Note de lecture 1
Rédigée par Doris Bensimon

Article mis gracieusement à la disposition du public par les  Archives de sciences sociales des religions, 112 | 2000, 81-82. URL : https://doi.org/10.4000/assr.20284

Jean-Marie DELMAIRE, De Jaffa jusqu’en Galilée. Les premiers pionniers juifs (1882-1904), Lille, Presses universitaires du Septentrion, 1999, Collection « Savoirs mieux ».

Professeur d’hébreu à l’Université Lille III, décédé en 1997, Jean-Marie Delmaire a consacré sa trop brève carrière à l’étude des mouvements sionistes du XIXème siècle. Cet ouvrage posthume, édité par son épouse, Danielle Delmaire, est le résumé de recherches menées dans des archives françaises et israéliennes. Il évoque les tâtonnements idéologiques et quotidiens de ces 30.000 hommes et femmes qui s’établissent de 1882 à 1904 en Palestine. Appelés par les historiens la première aliya, la première grande vague d’immigration juive, ces précurseurs du sionisme politique préconisé par Théodore Herzl à partir de 1896, jettent les fondements d’une nouvelle société juive en rupture non seulement avec les traditions religieuses, mais encore avec la modernité juive telle qu’elle était amorcée, au cours du XIXème siècle, par la haskala, les Lumières juives ou par l’émancipation civique dans plusieurs pays d’Europe et d’Amérique.


Quelques rabbins, mais surtout des intellectuels et des hommes politiques juifs et chrétiens avaient annoncé, dès le milieu du XIXème siècle le retour des juifs en Terre Sainte. Cette « prophétie » prit corps dans le contexte de l’éveil des nationalités en Europe centrale et orientale. Crises économiques et surtout persécutions amorcèrent dans les dernières décennies de ce siècle l’exode massif des populations juives. Les émigrants rejoignirent les Amériques. Moins nombreux, ils s’arrêtèrent en Europe occidentale. Un petit groupe seulement, animé par l’amour de Sion, tenta l’aventure d’un établissement en Palestine, alors une province de l’Empire ottoman. Dans l’histoire juive, les difficultés rencontrées par ces pionniers deviennent un mythe fondateur. Depuis une vingtaine d’années des historiens s’efforcent de rétablir l’équilibre entre la légende et la réalité. Parmi eux, Jean-Marie Delmaire est l’un des rares historiens français à s’être engagé dans cette démarche.
Son livre posthume qui est un résumé de sa thèse De Hibbate Zion au sionisme, soutenue en 1986, analyse la pluralité des courants idéologiques de ce groupe d’immigrants originaires de Roumanie, de Russie, de Bulgarie et du Yémen. Parmi eux, des traditionalistes et des agnostiques qui s’opposèrent aux anciennes communautés orthodoxes. Immédiatement, se pose le problème des relations entre religieux et laïques que l’État d’Israël n’a toujours pas résolu. Les immigrés laïques stimulés par des penseurs comme Ahad Ha’am ou Eliézer Ben Yehouda divergèrent sur le sens et l’orientation de la renaissance d’une créativité juive. Parmi les religieux se trouvèrent des opposants violents aux « impies » qui œuvraient à la renaissance du peuple juif sur sa terre avant la venue du Messie, mais aussi des rabbins qui dialoguèrent avec les nouveaux-venus.

Premier congrès de Amants de Sion/6 novembre 1884/Katowice

Les relations entre ces premiers immigrants et les Juifs de la diaspora restèrent étroites. Les nouveaux reprochaient aux anciens d’être confinés dans la prière et l’étude des textes sacrés. Ils vivaient de dons collectés en diaspora et répartis dans le pays d’Israël entre les différentes communautés selon des règles qu’elles contestaient. Pauvres, sans formation idéologique, les immigrants échouaient souvent dans leurs entreprises et surtout dans la fondation de leurs villages.
Eux aussi attendaient l’aide financière de leurs amis de la diaspora. À Paris, le baron Edmond de Rothschild s’engagea dans le soutien de leurs villages. Mais le baron ne rêvait pas du retour des Juifs au pays d’Israël. Ses méthodes d’encadrement furent contestées par les colons.
L’Alliance Israélite Universelle chargea Nissim Behar de la fondation d’une école professionnelle à Jérusalem.

Comme ailleurs dans le réseau de l’Alliance, la langue d’enseignement était le français. Mais Nissim Behar confia à Eliézer Ben Yehouda l’enseignement de l’hébreu moderne et participa activement à la formation des instituteurs qui diffusaient l’usage de cette langue dans le système éducatif naissant.
À maintes reprises, le baron et l’Alliance venaient au secours des immigrants. Leurs interventions auprès des autorités ottomanes méfiantes à l’égard des immigrés furent efficaces. Par la suite, ils furent accusés d’introduire l’esprit français dans le pays. Les recherches de l’auteur éclairent les difficiles relations entre le franco-judaïsme et le sionisme.
Jean-Marie Delmaire ne cache pas sa sympathie pour ces premiers pionniers juifs en pays d’Israël (…). Ce livre est une contribution à la compréhension de problèmes qui sont toujours d’actualité dans l’État d’Israël né plus de cinquante ans après cette première expérience.

Note de lecture 2

Rédigée par Vincent Vilmain

Article mis gracieusement à disposition du public par l’IESR – Institut d’étude des religions et de la laïcité . URL : https://irel.ephe.psl.eu/ressources-pedagogiques/comptes-rendus-ouvrages/jaffa-jusquen-galilee-premiers-pionniers-juifs-1882

L’ouvrage présenté ici, publié après la mort de son auteur Jean-Marie Delmaire, constitue un résumé, malheureusement succinct, d’une partie de la très importante thèse d’État, intitulée « De Hibbat Zion au sionisme politique », qu’il a soutenue en 1990.
Cet ouvrage est consacré à la vague initiale d’immigration juive d’essence nationaliste, entre 1882 et 1904, appelée aussi « première aliyah ». Au cours de cette période de la fin du XIXème siècle, 30 000 Juifs environ s’installèrent en Palestine. Vingt cinq colonies agricoles y furent fondées qui accueillirent 5 000 pionniers. La première aliyah jouit d’une réputation assez mauvaise dans l’historiographie sioniste traditionnelle qui accorde plus volontiers aux pionniers de la deuxième aliyah (1904-1914) le titre de bâtisseurs d’Israël.
Il est vrai que les difficultés économiques, politiques et sociales, ainsi que les épidémies, n’épargnèrent guère les colons juifs de la première aliyah. L’absence de cadre politique unifié, de même que certains choix désastreux ont pu effectivement laisser une impression d’amateurisme, impression à nuancer puisqu’elle ne vaut surtout qu’à la lumière des accomplissements ultérieurs de la seconde aliyah.
Plus encore, la première aliyah a vu sa réputation ternie par l’historiographie sioniste en raison des liens que les premiers colons entretinrent avec la France et avec le baron de Rothschild, lequel vint souvent à la rescousse de colonies continuellement menacées dans leur existence.

Baron Edmond de Rotschild (1835-1934)

Pourtant, l’histoire de la première aliyah n’est pas si négative, y compris si on se place du point de vue sioniste. C’est ce que démontre l’auteur. Comme tous les commencements, la première aliyah est en effet riche en enseignements.
Les premiers affrontements en Palestine n’opposèrent pas Juifs et Arabes, ni même Juifs et autorités ottomanes, mais plutôt la vieille communauté religieuse juive, essentiellement implantée à Jérusalem, Safed et Tibériade, aux nouveaux colons dont la plupart, influencés par les Lumières juives, étaient des « libres penseurs ». Outre les questions religieuses, les aspects économiques jouèrent également un rôle important. La plupart des Juifs vivant en Palestine à l’époque ottomane dépendaient des largesses de leurs coreligionnaires établis partout dans le monde. L’assiette était petite, le partage compliqué, les autorités juives de la communauté traditionnelle virent donc d’un mauvais œil le fait que des « libres penseurs » réclament eux aussi une part des dons.
La plupart des nouveaux colons venaient de l’Est de l’Europe. Leur arrivée coïncida avec la première vague de pogroms antijuifs en Russie (1881-1884). Bercés par la littérature nationaliste romantique qui s’était développée depuis les années 1860 au sein du judaïsme d’Europe centrale et orientale, la Palestine était pour eux une terre rêvée, un espace onirique. Le choc avec la réalité d’une région au climat difficile et infestée par la malaria fut souvent très rude.
Au clivage entre communautés juives ancienne et nouvelle s’ajoutèrent de multiples tensions à l’intérieur même des groupes de colons. Le mouvement Hibbate Zion /l’Amour de Sion, fondé en 1884 à Katowice et censé organiser colonisation et immigration, s’était en réalité scindé dès l’origine entre deux composantes antagonistes, l’une d’essence laïciste et moderniste, la seconde représentant l’archétype du futur mouvement sioniste religieux.
À ces multiples tensions s’ajoutait la présence française en Orient, via l’Alliance israélite universelle (AIU) et son réseau d’écoles, le baron de Rothschild et ses projets de colonies. Si les réalisations des uns et des autres pouvaient parfois se rejoindre, leurs ambitions étaient cependant fort différentes. Le baron et l’Alliance ambitionnaient de poursuivre la régénération du judaïsme et de prouver au monde entier, en particulier aux antisémites, que les Juifs pouvaient être des agriculteurs.
Quant au mouvement des Amants de Sion, son objectif était déjà clairement de constituer une entité juive nationale.
L’historiographie sioniste s’est longtemps penchée sur l’échec politique et économique de la première aliyah, incapable d’amener les nouvelles colonies à l’autosubsistance. L’auteur, sans nier cet élément, insiste cependant davantage sur les acquis culturels de la première vague d’immigration. Cette nouvelle présence juive accentua en effet la centralité de la Palestine dans les journaux et les romans juifs.
Une nouvelle identité juive était ainsi en gestation. Certes, le mouvement pionnier avait connu bien des échecs, mais le travail de la terre s’imposa peu à peu comme le marqueur principal de la nouvelle judéité. Surtout, sous l’influence de Ben Yehoudah, la Palestine devint le centre de la recréation de l’hébreu.
Quant aux relations avec le voisinage arabe, elles restèrent bonnes jusqu’au années 1900, voire 1910. Les heurts n’étaient absolument pas systématiques, et certainement pas politiques. Les écrits sionistes de la période reflètent au contraire une fascination très orientaliste pour l’Arabe, tour à tour bédouin, fier combattant du désert, puis fellah, digne travailleur de la terre.
Points forts

  • Un excellent ouvrage, clair, précis, accessible. On ne peut que regretter qu’il soit trop succinct au regard de l’œuvre initiale de son auteur sur le pré-sionisme et les Amants de Sion.
  • L’ouvrage est tout aussi important pour l’histoire du sionisme que pour celle de la Palestine à la fin du XIXème siècle.
  • Essentiel pour toute première approche.
  • Un nombre important de textes originaux, publiés pour la première fois en français.
  • Méthodique et bien organisé.