L’honneur d’un homme

par Ismaël Loubatières

Vincent DUCLERT, Alfred Dreyfus : l’honneur d’un patriote, Paris, Fayard, 2006.

Nous apprenons à l’école que l’Affaire Dreyfus (1894-1906) fut un grand moment de la Troisième République, celui où se déchaîna dans toute sa violence l’antisémitisme français mais aussi où la justice et le droit triomphèrent. Dans les manuels figurent l’exposé de quelques épisodes et quelques grandes dates de l’histoire judiciaire. Par-dessus tout, bien entendu, trône le justement célèbre article de Zola, le fameux « J’accuse ». L’événement est d’importance et constitue sans doute un moment clé dans l’Histoire de la France contemporaine, mais on en arrive à porter tant d’attention aux multiples protagonistes de cette intrigue, aux dreyfusards et aux anti-dreyfusards, qu’on finit par oublier celui qui en fut le point de départ … Alfred Dreyfus ! L’homme disparaît derrière l’Affaire… C’est cet oubli que Vincent Duclert, s’écartant des histoires « générales » consacrées à ces événements, a tenté de combler en écrivant Alfred Dreyfus : l’honneur d’un patriote, une imposante biographie du capitaine que sa célébrité même (dont il se serait assurément bien passé) a fini par occulter.

L’histoire intime et psychologique de l’Affaire que l’historien écrit repose principalement sur la correspondance des époux Dreyfus, sur les mémoires du soldat déchu, mais aussi sur ceux de ses soutiens, notamment le grand Théodore Reinach. Toute la documentation juridique des différents dossiers, des différentes éditions des écrits de Dreyfus ou de ses contemporains est bien entendue exploitée et largement détaillée en introduction. Au centre de l’analyse, Dreyfus : non pas « l’Affaire » dépourvue de tout dimension proprement humaine mais une existence de souffrances mais aussi de combats durant ces années.
Nous découvrons, présentée méticuleusement et non peut-être sans quelque pesanteur, sa personnalité et les sentiments qu’ont pu lui inspirer les épreuves qu’il dut subir.

Un monde bascule

Le récit débute in medias res. Le samedi 13 octobre 1894, le général Auguste Mercier, Ministre de la Guerre, fait procéder à l’arrestation du seul suspect identifié par les membres du bureau et du service de contre-espionnage. On vient chercher chez lui un officier d’artillerie breveté d’état-major, en fin de stage : Alfred Dreyfus. Mais il n’est pas à son domicile, avenue du Trocadéro. On laissa alors un pli signé du sous-chef d’état-major ainsi qu’un reçu ; à 6h on vint le récupérer auprès du capitaine. C’était une convocation pour une inspection réglementaire.
Rien de bien grave en somme….

Un rêve français

Tout se présentait sous les meilleurs auspices pour Dreyfus… Ses résultats remarquables le faisaient appartenir à l’élite de l’armée : à trente cinq ans il était l’un des jeunes officiers les plus en vue, au sein des corps d’artillerie. Issu de l’École Polytechnique, après avoir réussi les concours de l’École supérieure de guerre, d’état-major et de commandement.

Alfred Dreyfus/Photographie Gershel/Circa 1894

Alfred Dreyfus était un Juif alsacien qui avait de l’avenir dans une France qui se relevait de la défaite de Sedan, et qui devait faire partie de ceux grâce auxquels on récupèrerait l’Alsace et la Moselle ; un Juif reconnaissant envers la France de l’héritage révolutionnaire, qui lui avait apporté liberté et citoyenneté ; un époux et père comblé à qui son union en 1890 avec Lucie Hadamard, riche héritière d’un négociant parisien en pierres précieuses, avait donné deux beaux enfants, Pierre et Jeanne.
Cette réussite n’est pas un miracle ou l’effet d’un hasard : elle naît de sa volonté et des possibilités nouvelles offertes par la République. La fortune de son père fut un tremplin, finançant ses études à Chaptal et sa préparation à Sainte-Barbe. Il hérite surtout de ces parents juifs républicains l’ensemble des valeurs qui permettront son intégration au corps le plus « patriote », l’armée : il s’était ainsi éloigné de la tradition familiale des affaires et de l’enrichissement par l’industrie et le commerce. On connaît l’histoire de cette famille implantée depuis plusieurs siècles en Moselle, par son biographe Michael Burns. Un certain Abraham Israël Dreyfüss, tenant commerce de boucherie cachère, se lia en 1770 à la famille Meyer originaire de Mülheim. La famille est victime de violences durant la « grande peur de 1789 » – dirigées contre les « usuriers juifs » – et fut alors placée sous protection royale, jusqu’à ce que la République Thermidorienne mît fin à ces tensions.  
Ils s’installèrent à Mulhouse une génération après, rejoignant un terreau juif et protestant très important. Le commerce de tissus réussit à la famille, les investissements fonciers portent leurs fruits. Raphaël Dreyfus fonde en 1863 sa société de commandite.
Dans cette conjoncture favorable, Alfred naît le 9 octobre 1859, dernier d’une longue fratrie et bénéficiant d’une très bonne éducation, une éducation mulhousienne très française, contre la culture allemande : les enfants, bien qu’ils soient bilingues, portent ainsi des prénoms français. La défaite de 1870 marqua profondément le jeune homme, comme beaucoup de son temps. La victoire de Reichshoffen ouvrit aux troupes allemandes les portes de Mulhouse, qui fut occupée : ce fut la première humiliation révoltante.
Le traité de Francfort contraignit la population à des choix déchirants. Raphaël ne veut pas accepter une autre nationalité que la française, et encore moins que ses enfants ne soient astreints à la conscription allemande. Ils quittent Mulhouse pour Carpentras afin de garder pour lui et ses enfants, son identité légale française. Jacques, le frère aîné, restera dans la ville allemande, pour maintenir l’activité industrielle, car il en allait de l’avenir financier de la famille. Il pourra peu après s’installer dans la ville, neutre et proche, de Bâle, et diriger depuis ce point l’économie du clan.
C’est Alfred qui, le premier, dut se rendre à Paris afin de bénéficier des meilleures conditions de vie et d’intégrer les grandes écoles d’ingénieurs. Le comportement allemand, son développement intellectuel estudiantin, marque l’acte de naissance de son patriotisme. « Les souvenirs de la guerre de 1870 étaient restés si vifs dans mon esprit que je me décidai à embrasser la carrière militaire, malgré la situation avantageuse que j’aurais pu avoir dans l’industrie familiale » (p. 77). L’École Polytechnique lui offrait le choix futur de pouvoir être aux service des affaires familiales comme de la patrie, et ainsi de pouvoir ajourner son choix définitif. Cette école était d’ailleurs bien plus ouverte aux Juifs que Saint-Cyr, où le conservatisme idéologique les empêchait quasiment de rentrer. Polytechnique était davantage publique et laïque comme c’était aussi le cas dans la préparation au concours, à Sainte-Barbe. L’institution était au centre des attentes de professionnalisation et de modernisation des corps de l’armée : la science y pénétrait profondément, représentée par l’importance nouvelle donnée à l’artillerie. Les hauts techniciens concurrencent désormais les chefs de troupe dans la hiérarchie, au moins sur le plan symbolique.

Dreyfus réussit le concours en première présentation.  Âgé de dix-neuf ans, il était l’un des plus jeunes de sa promotion. Il décida de rester dans l’armée, et bien entendu, dans cette artillerie si prometteuse. Rapidement promu lieutenant en second, il suscite aussitôt des jalousies. Tout le monde s’accorde sur son cas : « un officier intelligent et rempli de bonne volonté » mais dont « l’intonation est très mauvaise » (p.81), rapporte son premier chef de corps. Il s’imposa par la précision et l’intelligence de ses ordres, de son travail et de son sérieux, plus que par son charisme naturel. Il préfère cependant la compagnie des jeunes femmes de la bourgeoisie à celle de ses camarades de régiment.
Pendant ce temps, ses frères ont repris la responsabilité des affaires. Son avenir matériel est assuré. La mort de sa mère en 1886 renforce sa volonté de mettre ses compétences au service de valeurs nobles. Il veut reprendre ses études, se diriger vers le concours de l’École supérieure de guerre. En 1889, il est promu capitaine.

La promotion de Dreyfus à l’école de Guerre lors d’une visite d’état major/1er rang, 3ème à partir de la gauche/1890


La veille de son mariage avec Lucie, le 20 avril 1890, il apprend qu’il est admis dans l’École.
Il avait rencontré sa future épouse, lors d’une réception donnée par les Hadamard. D’une famille de négociants en diamants de lorraine, les origines de cette famille remontent au début du XVIIIème siècle.
Les époux partagent le même attachement à la France et aux valeurs républicaines. Ils ont aussi de véritables sentiments l’un envers l’autre, chose rare dans le cadre des mariages arrangés de la bourgeoisie, juive ou non.
Ils s’unissent ce 21 avril à la Synagogue de la Victoire à Paris.

Invitation et Ketoubah/Contrat de mariage/Cérémonie présidée par le Grand Rabbin Zadoc Kahn/Voici le texte de l’invitation : « Monsieur Raphael Dreyfus a l’honneur de vous faire part du mariage de son fils Monsieur Alfred Dreyfus, capitaine d’artillerie, adjudant à L’École de Pyrotechnie de Bourges, avec Mademoiselle Lucie Hadamard. Vous êtes également conviés à la bénédiction nuptiale qui leur sera donnée le lundi 21 avril à 14 heures précises au Temple israélite, 44, rue de la Victoire à Paris. Mulhouse (Alsace) »

Leur voyage de noce entraîne les jeunes époux vers l’Italie et la Suisse, et, par un retour « en fraude », à Mulhouse. Ils emménagent rue du Trocadéro à la naissance de leur fille, Jeanne. Ils mènent le train de vie des gens fortunés, bénéficiant de l’excellente gestion familiale de leurs manufactures.
Fait notable, Alfred entretient deux chevaux ; ce qui lui permit de devenir un excellent cavalier. « Il mène la vie d’un riche et brillant officier dans une nation en paix » (p.99), comme l’écrit Mr. Burns.
Ils ne se préoccupent pas de ce qu’ils nomment alors « les passions » françaises. Ils ne méconnaissent pas l’antisémitisme, mais croient en sa disparition inéluctable entraînée par la marche du progrès dont ils se pensent désormais des acteurs. L’antisémitisme, dans leur esprit, doit pouvoir se combattre, comme tout autre désordre politique ou social. En mai 1892, au moment où il achevait l’École de guerre, une vive campagne de dénonciation fut lancée par la Libre Parole contre la présence d’officiers juifs dans l’armée. Édouard Drumont, le Marquis de Morés font revivre les heures des duels : le capitaine Meyer y succombera, ce qui provoqua un grand émoi parmi les Juifs et dans les milieux républicains. La haine s’exprime particulièrement contre les Juifs dans l’appareil d’État. Cela n’empêcha pas Dreyfus de vouloir accéder à l’état-major, ambition légitime que justifiait son brillant parcours.

Un officier en sursis

Vincent Duclert pense que les deux années précédant le début de l’Affaire montrait en négatif qu’Alfred Dreyfus était en sursis à l’état-major. Il aurait avancé trop vite et sans protection, et représentait un danger pour les tenants de l’ancien régime militaire ; il était juif, aussi, dans une institution où l’antisémitisme pouvait être puissant, réel et actif.
Symbolisant la voie moderne du recrutement par les grandes écoles et de la promotion par la compétence, il excelle dans l’analyse des dossiers techniques, se passionne pour l’artillerie lourde. Il apparaît comme un professionnel très complet, collectionne les éloges à toutes les étapes de son évolution, ne cesse d’apprendre et d’étudier, prend des initiatives nouvelles, imaginant même une méthode pour … obtenir des renseignements sur l’armée allemande…
Mais il défendait ainsi trop ouvertement la voie moderniste contre la voie traditionaliste qui recherchait des officiers capables de se conformer à un modèle déjà bien établi, pour maintenir les voies de cooptation. Or, trop intéressé par la chose militaire elle-même, Alfred Dreyfus, dans son zèle, ne discerne pas l’importance des codes implicites dans la carrière militaire et devint une cible de choix pour ses adversaires.
Une « guerre souterraine » (p.121) secoue aussi l’institution militaire dans les années 1890, avec au centre la question de la réorganisation de l’état-major. La disparition du Général de Miribel fragilisa la situation des stagiaires polytechniciens qui ne purent profiter de cette solidarité d’école avec le Général.
Son successeur Boisdeffre, fer de lance des traditionalistes, était une grande menace. Avec lui, les valeurs intellectuelles autonomes ne sont plus reconnues. Les titulaires réaffirment la primauté de la cooptation. Les modernistes n’étaient pas complètement isolés non plus et le fait que Dreyfus pût accéder au saint des saints montrait déjà qu’une nouvelle armée se formait. Et il n’était pas un cas isolé parmi les Polytechniciens.
Les écrits historiques de Théodore Reinach insistent fortement sur la judéité de Dreyfus. Or, ce dernier ne revendiquait pas ses appartenances. Le fait qu’il soit juif a bien entendu jouer un rôle dans sa condamnation. Mais Vincent Duclert rappela ne pas vouloir « consentir à ce que trop d’historiens dans le passé se sont contentés de faire, à savoir plaquer sur l’institution militaire les mots d’ordre de la presse antisémite contre les officiers juifs dans l’armée pour dire ensuite qu’elle était antisémite. » (p.139) : nous devons veiller, à notre tour, à ne pas se laisser entrainer dans des considérations grossières, en considérant l’armée comme une simple entité opposée toute entière aux Juifs, à l’image de certains journaux grossièrement antisémites de l’époque. Il ne s’agit pas, non plus cependant, de tomber dans la candeur inverse : une série d’incidents antérieurs à l’Affaire montrait déjà qu’un certain nombre d’officiers luttaient pour empêcher l’entrée de nouveaux venus juifs dans ce corps.
L’antisémitisme était une réalité puissante, et qui, dans notre contexte, existait à l’état-major et toucha Dreyfus avant même son arrestation, mais d’une manière « raisonnée et rationnelle », visant à protéger « organiquement » les plus hauts postes : « devant ces mécanismes subtils et pervers de la discrimination, existe tout simplement l’antisémitisme viscéral et dogmatique », p. 144. Il était structurel, mais ne pouvant être officiel et briser les valeurs de la République, il se manifestait de différentes manières, mais jamais directement.
Duclert conclut déjà, à ce moment, à une volonté collective de « l’élimination » d’un officier gênant par ses qualités personnelles. Il était déjà suspect.
Le 15 octobre 1894, à 9h du matin, il se retrouve au ministère de la Guerre. Son stage de deux ans à l’état-major est terminé. Il est reçu au 3e bureau, par le commandant Picquart (ils se connaissaient déjà) ainsi que par trois civils : Gribelin, archiviste des services de renseignement et du contre-espionnage, Cochefert, commissaire de police de la Sûreté Générale et son secrétaire Boussard. Le commandant du Paty de Clam est aussi là. Il lui tend un formulaire vierge d’inspection à remplir et lui fit une demande étrange : écrire sous sa dictée une lettre pour le général Boisdeffre…
Aussitôt la dictée terminée, le commandant s’exclama : « Au nom de la loi, je vous arrête ; vous êtes accusé du crime de haute trahison. » Cette décision avait été, en réalité, prise quelques jours auparavant.
Dreyfus avait tremblé… mais que se passait-il ?
Le commissaire se précipita sur lui pour le fouiller. « Je n’ai jamais eu de relations avec aucun agent étranger » s’exclame-t-il.
Ce fut le temps du premier interrogatoire conduit par les personnes présentes : une rafale de questions précises et nombreuses, mensongères, profitant de la confusion. Dreyfus aurait été à même de connaître certains secrets touchant la défense nationale pendant son passage à l’état-major. Mais le capitaine récuse systématiquement toute accusation et se borne à proclamer son innocence. Il est incarcéré à la prison du Cherche-Midi. Toute communication avec l’extérieur lui est interdite. Pendant ce temps on perquisitionnait son domicile. Du Paty de Clam espérait déceler dans la réaction de Lucie, apprenant l’incarcération de son mari, des indices de complicité. Ces espoirs furent infructueux : « Nous n’avons rien trouvé ».

Un innocent mis au secret

L’incarcération et le régime du secret fut pesant pour la famille, mais d’abord pour l’officier, tourmenté, sensible, un être décrit comme vulnérable, arraché brutalement à  un état où il se décrivait lui-même comme « parfaitement heureux ». Face à ses valeurs, l’arbitraire de l’arrestation n’en est que plus choquant. On ré-interprète toute sa vie au regard de cette conviction de culpabilité et de ces accusations fallacieuses. Il est donc jeté dans une cellule de la prison du Cherche-Midi et y subit six interrogatoires secrets. Il en conserva le souvenir d’une entreprise de brutalisation : « En dehors de ce qui a été consigné dans les interrogatoires, il (Du Paty de Clam) faisait toute sorte d’allusions voilées à des faits auxquels je ne comprenais rien, puis se retirait théâtralement, laissant mon cerveau en face d’énigmes indéchiffrables » (p.166) dit-il dans ses Souvenirs. Des questions cherchant simplement à ébranler, plutôt qu’à obtenir des réponses.
Du Paty de Clam constata l’échec de sa mission et remit son rapport d’enquête préliminaire au chef d’état-major général. Le journal antisémite, La Libre Parole avait déjà eu vent des accusations, et en profita pour rendre publique l’histoire de manière sordide : « Haute Trahison. Arrestation de l’Officier Juif A. Dreyfus », tel était du titre du numéro paru le 1er novembre.

La Libre Parole : La France aux Français/Journal dirigé par Édouard Drumont/Numéro du jeudi 1er novembre 1894.

Le 3, il fut officiellement déféré devant la justice militaire. Le Commandant d’Ormescheville fut désigné magistrat-instructeur. De nombreux « témoins » furent entendus. Le commandant mena avec l’accusé la même politique interrogatoire que Paty de Clam et ceci plusieurs fois, sur tout un ensemble de points dérisoires et insidieux censés établir les preuves d’une culpabilité. La question du bordereau est centrale, et Dreyfus peut enfin démontrer qu’il fut impossible qu’il en soit l’auteur et montre que la chronologie des éléments inscrits sur le document ne concorde absolument pas avec la sienne.
Ce fut six semaines du « martyr le plus épouvantable » (p.181) pour lui. Le 5 décembre 1894, il apprend sa mise en jugement, son renvoi devant un conseil de guerre pour un crime qu’il n’a pas commis, et la fin de la mise au secret : il découvre l’inanité complète des charges présumées, et perçoit l’acharnement porté sur sa personne. On lui présente la « lettre-missive écrite sur du papier pelure, non signée et non datée, qui se trouve au dossier, établissant que des documents militaires confidentiels ont été livrés à un agent d’une puissance étrangère » (p.182) qui constitue « la base de l’accusation » : le fameux bordereau. L’accusé ignore tout de cette lettre. Il découvre qu’il est établi coupable depuis l’enquête préliminaire et qu’il est d’ores et déjà jugé à charge. Aucune de ses explications n’est prise en compte. On démarche des experts en graphologie, à la suite d’Alphonse Bertillon, pour établir l’identité de l’individu ayant écrit le document. Toute la personnalité de Dreyfus est l’objet de suspicion : sa curiosité intellectuelle devient une pratique d’espion, ses relations avec les femmes une volonté d’obtenir de nouvelles informations par des moyens détournés.
C’est la tenue d’une correspondance quotidienne avec ses proches que l’on peut considérer comme son premier acte de résistance. Il fait la rencontre de son avocat, au demeurant célèbre : Edgar Demange, choisi par sa famille, ancien défenseur des anarchistes. Ils découvrent ensemble un dossier d’accusation peu volumineux, la faiblesse des charges retenues et des « preuves ».

Un procès et des peines

Le début des audiences est fixé au 19 décembre 1894 et les deux hommes sont confiants en la justice française. Ce sont les audiences du conseil de guerre au tribunal militaire du Cherche-Midi. Mais les débats tournèrent vite au règlement de compte.
Dreyfus et son avocat avaient grandement compté sur le principe de publicité pour que la vérité « éclatât au grand jour ». On empêcha l’avocat de parler ; il put à peine lire ses conclusions, et n’eut jamais la liberté d’évoquer les pièces à conviction. Pour couper court à l’effet de publicité, le huit clos est voté à l’unanimité du jury et Dreyfus se retrouva seul face à l’accusation.
On lui reproche toute marque d’indignation. On interprète tout de manière partiale.
Dans une vision de la justice spectacle, on lui reproche de ne pas assez prendre la posture d’ un accusé, de ne pas assez le jouer. Pour lui, le combat est de garder sa dignité en maîtrisant ses émotions. « S’il se défend par la méthode, il est calculateur ; s’il exprime son émotion, il est simulateur », p. 201. Toutes les preuves sont interprétées à charge, d’office. On continue de réinterpréter ses premières déclarations comme celles d’un simulateur. On répète le rapport d’Omerscheville.
Mais quelques témoins viennent à décharge : le commandant Mercier-Milon, Colard, Brault, autant d’anonymes de la grande histoire qui attestèrent de sa fidélité à l’armée.
On retourne à l’examen anthropométrique des preuves et le célèbre Bertillon ne joue pas en faveur de Dreyfus : le bordereau est accusateur et a un réel impact sur les juges.
La défense fait comparaître quelques rares amis, Dreyfus lui, croit toujours à l’acquittement, pour sauver son nom, celui de sa femme et de ses enfants, de l’infamie. La plaidoirie de Me Demange réduit les témoignages des anciens camarades à des commérages sans preuves, insiste sur les désaccords entre les experts…
Mais Reinach le trouve trop mesuré face à des soldats. L’acte de jugement n° 20526 en fait le signalement, et le dépeint sous des traits physiques qui ne sont pas les siens, mais ceux de la caricature typique du Juif à l’époque.

Supplément Illustré du Petit Journal/Numéro du 23 décembre 1894.

Rien n’y fait. Le bordereau est brandi par le Commissaire au Gouvernement. Dreyfus est condamné, à l’unanimité, à la peine de la déportation et à la dégradation militaire.
Il ignorait tout des mécanismes qui avaient été montés contre lui par la section de statistique. Il ne le saura qu’en juin 1899, comment l’institution militaire voulut se garantir de tout risque d’implication dans ce jugement. Le pourvoi en cassation est refusé.
C’est le 5 janvier 1895 que débute l’application des peines : la dégradation devant l’École militaire devant plus de 20 000 personnes, une cérémonie « qui fait penser à une scène de mort » comme le concevaient les contemporains, son bannissement sur l’île de Ré, ponctué par les tentatives de mises à mort par les manifestations, par les insultes. Son obstination devant la foule à se réclamer innocent est vue comme une preuve de sa monstruosité. Mais le lynchage public étonne les contemporains, si contraire à l’esprit démocratique que l’on croyait s’être installé. Il n’a que sa famille comme soutien.
Même pendant sa dégradation, il le rappelle : « je suis innocent, je jure que je suis innocent ! vive la France ! ». En réponse, le journal l’Autorité dit qu’on aurait entendu les cris de « À mort » et de « Sale juif ! ».

Il est enfermé à la prison de la Santé, principal établissement pénitentiaire de Paris, dépendant du ministère de l’Intérieur. Il écrit à sa femme et à sa famille en premier réflexe, et témoigne de sa souffrance terrible. Le directeur de l’établissement fut relativement bienveillant avec le détenu.

Quatre années sur l’île du Diable

 Lucie vient aussi le voir en détention. Il y passe treize jours, en ignorant tout de la seconde peine qui l’attendait, pensant qu’il serait déporté en Nouvelle-Calédonie en vertu de la loi. À la gare d’Orsay, emmené dans un wagon spécial vers le bagne, d’abord vers la Rochelle avec d’autres bagnards. Sur l’île de Ré, le 21 janvier 1895, il est placé sous surveillance incessante de ses gardiens, et parqué à part dans une cellule très isolée. Tout lui est interdit ; il est fouillé pourtant quotidiennement. Il ne put travailler sur son dossier.
Embarqué dans le plus grand secret le soir du 22 février à bord du Saint-Nazaire, il ne sait pas où l’on l’emmène. Dix-huit jours d’attente pour arriver en Guyane. C’est plus de quatre ans de détention qui commencent alors – jusqu’au 9 juin 1899 : il est le premier prisonnier politique de la IIIe République à y être déporté. C’était une peine expiatoire, exceptionnelle, à la mesure de la détermination de l’accusé à ne pas avouer. S’y ajoutait tout un ensemble de mesures visant à rendre l’expérience aussi terrifiante et accablante que possible : mesures d’immobilisation jour et nuit, surveillance constante, isolement complet… Le commandant des îles du Salut, Deniel, avait même fait appliquer la règle non-officielle d’armer un canon spécialement pour empêcher toute velléité de sauvetage comme de fuite (laquelle était matériellement impossible…) … Une paranoïa, une sorte de croisade inexplicable. Cet officier se considérait comme au-dessus de toute hiérarchie ordinaire et son comportement fut d’ailleurs sévèrement jugé par Waldeck-Rousseau.

Supplément illustré du Petit Journal/Dreyfus à l’Ile du Diable/Numéro du 27 décembre 1895

On décrivait dès lors un vrai système de terreur, notamment dans le rapport officiel de Jean Decrais sur l’île du Diable, dans lequel tout devenait suspect et donc prétexte à des aménagements, tous plus insensés les uns que les autres. C’est par l’écrit que Dreyfus reste attaché à la réalité, s’astreignant à une rigueur d’écriture et d’expression ; il refuse de se perdre dans l’accablement de ne pouvoir avoir aucune nouvelle de ses proches pendant les premiers mois (de ne parler d’ailleurs à strictement personne) sur du « papier numéroté et parafé d’ailleurs, afin qu’ (il) ne puisse rien en distraire » ; il n’a pas le droit, écrit-il, de sortir de son « cabanon de 4 mètres carrés, clos par une porte faite de barreaux de fer à claire-voie, devant laquelle les surveillants se relayeront toute la nuit. Un surveillant-chef, cinq surveillants sont préposés à ce service et à ma garde. », p.267. Seulement un peu de liberté lui est concédé avec les sorties quotidiennes autour de la case.
Il faut attendre quelques mois pour qu’il puisse jouir du droit de faire venir un peu de nourriture de l’extérieur. Il y avait « toujours cette vue atroce de suspicion, de surveillance continuelle, de mille piqûres journalières », p.273.
Le biographe décrit minutieusement la mise en place de chaque mesure restrictive.
On lui refusait, sans donner de motifs, d’innombrables choses quotidiennes. « Les heures me paraissent comme des siècles », p.280. On le chargeait toujours plus l’homme épuisé, accablé par la chaleur et les insomnies, sous-alimenté, redoutant de basculer dans la folie.  
Le maire de Cayenne, interrogé par la presse, prit précocement fait et cause pour Dreyfus, voulant la révision de son procès, notant les irrégularités. Mais le condamné paye, sans le savoir, les soutiens qu’il rencontre de métropole. Ses conditions de vie deviennent toujours plus restrictives ; on augmente même le nombre de surveillants l’année qui suit. Le capitaine décrit le sadisme de Deniel qui le mettait au centre de toutes ses « attentions ».
Au bout de deux ans, les appels à la réhabilitation se multiplient, autant que la douleur devient insupportable, et même les lettres au Président affluent. Le mois de mai 1897 révèle les atteintes physiques graves : le cœur lâche, les premières syncopes, catalepsies et arrêts font leur apparition, des « crises de névropathie cérébro-cardiaque », p.316. Quand les choses vont un peu mieux, il continue d’écrire et même d’étudier, de façon érudite quand on perçoit les références qu’il a accumulées, jusqu’à remplir des centaines de folios.

Le pouvoir de résister

Duclert discerne trois moyens avec lesquels il put résister : refuser l’habit du coupable, demeurer l’officier qu’il fut toujours et enfin entretenir une correspondance de défense avec les hautes autorités de l’État. Sa résistance fut un acte éminemment moral fondé sur une exigence de justice, qui constitua son substitut d’une raison accablée par l’épreuve.
Sa correspondance montre son attachement à l’idée qu’il se fait de la France, de l’honneur de la patrie qu’il défend au nom de la justice : si l’institution avait failli, l’idée de justice héritée de la révolution ne devait pas s’éteindre. La recherche de repères moraux et familiaux lui permettent de ne pas sombrer. « J’ai vécu pour défendre mon honneur ». Ses adresses aux chefs de l’État, qui n’étaient pas autorisées réglementairement, étaient motivées par cette volonté de faire vivre les lois fondamentales constitutionnelles. C’était, pour lui aussi, s’adresser à celui qui pourrait au mieux reconstituer les investigations officielles. Il n’acceptait pas le silence : « Je suis sûr que l’on s’intéresse à moi en haut lieu et que la vérité finira par se découvrir », p.343. Il s’adressa aussi au Parlement via les deux présidents des Chambres, en février 1898. « Il me fut répondu alors que des intérêts supérieurs aux miens, à cause de l’origine de cette lugubre et tragique histoire, empêchaient les moyens d’investigation habituels, mais que les recherches seraient poursuivies », p.347.
Le 29 octobre 1898, la Cour de Cassation proclame la demande de révision recevable. Mais rien n’est encore fixé. Son épouse a constamment œuvré à cela et c’est une de ses lettres, qui réussit à passer la censure de l’administration des colonies, qui lui annonce la bonne nouvelle. Une grande partie de ses missives était détruite à leur arrivée, ou venait très en retard.
Les fausses preuves commencent à être décryptées par la justice et le Haut Magistrat Manau : la déposition plus que problématique d’Henry, l’absence des vrais témoignages de Dreyfus, les faux aveux de ce dernier pendant sa dégradation… La résistance obstinée de Dreyfus tourne enfin à son avantage. Le 5 janvier 1899, il est interrogé sur commission rogatoire, seulement à propos des faux aveux. Il peut s’expliquer pour la première fois devant des juges indépendants. Cela n’empêcha pas les conditions de détention de continuer à s’aggraver.
Le 3 juin 1899, la cour casse et annule le verdict du 22 décembre 1894. On fait « opérer la levée d’écrou et retirer les surveillants militaires ». Un « croiseur Sfax part aujourd’hui de Fort-de-France avec ordre d’aller chercher le prévenu île du Diable pour le ramener en France » (p. 365) comme le mentionne Dreyfus. C’est une joie « immense, indicible ». Il partira finalement le vendredi 9 juin de l’île.

Dreyfus à Rennes

Le 30 juin, les côtes françaises sont en vue. Mais il est toujours considéré comme coupable par l’administration militaire, qui lui font comprendre à son arrivée, et fut conduit à la prison militaire de Rennes. C’est une décision de l’ancien chef du gouvernement, Charles Dupuy, car la ville présentait des garanties d’ordre public. L’environnement est décrit par Reinach comme un conservatoire de l’antisémitisme religieux. Mais il put revoir enfin sa femme.
Fernand Labori, ancien conseiller d’Émile Zola, le défendra. Louis Havet, professeur au Collège de France et grand dreyfusard, les rejoint. Lucien Lévy-Bruhl et le chef de l’hôpital Rothschild aussi. Le 3 juillet, le travail de défense peut commencer. Frédéric Passy fut celui qui parla d’une nécessité de « réhabilitation » plutôt que de « réparation » (p.375), dès le 6 juin dans Le Siècle. Les soutiens bretons affluent, dreyfusards très actifs en Armorique, à l’instar de leur président Victor Basch ou du professeur Anatole Le Braz. Bernard Lazare et Pierre-Victor Stock seront les premiers à les rejoindre pour le procès.
Ailleurs, le soutien s’exprime : Albert de Monaco écrit à Lucie, et lui annonce l’avenue de « l’œuvre sainte de la justice », p.377. Dreyfus étudie sans relâche le dossier, entre dans les arcanes du fonctionnement judiciaire et montre sa capacité exceptionnelle d’assimilation, peu après les épreuves.
Puis c’est le temps du procès de Rennes, « la suprême Bataille » (p.378) comme l’appela le capitaine dans une lettre à Fernand Labori. Du 7 août au 9 septembre, c’est un grand évènement journalistique, judiciaire et international qui a lieu. La photographie fait son entrée dans la scénographie des procès.

Le Capitaine Alfred Dreyfus quittant le Lycée de Rennes, de retour à la prison militaire/ 7 Août 1899. /Photographie Granger

Voici un des premiers événements à échelle mondiale. Des juristes étrangers accourent. Les anti-Dreyfus viennent aussi en force, surreprésentés dans la ville, et l’ambiance est très lourde. Le combat des journaux et libelles bat son plein.
Les ministres sont pris à parti, surtout André Lebon, Ministre des Colonies. La phalange dreyfusarde, réduite, mais centrée autour d’universitaires, s’active. Ils font venir d’autres enseignants et étudiants en soutien. Il faut maitriser les rues, occuper le terrain, maitriser la mémoire collective. On distribue brochures et ouvrages, ce qui fait rager la presse locale.
La cour avait limité les questions au bordereau. Mais les dreyfusards voulaient un questionnement complet sur toute l’affaire. On voulait faire comparaître les « capitaines menteurs ». Face à eux le commandant Carrère voulait aussi citer à comparution, mais à charge, dans le but de renchérir dans ce jeu de sentiments hostiles. On déplaçait d’ailleurs l’audience à la Salle des Fêtes du lycée, décor théâtral symbolique ou Dreyfus ne se sentait pas à l’aise, attaché à la vérité du droit plutôt qu’à la mise en scène. Le général Mercier organisa ce front antidreyfusard. Les militaires du camp opposés furent mis au ban et menacés par la hiérarchie.
Dreyfus est alors un « squelette vivant. Il se tient debout par une volonté de fer, on voit bien que son corps est cassé, brisé , comme le décrivait le commandant Forzinetti, p.389. Pendant l’interrogatoire, sa défense fut méthodique et raisonnée, sans emportement. Et cela, malgré l’exigence du président que la défense fût la plus orale possible. Le jeu de confrontation entre témoins et accusés devait décider de tout. Le combat est psychologique et tout reposait non pas sur le fond, mais sur la forme de l’expression, sur la capacité à émouvoir. C’était pour ses défenseurs une erreur capitale de Dreyfus, que d’être trop peu porté là-dessus. Il n’a pas su impressionner et a déçu de ce point de vue. L’accusé n’était pas disposé au compromis dans les manières et la forme. La défense semble aussi avoir été trop optimiste sur l’indépendance de la Cour de Cassation, trop confiante dans les promesses de Waldeck-Rousseau. Carrère invita même les juges militaires à faire en sorte que l’ordre de la conviction l’emporte sur l’ordre de la preuve, dédaignant le faisceau de preuves matérielles indiscutables… C’était pourtant à l’opposé total des méthodes de la Cour de Cassation : c’est aussi une bataille des conceptions de la justice qui se mène. La défense a mal joué son jeu et a maladroitement peiné à affirmer l’évidence de son innocence.

Daté du 13 février 1898/Publié dans Le Figaro le 14 février 1898, en page 3/
Son auteur Caran d’Ache est membre de la Ligue de la patrie française, antidreyfusarde.

La liberté de Dreyfus

Dreyfus est condamné, à cinq voix contre deux, à dix ans de détention, avec circonstances atténuantes. Tous ses partisans sont effondrés.
Il signe dès le lendemain le pourvoi en révision. C’est semble-t-il une certaine victoire quand même puisque le Conseil de Guerre refusa la condamnation totale. Il a tout de même été entendu et se présente dans la posture du vainqueur. Le jugement connaît la « réprobation universelle » des dreyfusards. « Il est bien certains que l’innocent ne peut être condamné deux fois et qu’un tel dénouement éteindrait le soleil et soulèverait les peuples » (p.412) disait Zola dans son « Cinquième acte » : le procès de Rennes devint « le monument le plus exécrable de l’infamie humaine ».
Ce fut la même impression dans les pays voisins et l’opinion publique, notamment anglo-américaine. On appela pour cela au boycott de l’Exposition Universelle à Paris en 1900. Même chez les catholiques ultramontains allemands, l’opinion semble indignée. Les lettres de félicitations pour une défense héroïque affluent du monde entier, vers Lucie. L’abbé J. Viollet, professeur à l’École des Chartes, leur rappelait que « Dieu était dreyfusard », p.421. De grands intellectuels comme Émile Boutroux, François Simiand, Elie Halévy s’expriment dans les journaux, des circulaires réunissant personnalités et universitaires s’y affichent. On acceptait le jugement en attendant de pouvoir le casser légalement. C’est ainsi qu’était alors pensée la réhabilitation.
La défense de la légalité républicaine était la meilleure arme des dreyfusards. « La loi a été violée dix fois, cent fois contre Dreyfus et nous n’invoquons pour le sauver que l’aide de la loi » (p.426), proclame Clémenceau dans le journal l’Aurore. Aussi on repense les institutions et le jury du procès. On comprend déjà que deux officiers ont pu dire non aux pressions exercés sur eux. La condamnation ne fut pas totale et c’était déjà une réussite. On célèbre l’obstination de Dreyfus, qui demanda le pourvoi dès le lendemain, tout en s’inquiétant de son état de santé, « extrêmement délabré physiquement » (p.433) comme l’atteste le docteur rennois Pozzi.
Waldeck-Rousseau se sent en danger : les officiers de l’armée tiennent une revanche sur l’ouverture d’un possible pourvoi en cassation permis depuis le début de son ministère. Il ne peut laisser faire une telle opposition, et la faillite du Parquet au procès de Rennes pourrait lui être à un moment attribuée. Il envisagea plusieurs mesures et opta finalement pour la grâce, qui permettrait de réunir l’adhésion la plus large, même du Ministère de la Guerre et des anti-dreyfusards modérés. Le tribunal militaire avait largement dépassé le mandat attribué par la cour : il y avait « abus de pouvoir », p.436.
Mais l’humiliation aussi manifeste de la justice militaire aurait été très mal vue et dangereuse pour le verdict final. Aussi, personne ne voulait d’une nouvelle dégradation. La grâce était honteuse pour les dreyfusards et Jaurès et Clemenceau savaient qu’il serait très dur de réhabiliter quelqu’un de gracié, car cela constituerait une « solution » définitive pour beaucoup… mais la vie de Dreyfus était en danger, son état physique beaucoup trop préoccupant. Il y avait des priorités.
Dreyfus dut renoncer à son pourvoi, mais refusa de demander officiellement sa grâce. Les combinaisons symboliques en justice sont fort complexes. Le 19 septembre, Émile Loubet et le Ministre de la Guerre signent la grâce. Le Général Galliffet ne put s’empêcher de souligner le sentiment de « pitié » qui l’animait, et d’insister sur la condition physique de Dreyfus comme principale cause de cette décision. Mathieu alla chercher son frère et le ramena immédiatement à Carpentras parmi les siens, pour attendre le retour de Lucie de Rennes, et des enfants de Paris. Le chemin du retour le fait sortir de cet « épouvantable cauchemar », et la vue des paysages français l’émeuvent dans ce retour promis à la patrie. Le maire de la ville l’assura à son retour des bons sentiments des locaux. Il rencontra des partisans sur le chemin : Jules Huret, Gabriel Monod, Édouard Grimaux, ou le commandant Forzinetti à Avignon : « j’avais pour eux la plus profonde reconnaissance, et, en apprenant à en connaître quelqu’un, j’appris à les aimer. Mon regret se doubla de ne pas les connaître tous », p.461.

Alfred Dreyfus à Carpentras en 1900 avec sa sœur, Henriette, son beau-frère, Joseph Valabrègue, sa femme Lucie et ses enfants, Pierre et Jeanne © Collection particulière

Les dreyfusards conservèrent l’espoir de la réhabilitation, l’horizon final de la justice pour eux. Il fallait finalement « dégager la France du verdict de Rennes » comme le dit Reinach. Zola consacra le capitaine libéré en symbole de la justice, dans une lettre à son épouse : « Il est devenu un héros, plus grand que les autres parce qu’il a plus souffert. La douleur injuste l’a sacré, il est entré, auguste, épuré désormais, dans ce temple de l’avenir », p.450. Disculpé, il ne l’était pas encore totalement. Charles Péguy s’employait à lancer la construction littéraire de sa réhabilitation.

Dreyfus dans son affaire

C’est finalement cette même grâce et la manière dont il fallait comprendre le geste de Waldeck-Rousseau qui commença à fissurer le front des dreyfusards : le camp Jaurès attendait encore des avancées de la part du gouvernement, celui de Clémenceau se défiait de ces facilités. C’est le premier qui sembla l’emporter, dans une volonté de conciliation et de réhabilitation lente et prudente, observant néanmoins les progrès des idéaux républicains au sommet de l’État, plus seulement dans le discours, mais aussi dans les actes.
La mort de « l’Affaire » frappe tout le monde. Mais certains universitaires continuent l’analyse des preuves, comme Gustave Bloch ou Mary Robinson-Darmesteter : l’esprit scientifique devient un relai dans le temps pour que les procédures ne soient pas abandonnées. Les élections de 1902 n’oublient pas l’Affaire, elle est présente dans les esprits. Les travaux historiques et enquêtes érudites continuent et maintiennent les esprits alertes entre 1898 et 1902.
C’est un grand souci de la mémoire qui est cultivé. Zola dans la Vérité, montre que l’Affaire ne peut être conclue tant que la réhabilitation complète n’est pas réalisée.
Dreyfus lui-même continuait les investigations. Il travaillait aussi à renforcer ses soutiens politiques pour une future saisie de la Cour de Cassation. Galliffet se sert de la presse pour le discréditer, ce qui se retourne contre lui, et même Edouard Drumont reconnut l’avantage que le capitaine juif avait à ce moment sur ses opposants. Emile Combes soutient la cause dreyfusarde et l’affaire du bordereau annoté semble offrir un cadre solide d’action. Clémenceau ajoute que l’enquête doit se faire pour être bien reçue et entendue de la population. Dreyfus se prépare donc à nouveau.
Il faut inscrire la réhabilitation dans une démonstration plus large, celle d’une marche vers une France nouvelle plus démocratique et sociale contre les nationalistes. Jaurès devient tête d’affiche du mouvement, connaissant l’Affaire mieux que beaucoup, parlementaire fort engagé dans cette dynamique nouvelle. Dreyfus en devient l’étendard pour lui : « Pour nous, l’affaire Dreyfus n’est pas un épisode accidentel et superficiel. Elle est liée à toute la vie politique et sociale de notre temps. (…) Nous ne fuyons pas, nous acceptons au contraire avec joie les occasions qui nous sont offertes par les événements mêmes de ramener un peu de justice dans une sentence inique », p.488. Il annonça devant la chambre, le 23 mars 1903, vouloir rouvrir l’Affaire, et en assumer la responsabilité. Il s’agissait aussi de coaguler les discours de la presse nationaliste, la culpabilité contre Dreyfus et les menées politiques du parti nationaliste.
Le 6 avril, c’est son grand discours : il y dénonce la complaisance de la commission face aux conclusion de Galliffet, son absence de respect des procédures et du secret des preuves, soutient que c’est le parti républicain qui est en réalité visé derrière toutes ces attaques. La calomnie permanente des partis nationalistes est soulignée. « Le parti de l’étranger, c’est celui qui pendant quatre ans, dans l’intérêt de ses combinaisons, a fait appel par le faux à la signature d’un souverain étranger », p.493. Jamais Guillaume II n’aurait pu écrire un texte pareil, et sans précautions.
Le procès de Rennes a été dominé par cette légende.
On tente d’empêcher Jaurès de continuer ses démonstrations. Mais son discours produisit « une immense impression », p.496 ; c’était une charge politique extrêmement lourde. Le conseil dreyfusard se réunit chez lui, et demande au Ministère de la Guerre trop lent dans ses décisions, de réaliser une enquête ; « s’adressant avec confiance au chef suprême de la justice militaire » il revient ainsi sur le terrain qui l’avait accepté puis par deux fois exclu. Mais aucune réponse. C’est le général André qui diligenta une « enquête personnelle ». Le capitaine Targe mène de son côté une « enquête administrative », p.497. Pendant ce temps l’opinion est toujours agitée par les déclarations de Jaurès, la presse se déchaîne et se fait enquêtrice à son tour. Le résultat, fort éloquent, fut remis directement au Président du Conseil le 19 octobre 1903. Le Capitaine Targe fit aussi nombre de découvertes sur l’administration : des pièces volontairement oubliées, des altérations matérielles dans les dossiers… Le Général André s’en saisit, et les enquêtes continuent, avec le Garde des Sceaux. Les nationalistes dénoncent d’avance toute tentative de relance, toute progression dans la recherche de la vérité. Les affiches de l’Action Française veulent intimider : Dreyfus doit rester l’espion personnel de Guillaume II.

La marche de la justice

La procédure qui déboucha le 12 juillet 1906 sur la proclamation par la Cour de Cassation de la pleine et totale innocence de Dreyfus commence en 1903. La Cour déploya une incroyable énergie pour mener à bien cette procédure, qui visait à tout voir et tout comprendre. Le gouvernement accéda à la demande de Dreyfus le 27 novembre 1903 et l’appareil juridique se mit en marche. En résumé, selon les conclusions de Maître Mornard : « les trois chefs principaux auxquels se ramène l’argumentation de l’accusation reposaient tous trois sur des documents falsifiés, sur des faux témoignages et sur des fraudes accumulées », p.513. Esterhazy revient sur le devant de la scène, l’innocence de Picquart aussi. Les travaux préalables de la commission de révision accablent la section des statistiques. Les empêchements d’étude du dossier par Dreyfus sont soulignés : le rapport d’Ormescheville est démonté ; les méthodes de l’accusation à Rennes sont largement critiquées. Tout est passé au peigne fin, décortiqué au fur et à mesure des séances et des réquisitoires.
On redessine ainsi une juste image de l’homme Dreyfus, on rappelle la mémoire d’un soldat zélé et consciencieux et ainsi de la si grande injustice qu’il dut subir. Étape par étape, la Cour de Cassation reçoit et accède aux demandes de révisions, démantelant progressivement toute l’Affaire. Dreyfus s’y implique pleinement, et ses carnets montrent un suivi méticuleux de chaque avancée de la justice. Il peut enfin s’exprimer longuement sur les faits, faire la démonstration méthodique par les preuves de son innocence : c’est le fait fondamental établi par la Chambre Criminelle, qui s’honora de ses actions, non sans émotion.
C’est en 1904 que Dreyfus est pour la première fois désigné comme « un intellectuel », et non plus un émotif, un sensitif devant la justice.
En 1906, les nationalistes sont en même temps battus aux élections législatives, et la vision d’une certaine justice républicaine vient amplifier la volonté d’exemplarité de la justice en action. En 1906, l’innocence de Dreyfus est un fait absolu. Baudoin l’exprime dans son réquisitoire : « Probable en 1899, elle est aujourd’hui certaine, indiscutable. La culpabilité d’Estherhazy l’est tout autant », p.548. La révision est déclarée nécessaire, et elle n’impliquait même plus le renvoi de Dreyfus devant la Cour, les faits n’existant plus pour elle !
Le 12 juillet 1906, un arrêt historique est rendu, à midi dans la Grand-Chambre de la Cour de Cassation au Palais de Justice de Paris. Le capitaine est reconnu pleinement innocent, « au nom du peuple français ».  C’est l’exultation chez les Dreyfusards, dans la presse française, à la une des journaux, dans la presse étrangère. Comme le résume la « Chronique » belge : « la Cour de cassation a dit le dernier mot, le mot définitif dans l’affaire. Le capitaine Dreyfus est officiellement proclamé innocent, ce qu’il était déjà depuis dix ans dans la conscience universelle », p.563.

Le 21 juillet 1906/Dreyfus est réhabilité aux Invalides, réintégré dans l’armée et élevé à la dignité d’officier de la Légion d’honneur/À droite, il s’entretient avec le général Gillain/Au centre, Targe, enquêteur et découvreur de nombreux mensonges.

La « troisième » Affaire Dreyfus fut réussie et permit de réparer les souffrances vécues par le capitaine. Le pouvoir démocratique de la justice fut ici réaffirmé comme jamais auparavant. Une œuvre qui fut aussi une réponse à l’antisémitisme.

La réhabilitation inachevée

Sa réparation militaire et civique ne fut toutefois pas aussi complète que sa réhabilitation judiciaire. Sa réintégration comme chef d’escadron fut votée dès le lendemain. Mais la décision de ne pas procéder à une restauration de sa carrière, en ne reconnaissant pas ses cinq années de réclusion au titre d’ancienneté, fut reçue comme injuste. Alors même que cette simple requête fut formulée devant Armand Fallières, il eut droit à la Légion d’Honneur prématurément, mais dut l’obtenir en raison de sa seule ancienneté.

En présence d’un nombre restreint d’invités, conformément aux voeux d’Alfred Dreyfus, le général Gillain lui remet les insignes de chevalier de la Légion d’honneur, le 21 juillet 1906, dans la petite cour de l’École militaire/ Photographie P. Dranger/ Collection Archives Larousse

Le 14 juillet, certains à l’Assemblée, applaudirent son nom, et le député Francis de Pressensé insista sur les similitudes de dates, « à la veille de l’anniversaire du jour où nos pères ont pris la Bastille, non pas assurément pour renverser les pierres d’une forteresse, mais pour détruire un monument qui était pour eux le symbole de l’iniquité », p.570. Au sommet de l’État, on ne fit pas ce que l’on aurait pu faire, et cela recréa un vent d’anti-dreyfusisme, prenant prétexte d’une réticence pour réaffirmer des doutes. Le Commandant Targe vit des raisons cachées dans cette demi-mesure : l’on craignait une réaction nationaliste, et pour cela, on minimisait les réparations. Ce fut encore une épreuve.
Les portes se fermaient encore dans les faits devant lui, alors que Dreyfus voulait participer à la constitution d’une armée nouvelle, et « aurait été très heureux de répondre au désir exprimé par (s)es amis de consacrer le restant de (s)es forces à servir (s)on pays dans l’armée », p.584. Il poursuivit d’ailleurs ses efforts dans ce but ultime, face à l’hostilité manifeste du gouvernement. Picquart fut d’ailleurs l’homme de ce refus, à plusieurs reprises.     
En même temps, Dreyfus se trouve être au centre d’accusations lancées contre lui par des nationalistes au Parlement, dénonçant à travers lui la faiblesse des Républicains ainsi que leur soumission à la « race juive ». Cette réécriture pamphlétaire de l’histoire cristallisa avec Maurras dès 1912 qui voyant dans le Juif la figure du « traître » par excellence.
L’officier, outragé et meurtri, se résigna a demander sa retraite anticipée et préféra démissionner en 1907, ne croyant plus à la capacité de la justice à renverser les décision de l’État. Le 4 juin 1908, « M. Gregori, syndic de la presse militaire, tira deux coups de revolver sur Dreyfus, qui fut très légèrement blessé au bras » (p.607) : cette tentative d’assassinat perpétré par le parti nationaliste montrait que la tension autour de la figure de ce Juif honni n’avait pas disparu, et que l’on recherchait toujours la revanche.
Dreyfus ne retrouva finalement le métier des armes que pendant la Grande Guerre.

Alfred Dreyfus avec des camarades officiers durant la Grande Guerre

La mémoire de Dreyfus

Le particulier Dreyfus se replia sur sa famille et ses proches, et passa le reste de sa vie avec ses enfants après la guerre. Il mourut le 12 juillet 1935 à l’âge de 76 ans, dans une indifférence presque générale. Le cortège au cimetière du Montparnasse fut trop modeste aux yeux des contemporains présents. « À la mort de Dreyfus, en 1935, la grande presse évita tout commentaire ; les journaux de gauche reprirent les vieux arguments de l’innocence de Dreyfus et ceux de droite rappelèrent sa culpabilité » (p.629), écrit Hannah Arendt dans Les origines du totalitarisme. On ne pense plus au soldat exemplaire.
Léon Blum le premier, en 1936, posa la première pierre d’un monument à sa mémoire avec ses « Souvenirs sur l’Affaire » publiée dans Marianne puis chez Gallimard : c’est la continuation du « conflit des mémoires » contre la colère de l’Action Française, qui par ailleurs se félicitait de ce silence. Et encore… même Blum, dreyfusard résolu, « se laissa porter par une forme d’oubli ou d’ignorance. Et il se laissa solliciter par les légendes qui distillaient le soupçon sur Dreyfus » (p.636), projetant aussi des visions anachroniques sur les événements passés. Il s’en prenait aussi aux Juifs de l’époque qui auraient eu, par leur silence et leur résignation de « victimes offertes » (encore une projection des années 1930), une opinion négative du capitaine : ce qui est proprement infondé et invérifiable par les sources.
Beaucoup de descriptions négatives du capitaine continuaient à circuler dans ces années, et même le chef de la gauche ne s’en était pas défait. La crainte du nazisme fut une pression supplémentaire pour tous, empêchant de redorer cette mémoire. Cela n’empêcha pas Lucien Herr ou Élie Halévy, a contrario, de réaffirmer leur fidélité sans réserve à l’héritage dreyfusard, envers et contre tous, notamment par des travaux éditoriaux de grande ampleur.
Les intellectuels prennent la parole dans des tribunes isolées, réfléchissent sur le sens de cette histoire. L’Angleterre et la Suisse lui rendirent hommage dans de grands articles.
La famille Dreyfus fut héroïque pendant la résistance, mais le silence officiel persista après la Libération.
Nous retenons les mots de Maurras, jugé à Lyon le 27 janvier 1945 pour « intelligence avec l’ennemi » : « C’est la revanche de Dreyfus ! ». Le cinquantenaire de « J’accuse », lui, passa inaperçu. Pierre Mendès-France en 1956, pendant le pèlerinage de Médan parla surtout de Zola pendant l’Affaire, jamais de Dreyfus. De Gaulle ne dit rien de public. Mitterrand n’en fit pas plus en 1976.
Il dérangeait encore la mémoire historique.
C’est la grande synthèse de Jean-Denis Bredin, l’Affaire, publiée en 1983 qui contribua à redonner une place centrale à cet événement. Ce grand avocat et historien pense que c’est l’arrivée de la gauche au pouvoir qui amplifie le retour de la mémoire dreyfusarde.

Il fallut cependant attendre 1994 pour reprendre le sujet à de nouveaux frais  : « L’impératif de commémoration se posait à la fois par tradition nationale et parce qu’un monde d’interrogations était né des remises en cause du rapport de la France et de ses citoyens d’origine ou de confession juive, avec le problème de cécité des responsables politiques sur Vichy. », p. 651.
Depuis le bicentenaire de la Révolution Française, les événements nationaux liés à la mémoire ont pris une grande ampleur. Pourtant, on s’abstint aussi : on ne voulait pas célébrer un événement tenu pour essentiellement « négatif » (une condamnation!), surtout en période électorale où on souhaitait éviter de diviser encore davantage, le paysage politique français.
En contrepartie, on soutint les films sur le sujet, celui d’Yves Boisset, qui se fondait sur l’Affaire de Bredin, filmé à l’École militaire. Et encore cette oeuvre passait-elle sous silence le procès de Rennes et la réhabilitation. Le chef du Service historique de l’Armée de Terre, le colonel Gaujac, fut limogé après avoir fait rédiger une note sur l’Affaire, qui oubliait très maladroitement l’innocence de Dreyfus, et tout ce qu’il se passa après l’enfermement du capitaine sur l’île du Diable. Son successeur, le général Mourrut, accomplit le premier acte de reconnaissance de l’innocence de Dreyfus émanant d’une personnalité de l’armée, devant le Consistoire Israélite de France. Les colloques se multiplient, les bilans sont contrastés.
En 1998, le centenaire de J’accuse est dignement célébré par Henri Mitterrand, président de la Société littéraire des amis d’Émile Zola. L’activité résolue des chercheurs est toujours plus importante. Des manifestations solennelles sont organisées en Sorbonne ou à la BNF, puis à l’Assemblée Nationale et dans la crypte du Panthéon. Le premier grand hommage plus personnel à Dreyfus eut lieu en 2006 : même si, considérant Dreyfus comme une victime plutôt que comme un modèle, il ne choisit pas la solution du Panthéon, Jacques Chirac prit l’initiative le 12 juillet 2006 d’une grande cérémonie à l’École Militaire.

Statue de Dreyfus, oeuvre de Sylvie Koechlin, érigée à Mulhouse dans le square Steinbach, inaugurée le 9 octobre 2016

L’hommage national s’accompagnait d’une présentation des avancées de la recherche. Soulignant l’héroïsme du capitaine, il put saluer les valeurs dreyfusardes : « La réhabilitation de Dreyfus, c’est la victoire de la République. C’est la victoire de l’unité de la France. Le refus du racisme et de l’antisémitisme, la défense des droits de l’homme, la primauté de la justice », p.659. Même la Cour de Cassation, sur cette lancée, organisa un grand colloque à ce sujet…

***

Vincent Duclert a voulu exposer la grande douleur de l’homme, du patriote Dreyfus. Même s’il a tenté d’analyser la mentalité d’un homme de la fin du XIXème siècle, il n’échappe pas à la récitation chronologique d’émois sentimentaux. On peut regretter également que cette biographie monumentale soit redondante à l’excès, et de manière injustifiée. Le récit souffre d’innombrables répétitions entre les chapitres ou même au sein de sous-parties, parfois totalement inexplicables. Le tout donne l’impression d’un travail composite dans lequel l’historien tend parfois à se confondre avec un témoin contemporain de l’événement, un journaliste présent lors des faits et défenseur de la cause. Toutefois, le lecteur, qui parvient au bout de cette lecture, parfois fastidieuse, y trouvera tous les éléments pour parfaire sa connaissance d’un personnage courageux dans l’adversité, d’un patriote républicain sans faille mais qui a eu le malheur de croire que l’assimilation totale d’un Juif dans la nation française pouvait s’accomplir intégralement et sans reste.

Références bibliographiques

Pour une histoire événementielle permettant d’appréhender l’Affaire et les grands thèmes historiques qui y correspondent :

  • Vincent Duclert, L’Affaire Dreyfus, Paris, La Découverte, 2018.
  • Vincent Duclert et Perrine Simon-Nahum (Sous la direction), L’Affaire Dreyfus : les événements fondateurs, Paris, Armand Colin, 2009, Collection « U ».

L’ouvrage pionnier qui fut la première grande synthèse sur le dossier et se recommande par la clarté et l’élégance de son style :

  • Jean-Denis Bredin, L’Affaire, Paris, Julliard, 1983.

Les sources accessibles en édition grand public :

  • Alfred et Lucie Dreyfus, Écrire, c’est résister : Correspondance, 1894-1899, Paris, Gallimard, 2019, Collection « Folio ».
  • Alfred Dreyfus, Cinq années de ma vie : 1894-1899, Paris, La Découverte, 2006.

Sources des dossiers juridiques de l’Affaire, numérisées et mises en ligne en libre accès par le Service Historique de la Défense.

Pour entendre la voix de Dreyfus lisant ses propres mémoires en 1906.

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