijudaïsme forcené – pour ne pas dire l’antisémitisme – d’une Simone Weil est-il à ce point représentatif ? Pour peu qu’on y regarde de près, le judaïsme français présentait un tableau beaucoup plus nuancé et varié. L’oubli ou la haine de soi pouvaient bien caractériser certaines figures célèbres : mais les « juifs d’affirmation » et les « juifs d’interrogation », pour reprendre la terminologie de Milner, y étaient tout aussi présents que les « juifs de négation ». L’histoire d’un Léon Blum le montre, mais plus sûrement encore celle de ces milliers d’anonymes qui se sont mobilisés pour Dreyfus ou pour accueillir leurs frères de l’Est ; l’idée que tout bon Israélite était nécessairement « antisémite » est encore une de ces généralisations dont Milner est friand, mais particulièrement insultante. Combien de grands Juifs européens faut-il jeter aux oubliettes à la lumière de ce discrédit jeté sur cette solution politique qui ne serait que l’antichambre d’Auschwitz : Mendelssohn ? Rosenzweig ? Durkheim ? Freud ? Einstein ? (Concomitance troublante du livre de Milner et du testament de Benny Lévy, Être juif, qui sonne comme un adieu au dialogue entre Athènes et Jérusalem espéré par l’auteur de Totalité et infini).
En tout état de cause, placer sur le même plan un projet d’extermination raciale et ce qui fut un idéal d’émancipation humaine partagé par la majeure partie des Juifs (dépasser les barrières d’origine et de foi pour accéder à l’égalité et à la fraternité républicaines) – quels qu’aient été les déboires et les désillusions – est une facilité intellectuelle par trop scabreuse. L’argument est, à tout prendre, aussi déplacé que la comparaison – murmurée ici et là – entre mariage mixte et Solution finale ou entre avortement et génocide.
Genèse de l’unité européenne : une odeur de gaz…
Second volet de la démonstration. Puisque Hitler n’est que la radicalisation du projet des Lumières, il faut bien qu’il ait exprimé ce que cette « Europe démocratique » avait de foncièrement « criminel ».
Premier temps du syllogisme : l’auteur affirme que l’Europe a été obsédée, dans l’entre-deux-guerres, par son unité, ce qui est à la fois vrai et faux. Vrai : les projets d’unité ou, à tout le moins, de réconciliation européennes, ont foisonné parmi les grands esprits, les écrivains, les philosophes, après la boucherie de 1914 (voir, par exemple, Pascal Dethurens, Écriture et culture : Écrivains et philosophes face à l’Europe 1918-1950). Cependant, hors les cénacles d’intellectuels et leurs grands-messes paneuropéennes, les logiques politiques et sociales continuaient massivement à s’inscrire dans des cadres mentaux nationaux.
Deuxième temps du syllogisme : dans la conscience européenne, les Juifs sont un obstacle, et même l’obstacle par excellence à cette réconciliation. Ici, le raisonnement confine au délire. Quand on y regarde d’un peu plus près, la preuve de cette vérité épouvantable est… Jean Giraudoux. Sur la foi d’un texte effectivement antisémite où celui-ci (grand partisan de l’amitié franco-allemande, mais certainement pas de la fusion) se plaint du laxisme des services d’immigration française, accusés d’ouvrir la France à une horde d’ « Ashkénazis, échappés des ghettos polonais ou roumains », Milner déduit que « le nom est lâché : l’obstacle à la complète ouverture des frontières entre pays européens, ce sont les Ashkénazes » (p.62). Passons sur le fait que ce rêve giralducien d’une « complète ouverture des frontières » n’a jamais existé que dans les interprétations de Milner. Celui-ci, pressentant bien ce que son raisonnement peut avoir de fragile, anticipe l’objection :
« Giraudoux, dira-t-on, mais Giraudoux n’est rien. Pas du tout, Giraudoux, c’est la France, son école républicaine, sa rue d’Ulm, son Quai d’Orsay, sa littérature, sa Troisième République, la beauté de sa langue […]. C’est aussi plus que la France ; c’est la rencontre de Siegfried et du Limousin – la mise en consonance des deux rives du Rhin. C’est l’Europe, telle qu’elle se constate impossible en 1939 et telle qu’elle se constatera possible après 1945. », p.62-63.
Impressionnant tour de force : pour faire admettre sa thèse, Milner a besoin d’ériger en allégorie ce pauvre Giraudoux qui n’en peut mais. Or celui-ci n’a pas de sympathie pour les Juifs. Donc il les considère comme le seul obstacle à l’ouverture des frontières européennes. Or Giraudoux, c’est à la fois la France et l’Europe, c’est donc (troisième temps du syllogisme paranoïaque) que l’Europe rêve d’anéantir les Juifs pour célébrer son unité : voilà sans doute ce que certains critiques ont caractérisé comme une démonstration implacable.
Comment n’y a-t-on pas pensé plus tôt ? Bien sûr, on aurait pu choisir d’autres symboles de la France. Giraudoux, c’est la France ? Pétain aussi. Mais peut-être aussi de Gaulle et Jean Moulin, Robert Desnos, Jean Cavaillès, ou ces milliers de « Justes » anonymes ? Pourquoi Giraudoux plutôt que Péguy ? On a les emblèmes qu’on peut, ou qu’on veut. Giraudoux, c’est l’Europe ? À vrai dire, peut-être pas plus que Thomas Mann, qui, dans l’entre-deux-guerres, pourfend l’antisémitisme et médite, dans une magistrale synthèse romanesque, Jacob et ses frères (1933-1943), sur les racines juives de la civilisation. Peut-être pas plus que Nietzsche lui-même, qui considérait les Juifs comme les seuls vrais Européens, précisément parce qu’ils n’étaient pas soumis à la « rabies nationalis » et qu’ils incarnaient un cosmopolitisme authentique (Pensées sur les chers Européens) ? Il est vrai que, pour ce dernier cas, il faudrait établir une distinction entre l’antijudaïsme philosophique de Nietzsche et son philosémitisme avéré, ce qui entraînerait bien des complications dialectiques parfois contrariantes pour la pureté de la démonstration.
Il serait peut-être déplacé de faire cette objection plus générale : si l’on considère l’élite intellectuelle européenne aspirant à la réconciliation et à l’unité, il est contraire à la simple vérité historique que les écrivains et les philosophes européens ou « européistes » aient, comme un seul homme, décrété que les Juifs constituaient l’obstacle majeur à l’unité européenne. La centralité du « problème juif » apparaît de manière privilégiée dans les courants les plus réactionnaires – qui précisément sont nationalistes et anti-européens, qui s’agisse du pangermanisme en Allemagne ou de l’Action française, pas précisément engagés dans la réconciliation franco-allemande… Et s’il n’est que trop vrai que de grandes figures de la littérature française se sont laissé contaminer par l’antisémitisme – sous une forme souvent plus mondaine que frénétique : Romain Rolland, Giraudoux, Gide à l’occasion sont plus représentatifs que Céline ou Brasillach –, il n’en est pas moins factice d’ériger ces figures comme l’expression de l’essence de la France et de l’Europe pour les besoins d’une démonstration.
Mais on comprend la nécessité de cette preuve par Giraudoux, puisque tout est placé dans un horizon ultime : démontrer que Hitler a accompli le vœu inavouable de l’Europe, aboutir à cette formulation saisissante, belle dans son horreur, et à laquelle on promet une grande fortune intellectuelle : « la paix à venir dans l’Europe porterait à jamais la marque indélébile du Zyklon B » (p.68). Elle postule que le secret bien gardé de l’unité européenne est d’avoir été rendue possible grâce à l’extermination des Juifs. C’est à croire que ceux-ci étaient de fait le véritable obstacle à l’unité européenne ; en toute logique, Jean Monnet aurait dû signer à Hitler une reconnaissance de dette. Les antisémites auraient-ils eu raison ? Milner ne va pas jusqu’à le dire ; on s’en étonnerait presque.
Si l’Europe se construit après 1945, ce n’est donc pas parce qu’elle s’éveille d’un cauchemar de cinquante millions de morts, comme pourraient l’imaginer les naïfs. Post hoc, propter hoc, la succession vaut causalité : l’idéologie du « plus jamais ça », pour Milner, a été possible justement parce que l’Europe était débarrassée de ses Juifs. Quant aux rapports de la construction européenne avec la Guerre froide… Autant qu’on le sache, c’est à l’Ouest que s’est construite l’Europe et c’est surtout l’Europe de l’Est qui a payé le plus écrasant tribut au génocide, au point de devenir, en effet, presque judenrein. Contradiction flagrante ? Il en faut plus pour désarçonner Milner : il suffit d’ajouter que les constructeurs de l’Europe « savaient déjà qu’à terme, il faudrait aller vers l’Est » (p.63) et que le terrain était désormais libre, grâce à Hitler, qu’ils « n’avaient plus rien à craindre » parce que « la horde laide et maladive avait été gazée » (p.63). Robert Schuman, Simone Veil ont dû en effet être bien soulagés. Et quelle lucidité avaient les partisans du Marché commun en prévoyant l’effondrement du bloc de l’Est. On reste pantois devant l’aplomb avec lequel sont assenées pareilles énormités.
Tout est dans tout et réciproquement : la pansignifiance antisémite
Pantois, aussi, devant la tournure de certains raisonnements, dont on ne sait s’ils relèvent de la virtuosité sophistique ou de la paranoïa.
Des exemples, parmi d’autres ? Quand il faut montrer que, sous la troisième République, « chaque solution définitive nationale peut être mise en danger par l’afflux de Juifs venant de pays où la solution définitive n’a pas été mise en place » (p.50), Milner ne ménage pas ses efforts : « Le décret Crémieux est aussi fait pour dissuader les Juifs algériens de venir s’installer en France continentale » (50). Il serait certainement déplacé de rappeler le rôle exemplaire de Crémieux – sans doute un Juif antisémite – dans la création de l’Alliance israélite universelle ; la générosité de son projet (qui, initialement, m’a certifié l’historien Richard Ayoun, incluait les Musulmans) ; ou le fait que la naturalisation française, inscrite dans la logique des décrets de la Révolution, était une revendication de la majorité des Juifs algériens impatients d’être soustraits au statut humiliant de dhimmis.
Les exemples pourraient se multiplier en raison même du principe qui anime l’argumentation milnérienne. Comme dans tous les discours totalitaires, qu’ils se présentent comme d’inspiration marxiste ou lacanienne, l’argumentaire prend souvent la forme d’énoncés « infalsifiables », parce qu’ils intègrent par avance les objections, soit par disqualification de l’adversaire (rejeté du côté de la bien-pensance, forme moderne de l’aliénation idéologique – en langage marxiste – ou de la résistance – en langage psychanalytique) ; soit par une utilisation habile de l’universelle réversibilité des preuves. On vient d’en avoir un exemple : ne pas donner la citoyenneté aux Juifs eût prêté naturellement le flanc à l’accusation d’antisémitisme ; faire accéder les Juifs à la citoyenneté signifie de même œuvrer à leur disparition ou à leur mise à l’écart.
L’autre exemple le plus flagrant est donné un peu plus loin, lorsqu’il est question du rapport de l’Europe à son propre passé, au génocide des Juifs et à l’État d’Israël.
Pour Milner, le paradigme de 45 imposait de croire que l’hitlérisme avait été complètement vaincu, d’où l’utilité provisoire de l’État d’Israël et la solidarité de la France à l’égard du jeune État. Manque de chance, cette fiction n’est valable que pour la France ; l’Angleterre ne soutient pas la création d’Israël après la guerre. Qu’à cela ne tienne : c’est parce que « les Anglais avaient le sentiment d’avoir effectivement combattu et vaincu Hitler » et qu’ils donc n’avaient rien à prouver (p.69). Mais l’Union soviétique, vainqueur non moins triomphal, aide également le jeune État juif. Et les États-Unis, malgré l’opposition de Marshall, grand allié des Européens par ailleurs… Autrement dit, ce schéma explicatif explique tout et n’explique rien.
Le traitement de la mémoire est à l’avenant. Milner ne cesse d’expliquer que le meilleur moyen d’oublier le secret honteux de la fondation européenne (l’extermination des Juifs) était de récuser l’histoire. L’École des Annales, en rejetant l’histoire événementielle, participerait de ce projet, tout comme l’européisme de Giscard : Milner n’hésite pas, d’ailleurs, à détourner une phrase du discours d’investiture présidentielle (« voici que s’ouvre le livre du temps avec le vertige de ses pages blanches », p. 64), en feignant de ne pas voir que les « pages blanches » en question sont celles de l’avenir encore non écrit et non celles du passé. Mais qu’est devenu le geste de Willy Brandt devant le monument aux morts du ghetto de Varsovie ? Mais, objectera le naïf, les progrès les plus spectaculaires de l’unification européenne n’ont-ils pas coïncidé avec l’invocation lancinante, omniprésente, du « devoir de mémoire » ? Qu’importe ! Milner expliquera bientôt que, « un mythe chassant l’autre, le mythe de l’Europe rend inutile le mythe de la défaite absolue du fascisme. […] Parallèlement, l’existence matérielle d’Israël devient superflue. La fonction de transmutation qu’il assurait se dématérialise à tel point qu’y suffit le geste futile du devoir : le devoir de mémoire » (p.75), forme subtile de l’oubli. Ne pas se souvenir : amnésie pernicieuse. Se souvenir : amnésie programmée.
Le principe de Milner est simple : toute action hostile aux Juifs est antijuive ; toute action qui pourrait sembler favorable aux Juifs masque en réalité la volonté d’effacement des Juifs. Au passage, Milner n’omet pas de placer Mitterrand dans cette équation, un Mitterrand délicatement résumé dans les termes suivants : « ami de Bousquet et dénonciateur du lobby juif ». On peut formuler les jugements les plus sévères sur les mauvaises fréquentations de Mitterrand, ses louvoiements politiques d’avant- et d’après-guerre ; à condition de ne pas oublier qu’il fut un des amis les plus sincères de l’État d’Israël, le premier président français à briser le boycott insidieux de cet État ; celui aussi, de tous les hommes politiques, qui a dénoncé dans les termes les plus fermes le vote scélérat de l’ONU en 1975 assimilant le sionisme et le nazisme. Curieusement, c’est l’homme du « paradigme de 45 », de Gaulle, qui a mis fin à l’alliance franco-israélienne en 1967, et c’est « l’ami de Bousquet » qui a rompu l’isolement diplomatique et moral de l’État hébreu en se rendant à Jérusalem. Tous ces faits indiscutables ne cadrent pas avec la thèse de Milner : il est normal qu’il les taise, pour la beauté de sa démonstration « implacable »…
Milner et la modernité : la pensée des blocs…
Faut-il aller plus loin ? Oui, malgré tout. Le plus aberrant est passé, il reste à dire quelques mots des éléments qui ouvrent le champ d’une discussion possible. Faute de place on se concentrera sur quelques points précis.
– Absolument irrécusable me semble la contradiction, pointée par Milner, mais aussi par beaucoup d’autres – Alain Finkielkraut en faisait un diagnostic très précoce dès son livre Comment peut-on être croate ? – entre les modalités de la construction européenne (fondée, globalement, sur une idéologie postnationale) et la définition même d’Israël comme État juif. L’idée qu’il y ait un « contretemps » (p.128) entre les sionistes qui sont parvenus à construire un État-nation au moment où les gouvernements européens y renonçaient, est une donnée indiscutable du malentendu. D’où le contentieux grandissant non seulement entre Israël et la gauche radicale européenne mais aussi entre l’État-nation israélien et un certain libéralisme politique, prompt à imaginer que ce qui vaut pour l’Europe est nécessairement transposable, ici et maintenant, au Moyen-Orient. Les antisionistes radicaux se réclament d’une sorte d’absolutisme justicier et sont prêts à sacrifier les Juifs réels à leur mystique humanitaire ; les libéraux, avec la morgue des nations sûres du lendemain qui ont oublié que l’Histoire est tragique, se hâtent d’inviter cet État à dépasser l’anachronisme de son modèle ethnonational (voir la récente intervention de Tony Judt dans la New York Review of Books, 23 octobre 2003). D’où la faveur récente, et inquiétante, de l’option binationale dans certains secteurs de l’opinion « propalestinienne », option qui signifierait de facto – certains le savent, d’autres non – la réalisation à terme d’une Grande Palestine. Encore faudrait-il, pour être autorisé à s’en désoler, dénoncer le choix insensé, moralement injustifiable et politiquement tragique, de la colonisation des territoires occupés, dont Milner ne dit pas un mot.
– Non moins incontestable me semble être l’antinomie entre une modernité qui se définirait à travers une logique de l’illimitation des désirs et l’ethos juif. Il pourrait être formulé autrement, plus simplement sans doute : l’éthos moderne répond à logique de l’autonomie ; les normes morales et politiques répondent de plus en plus à des décisions de la société et de moins en moins à des impératifs catégoriques et à des exigences transcendantes ; l’ethos juif traditionnel relève quant à lui d’une logique de l’hétéronomie, non soluble dans l’autonomisation des normes morales.
Certes. Mais après ? La première position – la disqualification du sionisme –, est une mise en cause de l’existence nationale des Juifs qui concerne la politique des États ; la seconde – la place du judaïsme dans le processus de la sécularisation –, relève davantage de l’antinomie intellectuelle et morale entre la normativité juive et la modernité, mais elle ne passe nullement par un désir d’élimination des Juifs. En d’autres termes, il n’y a, quelle que soit l’impression que puisse laisser l’ouvrage, aucun lien nécessaire entre la « pensée Durban » et ce que Milner semble tenté d’appeler « la pensée Raël », du nom de cette secte futuriste qui s’est récemment distinguée par sa célébration du clonage ; aucun lien nécessaire entre un universalisme tiers-mondiste et ce que Fukuyama appelle le rêve d’une « posthumanité » engendré par l’utopie biotechnologique.
En tout cas, chacune de ces tendances de la modernité répond à une question différente du monde contemporain et demande également une réflexion appropriée. On pourra toujours trouver des alliances tactiques entre ces deux tendances, mais rien n’autorise à les confondre. L’antisionisme et l’antisémitisme atteignent aujourd’hui des sommets dans des États et des cultures (le monde arabo-musulman) on ne peut plus hostiles à cette humanité « raëlienne » fondée sur la décomposition ou la redistribution des hiérarchies familiales et sexuelles ; à l’inverse, on imagine très bien que les formes de la « surmodernité » affectent des pans entiers de la société israélienne et du monde juif en ce qu’ils appartiennent, aussi, à cette logique du déracinement métaphysique. La nécessité de distinguer ces deux tendances n’a pas pour but de rassurer – il n’est pas nécessairement confortable de combattre sur plusieurs fronts –, mais au contraire de mieux cerner les défis. Ce n’est pas en tirant sur tout ce qui bouge et en plaçant des phénomènes aussi complexes sous le signe indifférencié de la haine des Juifs, qu’on fera avancer sa cause. Cette confusion est à la source de sentiment patent de décrochage argumentatif dans le chapitre VI, qui répond à une question d’une complexité considérable (les raisons de la permanence du « scandale » juif) en recourant à une grille d’interprétation sexuelle on ne peut plus réductrice et univoque.
D’autres études, infiniment plus fouillées et nuancées, ont fait l’archéologie de cette modernité. Marcel Gauchet, dans Le Désenchantement du monde, fournit des analyses remarquables des sources religieuses de la modernité occidentale et des fondements chrétiens de la sécularisation ; Rémi Brague, dans Europe, la voie romaine, nous a fait faire un progrès capital dans la compréhension de l’identité européenne et de la tension entre une Europe héritière (notamment de la Loi et des Juifs) et une Europe marcionite, prompte à se délester de la Loi et à célébrer, au nom d’une théologie de l’Amour privée de toute médiation, ses noces avec elle-même – tentation, toujours vivace, toujours latente, parce qu’elle est au cœur même de la dialectique de la modernité et de ses fondements chrétiens. Un abîme sépare ces analyses subtiles de celles que propose Milner, car elles s’efforcent de saisir le processus moderne pour ce qu’il est : un jeu de tensions, de contradictions, de négociations interminables entre des forces qui tirent en sens inverse. Aucune société ne peut vivre sous le régime de l’illimitation et dans la récusation absolue du rapport à la Loi, et certainement pas de cette fameuse « quadriplicité » que Milner met au premier plan de son approche. À lire un tel livre, il peut sembler que la société européenne est tout entière plongée dans la pire anomie : plus de père, plus de filiation, plus de loi, plus de hiérarchie, simplement une demande illimitée de sexe, d’assouvissement fantasmatique et d’effusion humanitaire.
C’est une chose que de pointer un tropisme moderne qui tend à la dissolution de la norme ; c’en est une autre que de faire comme si ce processus ne se heurtait à aucun contrepoids, à aucun frein, à une aucune régulation (voire à des formes cycliques de reconstruction et de restauration), et décrivait le tout de la culture européenne moderne. Ajoutons d’ailleurs, pour faire bonne mesure, que même si ce processus devait régner sans partage en Europe, il trouverait dans l’Islam un adversaire autrement redoutable que le judaïsme, si l’on veut bien admettre que l’expansion du rigorisme musulman – radicalement hétéronome – est aujourd’hui la principale force politique antimoderne et dispose de « divisions » significativement plus nombreuses que le judaïsme… Si l’Europe était uniquement ce qu’en dit Milner, elle ne débattrait pas aussi vigoureusement qu’elle le fait de l’intégration de la Turquie (quelle que soit l’issue de ce débat, il existe) ; il n’y aurait pas eu de loi sur la laïcité ; le principe du multiculturalisme aurait été adopté comme allant de soi. L’Europe est constamment – et constitutivement – sur la ligne de crête entre l’affirmation d’un idéal normatif (ou d’une Loi) et l’abandon à une logique de l’illimité. On ne sortira pas de cette tension en en simplifiant outrageusement les données.
Clémenceau disait : « la Révolution est un bloc ». Il y avait là du vrai : 93 n’est un malheureux hasard de l’épopée révolutionnaire, il en était d’emblée une possibilité ; mais « le Tigre » avait profondément tort, car il se rendait aveugle au jeu des possibles qui, parti de prémisses identiques, pouvait se déployer aussi bien dans le sens de la démocratie libérale que dans celui de la Terreur. Pour Milner, il est craindre que l’Europe, elle aussi, ne soit « un bloc ». Le judaïsme aussi, d’ailleurs : comme s’il n’était pas, depuis au moins le Moyen Âge, depuis Maïmonide et sans doute au-delà, héritier de l’Europe. Comme si toute conscience juive n’était pas porteuse de l’Europe et du génie européen. Comme si le sionisme lui-même n’était pas profondément européen – l’auteur est bien forcé de le reconnaître (p.128) –, héritier de cette idée de l’État-nation, à laquelle Milner semble tout de même reconnaître quelque mérite. Comme si Milner et son livre n’étaient pas, pour le meilleur et pour le pire, tout pleins d’Europe.
Pour le philosophe, ne compte que ce face-à-face entre une « Europe » prise en bloc et un judaïsme pris en bloc. Où se perdent toutes les nuances et jusqu’aux distinctions les plus élémentaires. L’Europe est ici malléable à merci, soumise à des extrapolations hallucinantes. Si Milner ne se voulait que satiriste, on sourirait volontiers de sa peinture au vitriol d’une certaine niaiserie pacifiste (« Le bon Européen est tout à la fois pacifique dans ses conduites et pacifié dans son âme », p.86) ; mais son discours se veut dévoilement du sens ultime et caché de l’être européen, et sa désinvolture fait parfois frémir. On peut et on doit penser tout le mal possible de la complaisance dont Saddam Hussein a, jusqu’à la guerre du Golfe, bénéficié de la part de certaines élites européennes (et américaines), des compromissions des uns, du silence ou de l’indulgence des autres ; on ne se lassera jamais de relever l’incroyable disproportion de chiffres et de traitement médiatique entre les centaines de milliers de victimes irakiennes de la dictature et les victimes palestiniennes d’Israël. Mais peut-on dire n’importe quoi pour autant ? Quand pour illustrer son axiome qui veut que, dans le « paradigme civilisé », « le vaincu devient en lui-même et à jamais le Juste, serait-il le pire des tyrans », Milner va jusqu’à prendre l’exemple de Saddam Hussein en affirmant que, défait, celui-ci « passa pour l’incarnation du Juste souffrant » (72), on se demande vraiment si tout est permis en matière de polémique. Car, en dehors des franges les plus démentes de l’extrême gauche, de l’extrême droite, et des partisans les plus forcenés de la cause arabo-musulmane, on ne voit vraiment pas un seul témoignage européen de cette canonisation du tyran irakien.
Exemple isolé ? Nullement. Je défie quiconque à la lecture de certaines pages du livre de Milner de déterminer si ce qu’il entend par « Europe » s’incarne dans son discours dans 1/ la politique des États de l’Union européenne ; 2/ l’opinion publique européenne ; 3/ le néo-progressisme d’inspiration altermondialiste et tiers-mondiste 4/ l’orientation moderniste et nihiliste de la société européenne placée sous l’égide de la technique. Ou plutôt, toujours pour les besoins de la cause, elle est les quatre à la fois ou alternativement. Dans ses aspects politiques – de la Realpolitik aux utopies gauchistes –, sociaux et culturels, scientifiques même, l’Europe selon Milner n’est plus qu’une immense conférence de Durban.
Déjà l’Europe n’existe guère. Mais les Juifs ne semblent guère exister davantage dans la construction de Milner. À vrai dire, il n’est depuis longtemps question que du « nom juif » terme dont la lacanité peine à masquer le flou. De cette immense fresque du rapport entre l’Europe et les Juifs, ces derniers sont paradoxalement les grands absents. J’entends les Juifs concrets, les Juifs comme acteurs de l’Histoire, agents de leur devenir, et non cette formulation algébrique qui les réduit à n’être rien d’autre que la loi de « quadriplicité » et la forme par excellence du Nom/Non du Père. Il n’est nullement fait état de la manière dont les Juifs eux-mêmes, parfois sous l’impulsion de l’extérieur, mais aussi de leur propre initiative (le sionisme, le bundisme), ont été amenés à repenser leur identité, en mettant au premier plan, selon des dosages sans cesse mouvants, la confession, l’ethnie, la culture ou la nation.
L’État d’Israël non plus n’existe guère, paradoxalement, dans la pensée de Milner. On chercherait en vain la moindre connexion entre l’évolution du rapport de l’Europe et d’Israël et l’évolution même du projet sioniste : puisque l’Europe est de toute nécessité, et pour des raisons ontologiques, vouée à la disparition d’Israël, tout n’est plus, dès lors, que jeu de masques. Il est inutile de faire la différence entre ceux qui désirent, explicitement ou sournoisement, la disparition d’un État juif et ceux des Européens qui fondent leurs espoirs sur la reconnaissance mutuelle d’un État juif et d’un État palestinien, entre ceux qui diabolisent Sharon parce qu’ils haïssent Israël et ceux qui critiquent la politique de Sharon parce qu’ils espèrent voir Israël retrouver le chemin de la légalité internationale. Il vaut mieux confondre les deux dans une même logique, celle qui fait qu’« Oslo ou pas, l’Europe continentale ne peut pas ne pas désirer la disparition d’Israël » (p.73). L’idée qu’Israël, quelle que soient les difficultés du moment, ait encore des amis en Europe ne semble pas même pensable à Milner, encore moins l’idée qu’on puisse être à la fois amis du sionisme, amis d’Israël et considérer que la politique de colonisation fut et reste une catastrophe. Il n’y a donc aucune différence entre ceux qui laissent parler leur haine d’Israël et ceux qui, de bonne foi, veulent introduire un peu de raison dans les passions politiques et religieuses du conflit israélo-arabe.
On comprend aussi le discrédit qui affleure, d’un bout à l’autre de ce livre, sur « le processus de paix », qui n’est pas seulement l’objet d’une habile déconstruction intellectuelle, mais qui s’éclaire à la lumière d’arrière-pensées politiques. Ainsi, « Oslo n’était rien d’autre que ceci : une des dernières circonstances où le Juif s’essaie de se faire européen » (p.76), significativement dans un de ces pays scandinaves qui sont « les premiers » à avoir « dit non à l’Histoire » (p.76). Tout se passe comme si la belle horlogerie conceptuelle avait, entre autres, pour objet d’élaborer une justification philosophique d’un irrédentisme politique. Dans un entretien ultérieur (Actualité juive, 11 décembre 2003), Milner use d’un langage plus direct en décrétant que « tous les plans de paix, y compris celui qui vient d’être présenté à Genève, sont faits pour s’inscrire dans la longue tradition européenne des traités de paix perpétuelle […]. La question qu’Israël se pose encore aujourd’hui, c’est de savoir si ces plans recevront un “bon point” de l’opinion éclairée en Europe […]. L’Histoire est une chose trop sérieuse pour se faire à coups de “bons points” ». Les patriotes israéliens qui ont travaillé des années à ce projet apprécieront la finesse de l’hommage ; mais il est certain que l’extrême droite nationaliste et religieuse israélienne n’a pas ces coquetteries.
En haine de l’Europe, ou la secrète alliance des radicalités
Encore deux précisions.
Un livre tel que celui de Milner s’inscrit dans une tradition de radicalité, qui, au-delà des affiliations politiques, unit l’antimodernisme conservateur et certains courants de l’extrême gauche intellectuelle. Une certaine « pensée 68 » – pour reprendre le titre de l’essai controversé de Ferry et de Renaut – s’est employée jadis à nous faire croire que les écoles de la République étaient des camps de concentration, que la publicité et le journal télévisé étaient des manipulations plus sournoises mais non moins totalitaires que la propagande stalinienne ; en somme que la différence entre la démocratie et le fascisme était fallacieuse. À une certaine altitude, tout finit en effet par se ressembler. Cette pensée, qu’on croyait discréditée par l’expérience antitotalitaire, est en train de renaître sous diverses formes ; et l’on est frappé de voir resurgir, chez des auteurs aussi apparemment différents que Milner et Giorgio Agamben, une même obsession de la terreur larvée (« les penchants criminels ») qui gouvernerait, parfois à son insu, l’ordre démocratique. (Curieusement, R. Redeker, qui a souvent dénoncé avec lucidité certains aspects de la pensée d’Agamben, ne semble pas voir cette parenté.)
Je ne sais si la référence à Foucault, commune à certaines analyses d’Agamben et de Milner, explique ce type de dérive conceptuelle, qui tend à faire de toute démocratie un cryptofascisme. On perçoit en tout cas, dans une telle pensée, sinon le retour d’un « sens de l’Histoire », du moins le sentiment obsessionnel d’un déterminisme inexorable, devant lequel la liberté humaine et la raison se trouvent entièrement désarmées : la logique biopolitique d’Agamben, la structure d’illimitation chez Milner avec leurs corollaires respectifs (extension du domaine du ban, élimination du Juif), ont remplacé la fatalité ancienne, la nécessité marxiste, voire la pensée du complot (toutes ces formes de « causalité diabolique »).
Ce déterminisme culturel rapproche aussi, dans une tout autre perspective, l’œuvre de Milner de celle de l’historien Daniel Goldhagen, Les Bourreaux volontaires de Hitler. La gradation, en quelques années, n’en est pas moins notable : alors que Daniel Goldhagen se contentait d’imputer à la culture germanique un antisémitisme « éliminationniste » qui précédait de beaucoup le génocide hitlérien, orientant toute l’histoire culturelle allemande vers la solution finale, Milner étend cette finalité exterminatrice à l’ensemble de l’Europe démocratique et la prolonge jusqu’à nos jours. Tant pis pour le discernement historique, pourvu que la construction intellectuelle ait l’allure d’un beau théorème.
Plus fondamentalement encore, on est frappé par la puissance d’un ressentiment anti-européen qui, somme toute, n’est guère différent, par-delà les antipodes politiques, de celui qui, à Durban, a fait le procès indistinct et exclusif d’Israël et des États-Unis, sans épargner l’Europe, son passé colonial et esclavagiste. C’est un des aspects les plus troublants de cette lecture : cette instruction à charge, et à sens unique, dirigée contre le monde occidental révèle, in fine, une affinité entre sa logique et une pensée qu’il abomine à juste titre. La « durbanisation » indistincte de l’Europe trahit la « durbanisation » inconsciente de la pensée milnérienne. On imagine avec effroi ce que serait un Milner antisioniste. Ou plutôt on ne le sait que trop.
Ceux qui, comme Claude Lanzmann, louent la radicalité de la pensée de Milner (« ce courage est précisément celui de la pensée la plus radicale […] car le sapeur Milner prend tout à la racine », Marianne, 10-16 novembre 2003), feraient bien, en effet, de s’aviser que c’est cette même radicalité purement formelle et étrangère à toutes les distinctions, fines ou moins fines, qui fondent la raison politique, qui est au service de la haine antisioniste. Sachons entendre ces penseurs « radicaux » de l’autre rive (infiniment plus nombreux, convenons-en). Ils expliquent que le sionisme est « par essence » une idéologie raciste et expansionniste ; ils n’ont guère de peine à trouver, dans le vaste corpus de la littérature sioniste, de quoi alimenter leur réquisitoire ; il leur suffit d’ériger tel ou tel doctrinaire en emblème d’Israël, d’épingler telle ou telle phrase accablante d’un responsable politique et d’en faire l’abrégé de l’histoire israélienne passée, présente et à venir – bref, d’ensevelir la complexité des processus historico-politiques aussi bien que la diversité interne à la réalité sociale, politique et humaine d’Israël, sous l’empire d’une idée unique. Ils continuent en expliquant que la naissance d’Israël est fondée – comme celle de l’Europe d’après 1945 selon Milner – sur un « péché originel » (l’expulsion des Palestiniens ici, le génocide des Juifs pour l’Europe) ; ils poursuivent en développant à loisir des analogies entre le sionisme et l’apartheid et pour les plus raffinés d’entre eux, entre le sionisme et le nazisme (la distinction entre les juifs et non-juifs ne joue-t-elle pas un rôle dans les deux systèmes ?). Gageons aussi que quelques citations bibliques ou talmudiques décontextualisées pourront, pour les plus intrépides, prolonger cette archéologie critique pour montrer que tous les crimes imputés au sionisme trahissent une barbarie plus fondamentale, inscrite dans la lettre de la Loi et dans le livre de Josué (c’est l’élégance d’un Louis Sala-Molins après avoir été celle d’un Roger Garaudy). Méprisable ? Sans doute. Mais ceux qui souffrent, comme beaucoup d’entre nous, de voir prospérer ce type de généalogie sauvage et spécieuse appliquée à la complexité du conflit israélo-arabe, devraient y réfléchir à deux fois avant de saluer la radicalité de Milner. J’attends qu’on m’explique la différence entre ceux qui, en toute fraternité, nazifient Israël et celui qui, doctement, fait de la démocratie européenne une version soft de l’hitlérisme.
Dernière note, personnelle et mélancolique…
Rejeter les thèses de Milner, ce n’est faire preuve d’un optimisme inconsidéré. Je n’ai pas eu besoin de ce livre pour mesurer, depuis bien longtemps, que, dès qu’il était question d’Israël, le délire guettait même ceux qui en semblaient le mieux protégés. À l’heure où j’écris ces lignes, je viens d’entendre, dans une émission du service public connue pour son sérieux et sa modération (L’Esprit public, 13 mai 2004), un commentateur, Roland Cayrol, déclarer que Sharon est un homme qui « mène la politique la plus follement brutale qu’on ait vue à la tête d’un État depuis des décennies » (sic). Ne lui suffisait-il pas de dénoncer la brutalité politique d’Ariel Sharon ? Roland Cayrol n’a rien d’un antisémite, mais l’extravagance de ses hyperboles témoigne de la précarité du discours rationnel dès lors qu’il s’attache à la situation israélo-palestinienne. D’où la double humiliation ressentie par un Juif épousant les positions du camp de la paix : celle de voir la réprobation d’une politique prendre les proportions d’une divagation ; celle de devoir perdre tant d’énergie à prouver que Sharon n’est pas Pol Pot alors même qu’il en condamne la politique. Il n’est pas de conflit qui amène, aussi vite, à côtoyer les régions du mythe et de la folie (douce quand il s’agit d’humanistes estampillés, de républicains avertis et de libéraux bien intentionnés, furieuse quand il s’agit d’antisémites décomplexés). C’est pourquoi je ne suis pas choqué par la formule, déjà ancienne, et reprise par Milner, qui fait d’Israël « le Juif des nations », à condition toutefois de ne pas donner à cette expression une acception exclusivement exterminatrice…
Mais on ne combat pas un simplisme par un autre simplisme. Voilà des années que l’atmosphère est empoisonnée par ceux qui, des deux côtés, s’obstinent à ne voir dans le conflit israélo-arabe que l’affrontement d’une Victime hyperbolique et d’un Bourreau absolu, par ceux qui opposent leur légende dorée à la légende noire de l’ennemi. Nous crevons, aujourd’hui, de cet empire de la fable et du mélodrame dans l’analyse politique.
Aujourd’hui, bien des Juifs européens sont inquiets, moins pour eux-mêmes que pour l’avenir de leurs enfants. Beaucoup en viennent à se demander, parfois, s’ils auront encore leur place dans l’Europe de demain. Le livre de Milner rencontre cette angoisse, mais jette sur elle un éclairage fallacieux, une rationalité trompeuse, qui plus est avec un appareil d’intimidation argumentative qui rappelle le terrorisme idéologique des années de plomb. L’un des griefs les plus sérieux que l’auteur de ces lignes pourrait adresser à un tel livre n’est pas tant d’avoir exprimé les angoisses trop souvent tues devant la poussée fulgurante de l’antisémitisme ; c’est, au contraire, de risquer, par ses outrances et ses errances, de disqualifier l’expression même de cette angoisse. Je crains que « l’effet Milner » ne soit, toutes choses égales, comparable à « l’effet Fallaci ». Pour tous ceux – dont je suis – qu’alarme le danger de pénétration islamiste en Europe, le brûlot d’Oriana Fallaci, loin d’être un soutien, est un désastre : en s’abandonnant à une rhétorique haineuse et phobique, il jette un soupçon de racisme sur toute défense rationnelle et humaniste de la culture européenne. J’imagine sans peine qu’il y a des défenseurs sincères de la cause palestinienne pour qui les délires antijuifs d’un Roger Garaudy ou d’un Israël Shamir sont, de manière analogue, une calamité plutôt qu’un réconfort. Certes, le débat avec Milner se situe à une tout autre hauteur intellectuelle et l’on ne saurait comparer les bas-fonds où nous confinent les pamphlétaires susnommés à l’exigence de pensée que sollicite un ouvrage comme Les penchants criminels de l’Europe démocratique. Mais le grief n’en est que plus motivé : c’est justement parce que Milner est un penseur exigeant que ses extrapolations sont irresponsables.
Des jours difficiles se préparent. Il nous faudra tout à la fois, combattre ceux qui font profession de ne pas voir « l’antisémitisme qui vient » (Finkielkraut), ses formes et ses masques nouveaux, et refuser de verser dans cet esprit de système qui est la forme sublimée de la Paranoïa (et parfois du mépris). Il nous faudra à la fois, devant les nouvelles formes de l’antisémitisme, refuser les facilités du « circonstancialisme » (la banalisation de l’antisémitisme comme simple répercussion du conflit israélo-arabe, de la politique israélienne ou de l’exclusion sociale) et la tentation de l’essentialisme (une Europe consubstantiellement antisémite). Bref, refuser toutes les pensées uniques. Le paradoxe de la pensée unique, en effet, est qu’il y en a plusieurs : celle du Monde diplomatique et de Politis en est une ; le « complexe de Massada », qui règne sans partage dans certains milieux communautaires, en est une autre.
Nous avons encore à tirer toutes les conséquences de la révolution politique représentée par le sionisme. La première : avoir rapatrié le peuple juif dans l’Histoire, avec ce que cela comporte de grandeur, mais aussi de risque, en tout cas de responsabilité. La seconde : nous obliger à articuler la fidélité à nos communautés politiques et nationales (désormais définie non plus comme un destin, mais comme un choix : depuis la naissance d’Israël tout Juif est libre, s’il le désire, de ne plus être Français ou Européen) et les formes de notre solidarité avec un État où se joue, désormais, l’avenir du peuple juif dont nous nous réclamons. Sur cette ligne de crête entre le souci de soi et la responsabilité devant l’Histoire, dans cet arbitrage délicat, et souvent inconfortable, entre nos devoirs, il est plus que jamais nécessaire de s’armer de discernement. Quelque chose me dit que, pour relever ces défis, des livres comme ceux de Jean-Claude Milner ne nous seront pas d’un grand secours.
Note de l’auteur (2019). Cet article a été publié dans le n°11 de Plurielles (2004), revue culturelle juive dirigée par Izio Rosenman. À l’exception de la correction de coquilles, rien n’en a été modifié. Ni les livres ultérieurement publiés par Jean-Claude Milner ni les développements politiques et sociaux de ces quinze dernières années ne sont donc pris en compte.
Bibliographie
- Giorgio Agamben
Homo sacer I : Le pouvoir souverain et la vie nue, Titre original : Homo sacer. I, il potere sovrano e la nuda vita (1995), Traduit de l’italien par Marilène Raiola Seuil, 1997, Collection L’ordre philosophique.
Homo sacer III, Ce qui reste d’Auschwitz: l’archive et le témoin, Titre original : Homo Sacer III, Quel che resta di Auschwitz, (1998) Traduit de l’italien par Pierre Alferi, Payot et Rivages, 1999. - Robert Badinter, Libres et égaux : L’émancipation des Juifs sous la Révolution française (1789-1791), Fayard, 1989.
- Rémi Brague, Europe, la voie romaine, Gallimard, 1999, Collection Folio-Essais n°343.
Pascal Dethurens, Écriture et culture : Écrivains et philosophes face à l’Europe 1918-1950, Honoré Champion, 2000, Collection Bibliothèque de littérature générale et comparée. - Oriana Fallaci, La Rage et l’orgueil, Traduit de l’italien par V. France, avec la collaboration de l’auteur, Plon, 2002.
Sur la réception de ce brûlot anti-islamique :
B. Cousin et T. Vitale, 2005, « Quand le racisme se fait best-seller. Pourquoi les Italiens lisent- ils Oriana Fallaci ?», La Vie des Idées, 2005, pp. 71-77. On le trouve à l’adresse suivante : https://hal-sciencespo.archives-ouvertes.fr/hal-01020648/document
B. Cousin et T. Vitale, « Le magistère islamophobe d’Oriana Fallaci ; Origines et modalités du succès italien de la « trilogie sur l’islam et sur l’Occident, (2001‐2006) », Presses Universitaires de France, Revue « Sociologie » 2014, N°5 , p. 61 à 79. On le trouve à l’adresse suivante : https://www.cairn.info/revue-sociologie-2014-1-page-61.htm - Luc Ferry, Alain Renaut, La pensée 68 : Essai sur l’anti-humanisme contemporain, Paris, Gallimard,1988, Collection Folio Essais n°101.
- Alain Finkielkraut, Comment peut-on être croate ?, Gallimard, 1992, Collection Hors série Connaissance.
- Roger Garaudy, Les Mythes fondateurs de la politique israélienne, 1995, La Vieille Taupe. Voir pour l’itinéraire idéologique de ce personnage, Christian Godin, « L’antisionisme obsessionnel : le cas Roger Garaudy », Cités, 2011, N°3-4, pages 215 à 226. On peut en prendre connaissance : https://www.cairn.info/revue-cites-2011-3-page-215.htm#
- Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde¸ Galllimard, 1985, Collection Bibliothèque des Sciences Humaines.
- Daniel Goldhagen, Les Bourreaux volontaires de Hitler, Paris, Seuil, 1997.
- Abbé Grégoire, Essai sur la la régénération physique, morale et politique des juifs (1787), Préface de Robert Badinter, Stock, 1988.On peut lire ce texte admirable inspiré par la philosophie des Lumières, à l’adresse suivante : http://classiques.uqac.ca/classiques/Gregoire_Henri/Gregoire_Henri.html
- Samuel Huntington, Le choc des civilisations, Titre original : The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order (1996), Traduit de l’anglais par J.-L. Fidel, G. Joublain, P. Jorland, J.-J. Pédussaud, Odile Jacob, 1998.
- Emmanuel Lévinas, Totalité et infini : Essai sur l’extériorité (1961), Paris, Le Livre de Poche, Collection Biblio/Essais, 1991.
- Benny Lévy, Être juif : Étude lévinassienne, Verdier, 2003.Sur cet ouvrage, voir ma recension ultérieure : « De Révolution en Révélation : impasse Benny Lévy» in Plurielles no 17, Numéro : « Figures du retour : retrouver, réparer, renouer », 2012. On peut le lire à l’adresse suivante : http://www.ajhl.org
- Thomas Mann, Joseph et ses frères (1933-1943), en allemand : Joseph und seine Brüder. Les histoires de Jacob, Titre original : Die Geschichten Jaakobs (1935), Traduit de l’allemand par Louise Servicen, Gallimard, Collection L’Imaginaire n° 67. – Le jeune Joseph, Titre original : Der Junge Joseph (1936), Traduit de l’allemand par Louise Servicen, Collection L’Imaginaire n° 68. – Joseph en Égypte, Titre original : Joseph in Aegypten (1938), Traduit de l’allemand par Louise Servicen, Collection L’Imaginaire n° 69. – Joseph le nourricier , Titre original, Joseph, der Ernährer (1949), Traduit de l’allemand par Louise Servicen, Collection L’Imaginaire n° 70.
- Friedrich Nietzsche, Pensées sur les chers Européens d’aujourd’hui et de demain (1885-1888) in J.-P. Faye. Les philosophes et l’Europe, Gallimard, 1992, Collection Arcades.
- Louis Sala-Molins, Le Livre rouge de Yahvé, La Dispute, 2004. Sur cet essai « historique » violemment antisémite/antisioniste, on lira l’analyse de S. Trigano qui le situe dans le contexte de sa publication. Shmuel Trigano, La construction du Juif comme barbare, Pardès, 2005, N°3, p. 197-212. On peut le lire à l’adresse suivante : https://doi.org/10.3917/parde.038.0197