Juifs et chrétiens :

Une certaine histoire du Moyen Âge

par Damien Labadie

Bernhard BLUMENKRANTZ, Juifs et chrétiens dans le monde occidental, 430-1096, Préface de Gilbert Dahan, Peeters, Paris – Louvain, 2006 (Première édition : 1960), Collection de la Revue des Études juives.

Juifs et chrétiens dans le monde occidental (430-1096) de Bernhard Blumenkranz examine la place et le rôle des Juifs en Occident (Afrique du Nord, Gaule, Espagne, Italie, Angleterre, Allemagne) à l’époque du Haut Moyen Âge. L’étude attentive et patiente de cette période, entre la mort de saint Augustin (430) et le début des Croisades (1096), révèle l’existence de situations originales et contrastées, voire, quelquefois, insolites. En effet, cohabitant étroitement avec les chrétiens, auxquels ils se mélangent volontiers, les Juifs, malgré des mesures vexatoires, s’investissent avec détermination et audace dans la vie politique, économique et spirituelle de la société médiévale. Bien que Juifs et chrétiens du Haut Moyen Âge aient conscience de leur différence, ils ne sont pourtant pas antagonistes car, comme le dit Bernhard Blumenkranz, « différence ne signifie pas nécessairement opposition, et encore moins conflit », p. 376.

C’est bien tout l’intérêt du livre de Bernhard Blumenkranz de nous faire découvrir les diverses facettes de cette réalité nuancée, à une époque où, avant les premiers grands massacres du XIIème siècle, les communautés juives demeurent encore assez vigoureuses pour, non seulement, défendre leur foi par le moyen du dialogue polémique, mais aussi d’entreprendre de véritables missions de conversion auprès des chrétiens.

Esquisse biographique d’un Juif exilé

En 1960, la parution de ce maître ouvrage, qui s’inscrit dans la continuité des recherches menées par Marcel Simon sur le judaïsme antique, marqua un renouveau décisif dans les études juives en France après la Seconde Guerre mondiale. Aux côtés de Georges Vajda, d’André Neher et de Valentin Nikiprowetzki, Bernhard Blumenkranz fut l’un des artisans les plus brillants de la restauration des études juives en France après 1945. À cet égard, sa contribution à la recherche française est d’autant plus remarquable qu’elle fut l’œuvre d’un exilé, de surcroît d’un exilé de langue allemande.

Né dans une famille juive orthodoxe  – bien qu’il eût lui-même abandonné, plus tard, toute pratique religieuse – d’origine polonaise, Bernhard Blumenkranz vint en France un peu avant la guerre, puis se réfugia en Bâle, en Suisse, à l’orée du conflit. Il y acheva son doctorat en théologie, intitulé Die Judenpredigt Augustins (Les sermons d’Augustin sur les Juifs), qui fut publiée à Bâle en 1946 (puis rééditée à Paris en 1973). Après la fin de la guerre, il retourna en France où il fut admis au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Ayant dorénavant choisi le français comme langue d’expression scientifique, il s’attela à la rédaction d’une thèse d’État menée sous la direction d’Henri-Irénée Marrou et soutenue devant, entre autres personnalités, Marcel Simon, membre du jury. Intitulée Juifs et chrétiens dans le monde occidental, 430-1096, sa thèse de doctorat signa l’aboutissement de plusieurs années de recherche consacrées aux rapports entre Juifs et chrétiens durant l’Antiquité tardive et le Haut Moyen Âge.

Pour autant, il ne cessa de poursuivre ses enquêtes en ce domaine, en fondant, notamment, la Nouvelle « Gallia Judaica », unité de recherche du CNRS dont l’objectif fut initialement de renouveler de fond en comble le Dictionnaire de géographie des Juifs en France médiévale d’Henri Gross, paru en 1897. Il publia également, toujours dans le domaine médiéval, la Disputatio Iudei et Christiani de Gilbert Crispin (Utrecht – Anvers, 1956), un célèbre dialogue judéo-chrétien de la fin du XIe siècle, puis, en 1962, Les Auteurs chrétiens latins du Moyen Âge sur les Juifs et le judaïsme, somme admirable de littérature latine médiévale.

Un second domaine de prédilection de Bernhard Blumenkranz fut l’iconographie, au sujet de laquelle il écrivit de riches et belles pages, en particulier dans Le Juif médiéval au miroir de l’art chrétien (Paris, 1966). Enfin, sans délaisser les deux champs précédemment évoqués, c’est à l’histoire des Juifs de France, sa patrie d’adoption, qu’il consacra ses nombreuses recherches en faisant paraître, entre autres, l’ouvrage collectif intitulé Histoire des Juifs en France et la Bibliographie des Juifs en France.
Par leur vitalité et leur ampleur, les recherches de Bernhard Blumenkranz contribuèrent, de manière déterminante, à  l’essor des études sur le judaïsme médiéval en Occident durant la seconde moitié du XXème siècle, aussi bien en France, en Allemagne, aux Pays-Bas qu’en Israël. À ce titre, la dette des chercheurs contemporains à son égard ne saurait être sous-estimée.

Juifs et chrétiens : des « rapports de bon voisinage »

Dès les premières pages, Bernhard Blumenkranz affiche un optimisme déconcertant bien qu’il fût lui-même témoin, peu de temps auparavant, de la destruction du judaïsme européen. Cet optimisme semble être l’un des ressorts intimes de l’enquête qu’il a menée. En dépit de l’hostilité que le christianisme avait exprimée, des siècles durant, à l’égard des Juifs, l’historien ne se résout pas à admettre qu’il en fut toujours ainsi. N’y aurait-il pas eu, au cours des premiers siècles de cohabitation, des éclats discrets et passagers de quelque témoignage d’« amour » des chrétiens à l’égard des Juifs ?

Miniature dans un rituel de prière(Mahzor)/ Leipzig /1320/Musée Beit Hatsfoustot/Tel Aviv

« J’avais commencé mon étude avec une hypothèse de travail. Celle de ne trouver dans la bouche et sous la plume des Pères de l’Église rien – ou peu s’en faut – que des paroles d’amour à l’égard des Juifs. Celle également de découvrir dans les faits une cohabitation paisible, aimable, entre les tenants des deux religions. Constater, en un mot, que, si près de l’origine du christianisme, il ne pouvait encore y avoir d’hostilité déclarée, décidée, entre les religions mère et fille. J’ai été vite détrompé. Non seulement sur le plan littéraire, mais encore dans les contacts quotidiens, aucune aménité ne régit les rapports. Le ton de part et d’autre est acerbe, violent… », p. IV.

Mais, de manière inattendue, l’auteur avance aussitôt une explication – déjà documentée par Marcel Simon – qu’il reprendra pour la période médiévale : « De cette situation qui était responsable, ou plutôt, quelle en était la raison ? Je découvris alors en premier lieu l’existence d’un actif prosélytisme juif ; le Judaïsme n’avait en rien abdiqué de son désir de mission et d’expansion » (p. IV). Sur les fondations de ces premières découvertes, Bernhard Blumenkranz s’attendait à voir la situation du judaïsme se dégrader inexorablement au cours des siècles ultérieurs, surtout depuis l’instauration du christianisme comme religion d’État sous l’empereur Théodose I (388-395). Néanmoins, dépouillant avec soin les textes de polémique anti-juive, les textes historiques et les textes législatifs, le chercheur fut, une nouvelle fois, contredit par ses recherches. Ainsi, malgré l’essor de royaumes chrétiens sur les ruines de l’Empire romain et la puissance accrue de l’Église, les Juifs du Haut Moyen Âge, en Occident, continuèrent à vivre librement avec leurs voisins chrétiens, à travailler avec et pour eux ; ils ne se résignèrent pas, en outre, à abandonner leur ferveur prosélyte et leurs activités missionnaires, malgré les interdits énoncés par le droit canon. Le judaïsme du Haut Moyen Âge, loin d’être abattu et dénigré, manifesta vitalité et robustesse dans un contexte qui ne fut pas toujours, tant s’en faut, résolument hostile.

Ainsi l’hypothèse primordiale de Bernhard Blumenkranz sur le judaïsme antique (y eut-il jamais « une cohabitation paisible, aimable, entre les tenants des deux religions » ?), infirmée dans son enquête sur Augustin, fut rétablie dans un second temps pour le Haut Moyen Âge. Car, comme il le dévoile, par des exemples édifiants commentés tout au long de la première partie de son livre, Juifs et chrétiens vivaient en rapport de « bon voisinage », si bien qu’il était impossible, généralement, de distinguer un Juif d’un chrétien. Ce fut d’abord le cas pour la question de la langue : Juifs et chrétiens parlaient tous le latin vulgaire, et bien rares étaient les Juifs capables de comprendre correctement l’hébreu biblique ou littéraire. Comme l’explique Bernhard Blumenkranz, « Même sur le plan cultuel et culturel l’hébreu cède du terrain à la langue vulgaire. Rachi, le plus grand savant juif de France, qui vécut à Troyes de 1040 à 1105, rédigea ses commentaires de presque toute la Bible et de presque tout le Talmud. Mais ce texte d’un hébreu facile et coulant est farci en même temps de centaines et de centaines de termes en vieux français destinés à rendre à ses lecteurs plus aisée la compréhension d’un passage difficile. Un peu plus d’un siècle plus tard, le même souci engagera Salomon de Dreux à faire suivre, au soir du Séder, la lecture du texte hébraïque de la Haggada par sa traduction en français. Tous les pères de famille juifs imitent alors son exemple pour s’assurer de ce que toute la maisonnée comprend vraiment le récit », p. 5.

Une disputation/Les protagonistes juifs sont reconnaissables à leur couvre-chef pointu imposé/Gravure sur bois de Johannes von Armssheim/1483/Source Wikipedia

Cette communauté de vie entre chrétiens et Juifs s’exprimait également par l’habillement, les noms (des Juifs portaient des noms latins et des chrétiens portaient des noms hébreux), les lieux de vie (la toute première création d’un quartier juif ne date que de 1084, à l’initiative de l’évêque de Spire), les professions (chrétiens et Juifs exerçaient les mêmes métiers – et Bernhard Blumenkranz, pour la première fois, a bien souligné la part très importante des Juifs dans l’économie agricole), ainsi que par le service armé.

Dans le domaine religieux, il n’était pas surprenant, dans les cercles intellectuels et lettrés, de voir des chrétiens connaître à fond les textes et la législation rabbiniques (comme l’évêque Agobard de Lyon au IXème siècle) et, inversement, de rencontrer des Juifs experts du Nouveau Testament et des Pères de l’Église (à l’instar de l’interlocuteur anonyme de Gilbert Crispin au XIème siècle). Cette science partagée pouvait donner lieu à de mémorables débats ; mais les échanges pouvaient aller bien plus loin que de paisibles discussions sur le contenu de la foi. Propriétaires juifs et monastères procédaient souvent, entre eux, à des tractations foncières ; des Juifs, souvent des marchands, se retrouvaient comme conseillers spéciaux au service des évêques, lesquels n’hésitaient pas à leur confier des missions délicates ; des Juifs, en raison de leur impartialité, étaient cités comme témoins dans des litiges opposant deux monastères ou deux abbayes.
De même, des Juifs assistaient aux diverses manifestations publiques du culte chrétien, notamment lors de translation de reliques, se mêlant à la foule des fidèles. Il pouvait même arriver que des Juifs assistassent à la messe, sans que cela choquât l’assistance. Un cas rare, mais bien documenté, signale qu’en Bulgarie des communautés chrétiennes, qui ne disposaient pas de prêtre ordonné, demandèrent à des Juifs d’administrer des baptêmes. Le roi des Bulgares, en 866, prit conseil auprès pape Nicolas I au sujet de la validité de tels baptêmes. Aux yeux du souverain pontife, en raison de ces circonstances très particulières, ces baptêmes étaient parfaitement réguliers. Dans le sens inverse, il n’était pas exceptionnel que des chrétiens, lassés par les sermons de leur prêtre, préférassent écouter l’homélie synagogale, en dépit des remontrances de leur évêque… Et, entre voisins ou amis, Juifs et chrétiens s’invitaient régulièrement lors des repas des grandes fêtes de l’année.

Le drame espagnol
Néanmoins, ce tableau apparemment idyllique ne doit pas cacher les disparités assez spectaculaires dans la façon dont les chrétiens, en Occident, considéraient les Juifs. Si en Gaule, en Italie ou en Allemagne, une large tolérance prévalait – quoique tempérée par les sommations, souvent inefficaces, de l’institution ecclésiale – l’Espagne wisigothique représente un cas à part, au sujet duquel Bernhard Blumenkranz affirme : « C’est la rare fois où pouvoir civil et pouvoir religieux, dans un important ensemble territorial, conjuguèrent leurs efforts contre eux [les Juifs] », p. 105. Bernhard Blumenkranz accorde un traitement tout particulier à cette histoire tragique. Dès 589, sous l’impulsion du roi Reccarède, le troisième concile de Tolède édicta, dans son canon 14, le baptême obligatoire pour tous les enfants nés d’un mariage mixte judéo-chrétien. Cette mesure, qui fut poursuivie sans relâche dans les années qui suivirent, n’avait qu’un seul objectif : anéantir le judaïsme espagnol. Pour autant, le pouvoir religieux et le pouvoir civil, soupçonnant les Juifs convertis de force de rester encore attachés à leur foi antérieure, imposèrent des mesures drastiques pour s’assurer de leur sincérité.

Ainsi, du côté de l’Église, le sixième concile de Tolède, en 638, contraignit les Juifs convertis « à prononcer en public une Confessio, tenant de la confession de leurs fautes passées, de l’engagement à la stricte fidélité envers la foi catholique, en même temps que du pamphlet missionnaire », p. 113. Mais cela ne suffisait pas. Le huitième concile de Tolède, de 653, exigea encore une confession sous la forme d’un placitum, sorte d’engagement par lequel le Juif baptisé renonçait à maintenir tout lien avec des Juifs non baptisés. Les souverains, quant à eux, renouvelèrent vexations et persécutions, comme Sisebut en 613 et Erwige en 681. Or, depuis 589, tous les Juifs du royaume avaient été, censément, convertis de force au christianisme. Contre qui ces nouvelles mesures discriminatoires (tonsure, flagellation, castration, exclusion de la fonction publique, exil…) furent-elles donc mises en œuvre ? Ce sont bien les Juifs baptisés, dont la fidélité au catholicisme était immanquablement mise en doute, qui furent les victimes de ces incessantes attaques. Ainsi, deux catégories de chrétiens se firent jour en Espagne : d’un côté, les chrétiens nés dans une famille chrétienne – et dont on ne questionnait aucunement l’orthodoxie – et les chrétiens convertis du judaïsme – toujours soupçonnés de porter la macule juive et constamment sommés de protester de leur sincérité. Comme le montre Bernhard Blumenkranz, cette distinction tenace créa une situation paradoxale : la situation des Juifs non convertis devait paraître, finalement, plus enviable que celle de leurs frères convertis au catholicisme !
Toutefois, l’acharnement de l’Église et des rois à poursuivre les Juifs baptisés atteignit son comble lors du dix-huitième concile de Tolède de 694, convoqué par le roi Égica : désormais, plus rien ne devait distinguer un Juif converti d’un Juif non converti. Ils méritaient tous le même châtiment : «Préparée de la sorte, la punition que décréta le concile fut terrible. Plus aucun subtil distinguo entre Juifs restés Juifs, Juifs convertis relaps, Juifs convertis sincères ; accusés ensemble d’avoir trempé dans le même crime, ils sont confondus dans la même punition. Ils seront dépouillés de tous leurs bien qui échoient au fisc. Eux-mêmes seront réduits en esclavage perpétuel, dispersés à travers toutes les provinces de l’Espagne, remis à des maîtres que désignera le roi », p. 133.

Quelque vingt ans plus tard, les armées musulmanes conquirent la péninsule. Elles purent faire appel à ces esclaves juifs comme supplétifs. Par la suite, nombre de Juifs convertis abandonnèrent leur foi catholique et retrouvèrent leur religion ancestrale, qu’ils pouvaient désormais pratiquer ouvertement en régime musulman. Après cent cinquante ans de répression, la politique des rois et des clercs wisigothiques, qui escomptaient gagner les âmes par la force, aura été ainsi un échec funeste : « Une politique où l’aveuglement se le disputait à l’iniquité n’avait jamais réussi à gagner les uns, avait réussi à repousser à jamais les autres », p. 134.

La concurrence missionnaire
Le cas espagnol ne fit pas d’émules dans le reste de la chrétienté occidentale ; les canons antijuifs des divers conciles tolédanais ne furent pas repris ni imités ailleurs. Cette liberté accordée au judaïsme, observable en d’autres contrées, permit ainsi aux Juifs de vivre en bonne entente avec les chrétiens, mais aussi, comme le montre surtout Bernhard Blumenkranz, de poursuivre leurs missions de conversion. Comme dans l’Antiquité, le judaïsme du Haut Moyen Âge n’avait rien perdu de son zèle missionnaire. Les discussions polémiques, ainsi que les écrits apologétiques, fleurirent au cours de cette période. On doit surtout à des chrétiens convertis au judaïsme les assauts les plus virulents à l’égard du christianisme : Bodo-Éléazar – ancien diacre de Louis le Pieux qui n’hésita pas à s’exiler en Espagne musulmane pour professer sans entrave sa nouvelle foi – mais aussi Vécelin (converti en 1006 sous le règne de Henri II), l’archevêque André de Bari et Jean, jeune prêtre d’Oppido (convertis tous deux à la fin XIe siècle). Ces nouveaux convertis ne se contentèrent pas de blâmer la « maudite foi » chrétienne ; ils se lancèrent aussi dans des missions de conversion, qui suscitèrent de féroces mesures de répression contre les Juifs de la part des autorités civile et religieuse.
Mais c’est parmi les esclaves que le prosélytisme juif, selon Bernhard Blumenkranz, fut le plus actif. La multiplicité des mesures adoptées pour dissuader, voire empêcher, les maîtres juifs de convertir leurs esclaves (chrétiens ou païens) au judaïsme atteste l’ampleur du phénomène durant le Haut Moyen Âge : concile d’Orléans en 538, concile de Mâcon en 583, concile de Clichy en 626, concile de Chalon entre 639 et 654. Les autorités ecclésiastiques se lancèrent, à leur tour, dans une concurrence missionnaire destinée à arracher ces esclaves de leurs maîtres juifs pour les gagner à la foi chrétienne. Ainsi l’évêque de Lyon, Agobard, en fit-il un combat personnel. Ce dernier, soucieux d’administrer le sacrement du baptême à des esclaves païens venus lui en faire la demande, essuya le refus net de leurs maîtres juifs. En effet, la conversion d’un esclave au christianisme entraînait immédiatement son affranchissement et son rachat par un autre chrétien (stipulation du premier concile de Mâcon de 583) ; or les maîtres ne songeaient nullement à être privés de cette main-d’œuvre, acquise à prix fort et auprès de laquelle ils pouvaient exercer leur action missionnaire. Agobard s’efforça de rallier le soutien de Louis le Pieux, mais ce dernier prit le parti des maîtres juifs et énonça, de surcroît, l’interdiction de toute mission chrétienne auprès des esclaves des Juifs. Agobard, dans une tentative de compromis, proposa que les maîtres acceptassent de libérer leurs esclaves en échange d’une indemnisation de douze sous, très inférieure à la valeur réelle de l’esclave (soixante à quatre-vingt-dix sous). Ce fut peine perdue pour Agobard qui, pris dans ce terrible dilemme, n’avait de choix que de désobéir à Dieu ou à l’Empereur : « S’il [Agobard] tient compte de l’édit impérial et renonce à administrer le baptême aux esclaves des Juifs, il se trouve en état de révolte contre Dieu. Si, au contraire, il se conforme aux règles ecclésiastiques (et dispense le baptême), il doit redouter la colère de l’Empereur », p. 193-194. Ce cas précis illustre la concurrence que Juifs et chrétiens exerçaient auprès des esclaves pour la salut des âmes ; il met aussi en lumière que les Juifs, à l’époque carolingienne, pouvaient bénéficier du soutier total du pouvoir impérial face aux manœuvres de l’Église.
Le tournant croisé
C’est en 1096 que s’achève l’enquête de Bernhard Blumenkranz. Cette date marque l’avènement des Croisades, qui eurent des conséquences irrémédiables pour les Juifs d’Occident dès cette époque.

Exécution de Juifs (reconnaissables à leur chapeau d’infamie) lors de la Première croisade /Illustration d’une Bible française/1250

Unis autour de cette cause suprême, les chrétiens en exclurent les Juifs, qui furent désormais vus comme des concurrents en puissance : « le genre des guerres menées désormais ne permettait plus une fraternité d’armes entre Juifs et chrétiens », p. 384. Cet esprit de corps, nourri de fanatisme, se manifesta, en outre, par les massacres que les troupes, en chemin vers la Terre sainte, perpétrèrent à l’encontre des communautés juives. À l’élimination sociale et physique se joignait l’élimination économique, car de nombreux Croisés, autant guerriers que marchands en quête de richesses, créèrent de nouveaux sentiers commerciaux et se substituèrent aux commerçants juifs qui, pendant longtemps, avaient assuré la circulation de biens entre l’Occident et l’Orient.
Si les Croisades, selon Bernhard Blumenkranz, contribuèrent, plus que tout, à la détérioration de la condition des Juifs, la disparition progressive du droit romain – transmis en monde germanique par l’intermédiaire du Bréviaire d’Alaric – que supplanta progressivement la législation conciliaire, ainsi que l’avènement du système féodal – au sein duquel les Juifs « furent traités si non pas en serfs proprement dits, de toute manière comme des serfs », p. 386 – eurent leur part dans de ce processus.

Synagogue et Église/Cathédrale de Strasbourg

Pour mieux saisir ce changement, Bernhard Blumenkranz nous invite, dans ses lignes finales, à poser nos regards sur les représentations de la Synagogue sur le fronton des églises, avant et après le XIIème siècle : « Comment se montre-t-elle [la Synagogue] au fidèle chrétien à partir du XIIème siècle ? Aveugle, les yeux bandés, sa lance brisée, les tables de la Loi glissant de ses mains. C’est une image de la misère, de la déchéance, de la défaite. Mais avant le XIIème siècle, combien de fois ne la rencontrons-nous pas qui manifeste non pas la défaite, mais la révolte, non pas l’humiliation, mais le dédain. Son regard est d’insulte et de colère, ses gestes même sont de mépris et de fierté, son port est d’orgueil conscient et de superbe », p. 388-389.

Rien ne saurait mieux évoquer, sous la plume alerte de Bernhard Blumenkranz, ce tragique destin des Juifs d’Europe, dont l’historien a su, avec justesse et rigueur, situer la genèse et déceler les raisons profondes. Mais cette séparation entre Juifs et chrétiens, consommée dès le XIème siècle en Occident, signifie-t-elle que nous devions renoncer à tout espoir de réconciliation et de retrouvailles amicales ? Certainement pas.
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L’ouvrage de Bernhard Blumenkranz pourrait bien être le signe tangible d’une telle réconciliation, lui qui, tout exilé Juif qu’il fût, trouva en France, après la Shoah, paix et liberté pour y mener ses savantes recherches, encouragé autant par ses amis juifs que par ses amis chrétiens, avec qui il partagea l’euphorie de ses découvertes, mais aussi la joie discrète d’une affection réciproque.