Hermann Cohen, Religion de la raison tirée des sources du judaïsme, Titre original : Religion der Vernunft aus den Quellen des Judentums, Traduit de l’allemand par Marc B. de Launay et Anne Lagny (coll. Questions), Paris, Presses Universitaires de France,1994.
Note de lecture rédigée par Emilio Brito, dans la revue : Revue Théologique de Louvain, Année 1997, 28-1, p. 102-104. Article mis gracieusement à la disposition du public par la revue Persée. La présentation est due à Sifriaténou.
H. Cohen (1842-1918) fut l’une des plus grandes figures philosophiques de l’Université allemande au tournant du siècle. Avec P. Natorp il dirigea l’École néokantienne de Marbourg. Il a consacré son travail de commentateur à une analyse du kantisme avant d’élaborer son propre système. Religion de la raison (dont la matière a nourri ses cours à l’École des hautes études de science du judaïsme de Berlin, cours auxquels assista notamment F. Rosenzweig) constitue le couronnement de sa carrière et l’ultime effort de sa vie.

Le titre du livre prescrit son économie générale. Cet intitulé réunit plusieurs concepts fondamentaux. Au concept de Raison, et à lui seul, incombe, selon H. C, d’élaborer le concept de religion. La problématique du concept, parce qu’elle est autonome, doit toujours prendre le pas sur la question de l’évolution historique, et en être le présupposé nécessaire. C’est à partir de la compréhension du concept lui-même que H. C. s’efforce d’exposer ce qu’est la religion et ce qu’est le judaïsme. C’est sur un concept de la religion et sur un concept du judaïsme, que H. C. fonde la possibilité d’en explorer les sources littéraires.
Mais le concept requiert l’histoire pour se déployer lui-même. C’est dans le cadre de l’émergence historique des sources du judaïsme, que la religion de la Raison était destinée à naître et à se réaliser. D’après H. C, la conception du judaïsme conduit en droite ligne à une philosophie de la religion. La religion participe de la Raison ; autrement dit, la Raison ne se réduit pas à la science ni à la philosophie. H. C. précise que la religion de la Raison ne se réduit à la conscience d’aucun peuple ; elle ne saurait être la religion d’un peuple unique ni le produit d’une seule époque. Certes, les Juifs «ont créé la religion de la Raison» (p. 22). Mais ce serait une erreur impardonnable, observe H. C, « si nous limitions la religion de la Raison en la circonscrivant à la religion juive et à ses sources littéraires » (p. 21). H. C. n’entend donc pas se fermer à d’autres traditions religieuses. Mais il considère le judaïsme comme une source originelle par rapport aux autres sources. C’est dans la mesure seulement où cette source originelle, en tant que telle, jouit d’une indéniable priorité intellectuelle et spirituelle, estime H. C, qu’il faut reconnaître sans conteste cette prédominance de la Raison au sein de l’originarité des sources du judaïsme.
Le caractère universel de la Raison assure le lien de la religion et de la philosophie. Il n’est donc pas étonnant qu’on voie apparaître, au sein des réflexions juives les plus anciennes, certains liens avec la Raison philosophique. La religion de la Raison se situe, en effet, dans la lumière de la loi. Là où règne la loi, la compétence de la Raison est assurée. Mais il ne s’agit pas (contrairement à l’idée de la religion que H. C. avait professée à Marbourg) de réduire la religion à une forme imparfaite de l’éthique. L’éthique n’est pas en mesure de reconnaître l’homme autrement que sous l’espèce de l’humanité. Elle ne tient en quelque sorte aucun compte de la personne puisque chacune représente à ses yeux le même symbole d’humanité. Or, le langage accorde la priorité au « tu ». Le « tu » ouvre une nouvelle problématique au sein du concept de l’homme. En prenant en compte le problème posé par le « tu », en accueillant la singularité d’autrui dans l’irréductibilité de sa souffrance, dans l’expérience de ma responsabilité à l’égard de cet autre qui ne saurait être réduit à un simple alter ego, la religion vient compléter l’éthique, tout en affirmant son autonomie, voire sa priorité par rapport à celle-ci. En rappelant que l’autre, pour l’éthique, n’est qu’un « il », en affirmant la priorité essentielle d’un « tu », H. C. bouleverse le néokantisme, dont il avait été la figure de proue, et préfigure la vision de Buber et de Lévinas.
Le judaïsme, c’est la religion. Même si celle-ci tend dès le début à devenir religion universelle, elle n’a cependant jamais cessé d’être, tout au long de son histoire, l’expression unitaire de l’esprit national juif. La création de la religion juive est le témoignage de cet esprit national. L’esprit d’Israël est déterminé par l’idée de l’unicité de Dieu. L’unité du judaïsme sur le terrain de la religion se vérifie, selon H. Cohen, non seulement dans le concept du Dieu unique, mais aussi dans le concept d’homme, lui aussi unique. Le concept d’esprit national juif ne se fonde « pas dans l’unité d’une race, mais, objectivement, dans l’unité de cette littérature religieuse. Cette dernière est la source principale de l’esprit national juif » (p. 51). Seules les sources religieuses sont pour l’essentiel celles qui assurent la vie du judaïsme.
Dans Religion de la raison, des notions proprement religieuses, comme la Création (p. 89), la Révélation (p. 105), la Loi (p. 469), la prière (p. 513), ou encore la faute, le repentir, le pardon (p. 255), sont utilisées comme des catégories philosophiques, permettant de mettre en évidence des aspects de l’être que la philosophie classique avait jusque-là ignorés. La Tradition juive, à laquelle ces catégories religieuses sont empruntées, dévoile ainsi la puissance d’universalité dont elle était chargée. Les textes sur l’horizon desquels ces catégories se sont constituées, apparaissent comme un langage intelligible pour tous, grâce auquel s’éclaire l’expérience de tous les hommes. Dans cette optique, la spécificité d’une religion particulière – la religion juive – « n’est plus une restriction excluant la possibilité d’autres religions » (p. 56). Mais cette dimension d’universalité, qui réclame la communauté des esprits, n’empêche pas H. Cohen de mettre en évidence l’originalité singulière du judaïsme. C’est le repentir, conçu dans l’esprit de la Tradition juive, comme confession de la faute, puis le pardon que Dieu seul peut accorder – les pages sur Yom Kippour (p. 307) ont frappé Rosenzweig -, qui constituent le Moi en personne, définie par sa relation unique avec le Dieu unique.
En retournant aux sources du judaïsme, H. Cohen a rompu de manière bien plus radicale, peut-être, qu’il ne le reconnaissait lui-même, avec la forme de pensée de son propre système néokantien.