Contre l’oubli
par Dominique Serre-Floersheim
Élie WIESEL, L’oublié, Paris, Seuil, 1989.
E. Wiesel conduit le lecteur de L’oublié au plus près de l’existence d’un rescapé juif roumain de la Shoah. Elhanan Rosenbaum, médecin réputé et veuf inconsolable, réimplanté, tant bien que mal, à New York est atteint d’une maladie neuro-dégénérative : il perd la mémoire. Il prend, à cet instant, conscience qu’il a tant à dire à son fils Malkiel. Il tente alors de lui transmettre « l’essentiel » . Malkiel, de son côté, pour tenter de combler les trous du récit qui lui a été transmis, part sur le terrain, en Roumanie – désormais dictature inféodée à l’URSS-, pour chercher des traces, des témoins, des lieux… il a besoin d’en savoir davantage. Jusqu’à quel point y parviendra-t-il ?
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Le substrat autobiographique
É. Wiesel part de son expérience personnelle pour nourrir l’itinéraire de son personnage : la guerre, le nazisme et l’antisémitisme vécus à la frontière de la Hongrie et de la Roumanie, dans une petite communauté de Juifs observants, personnages à la lisière du folklore et du sacré, touchants par la simplicité de leur foi. Il évoque son passage de la piété à l’engagement auprès des partisans. Et il ne passe sous silence ni les sévices, ni les tortures, ni les exécutions sommaires. Déportation. La famille mutilée, disséminée.
Son personnage, Elhanan Rosenbaum est, comme le romancier, un être qui a tout perdu : sa terre natale et ses racines, sa famille, sa femme – morte en donnant naissance à ce fils unique et tant aimé, Malkiel. Puis il s’est efforcé de recommencer une vie après et ailleurs. C’est encore l’autoportrait de l’auteur qui s’inscrit en filigrane, lorsqu’est défini Elhanan : « son érudition, ses dons d’analyse et d’introspection », p. 46.
De l’incompréhension face à la violence, de l’impossible oubli, du passé douloureux au point d’imposer le silence, de la foi religieuse minée par le silence de Dieu, É. Wiesel parle en connaissance de cause. Ainsi l’espace traversé par le récit se divise en deux espaces majeurs qui font écho au parcours d’Élie Wiesel lui-même : l’Europe centrale d’un côté ; de l’autre, la France, Israël et New York, comme le temps se scinde en deux temporalités : pendant et après la Shoah (la création de l’État d’Israël, les totalitarismes, les engagements)…
Passer d’un lieu à un autre, d’une époque à une autre, d’une génération à la suivante conduit à soulever la question de l’héritage qui s’exprime dans le dialogue du père et du fils.
Le roman familial
Cette tension dialogique appelle la construction d’un roman à deux voix – procédé fréquent dans l’œuvre de Wiesel. On entend la voix du père, Elhanan Rosenbaum, un médecin âgé réfugié, dont la mémoire est en train de sombrer, et qui ressent l’urgence de transmettre son histoire à son fils, et celle du fils Malkiel, grand reporter pour un journal réputé.
« Il faut que je me dépêche. L’histoire que je ne te raconte pas sera perdue à tout jamais. L’idée que je ne te communique pas, jamais elle ne jaillira. L’événement dont tu n’entendras pas le récit sera à tout jamais effacé de l’histoire. Déjà, tout s’embrouille dans ma tête. », p. 261.
Malkiel part « sur le terrain », en Europe centrale pour voir, pour comprendre, pour tenter de combler les failles du récit paternel ; les résultats de cette enquête sont incertains : « Chaque matin il en savait moins, chaque soir il se sentait amoindri » », p. 309. Il veut remettre ses pas dans ceux de son père et de son grand-père, accéder à leur vérité. Mais n’est-ce pas là une entreprise vouée à l’échec ? « Il n’existe pas de transfusion de mémoire. La tienne ne deviendra jamais mienne », p. 192. D’emblée plane la menace de l’échec : il est trop tard, tout a disparu… c’est un monde aboli.
La souffrance est donc omniprésente etprend des formes multiples : souffrance dont on hérite, souffrance qu’on lègue, … et, en mode ultime, l’urgence de transmettre le souvenir de ce passé douloureux, pour que la trace en perdure.
L’amnésie au centre
Or, paradoxalement, l’amnésie est au centre de ce récit : la maladie dégénérative d’Elhanan s’aggrave et sa mémoire s’effrite. Le diagnostic est implacable : « Le docteur Pasternak expliqua qu’il s’agissait de l’anéantissement du système nerveux. Symptômes de sénilité, de démence. Perte d’orientation. Perte d’identité. Processus inexorable qui pouvait durer des mois ou des années : impossible à prévoir. Et encore moins à ralentir. », p. 62-63. C’est là un ultime coup du sort, qui suscite un questionnement de son fils sur le destin – ou sur Dieu ? – qui semble s’acharner contre les siens.
L‘amnésie est sans doute la pire attaque de l’âge qui soit aux yeux des personnages de l’Oublié ; et cela surtout parce que l’injonction de se souvenir est au fondement du judaïsme, de sa permanence et de sa transmission. Fouiller dans sa mémoire est un travail – au sens étymologique du terme : une torture pour Elhanan. C’est un travail d’excavation (« je creuse…je fouille », p. 316) dans un sol dont il se désespère de n’extraire que des débris – rendus par l’écriture fragmentaire, la seule à pouvoir rendre compte des brisures, des déchirures de l’être. Wiesel s’efforce de les restituer par une esthétique du ressassement.
Car quel qu’en soit le prix, il faut parler, il faut écrire. D’où le témoignage d’Elhanan, sa transcription par son fils Malkiel qui se rend sur le terrain, rassemble les preuves et emboîte les indices.
Tout converge pour faire de cette œuvre un monument de mémoire. On a ainsi une série de relais qui sont autant de passages de témoin – on le constate dès le début du roman, quand Elhanan cherche son oncle dans le ghetto déserté : « Il veut tout voir, Elhanan. Tout retenir. (…). Je vais tout raconter, se dit-il. Oui, tout. C’est vital, c’est essentiel. » », p. 110. Fût-ce au prix d’une souffrance superlative, lorsque sa mémoire menace de lui faire défaut.…
L’incomplétude d’un puzzle
Les brisures, les failles, les manques sont ici hautement significatifs : ils témoignent d’une vie pulvérisée tout autant que de la difficulté de l’œuvre en train de se faire. On a affaire à des morceaux de banquise qui surnagent, à l’incomplétude d’un puzzle. On mesure la progression inéluctable de la maladie, évoquée par les métaphores de l’engloutissement : noyade, précipice, etc. C’est ici que Wiesel a élaboré une écriture du désastre ; il multiplie les métaphores du naufrage, de l’extinction, de l’abolition : « je sombre », p. 182 ; et tout à la fin : « (…) je ne suis qu’un naufragé lamentable qui ne sait que répéter : Je ne suis rien… Plus qu’une ombre, moins qu’un homme… Mais qu’est-ce que l’homme privé de sa mémoire ? Pas même un fantôme… », p. 315. Autant de manières de dire le déclin, la dégradation, la perte de toute spiritualité. Le combat contre le temps est perdu d’avance.
Typographie de l’indicible
Dès lors, la parole d’Elhanan est réticente, parcimonieuse ; rendue par l’écriture elle-même, marquée par les blancs, les points de suspension, la ponctuation : ce sont des questions en nombre, toujours sans réponse. L’essentiel est, sans doute, dans les blancs : cette expérience de la douleur se situe au-delà des mots. A été oublié, a été tu ce qui était trop douloureux, ce qui aurait étouffé le survivant et l’aurait empêché de vivre : « La charge est trop lourde », p. 52. Car le refoulement est ici mode de survie, planche de salut : « La nature humaine veut que l’homme oublie ce qui lui fait mal, non ? », p. 89. Le jeu des masques permet de faire semblant d’aller bien, faire semblant de vivre.
Aussi, quel que soit l’amour qui les unit, la communication entre le père et le fils est-elle difficile, laborieuse. La question du père au fils revient constamment : « Tu m’écouteras ? », p.31 ; « Tu m’écoutes ? », p. 36.
Être cru ?
La communication est limitée, voire impossible, mais s’avère pourtant en dernière instance comme un impératif : les rescapés doivent parler. Et de son côté, Malkiel enquête pour valider le récit de son père mais, plus encore, pour en combler les blancs : le passé s’inscrit en surimpression du présent, les deux voix narratives, celle du père et celle du fils, se répondent, se complètent avec des jeux de miroirs et d’écho. Au lecteur de s’accommoder de chacune de ces ruptures temporelles, marquées par des jeux typographiques et des blancs.
Parole de rescapé
Il s’agit pour les enfants de rescapés d’être des passeurs, de vivre pour transmettre, de parler au nom de ceux qui ne parleront plus. Le témoin est sur la corde raide : pour Elhanan, il est déjà presque trop tard – et il a la conscience aiguë d’un temps qui se perd irrémédiablement. Sentir sa mémoire s’effilocher, c’est pour lui une amputation, une dépossession : la privation de ce qui fait la grandeur de l’homme, et son identité. Dès l’instant du diagnostic, il le sait : « …j’allais oublier ce que fut mon existence, qui je suis. », p. 14.
Et son fils, Malkiel, sait que le temps presse, pour lui aussi : « L’instant me fascine », p. 23. Il s’emploie à forcer l’expression, incite son père à aller puiser tout au fond de lui un passé enfoui. Le sentiment de l’insuffisance des mots revient en boucle. Et l’impuissance à transmettre l’expérience devient une épreuve, « un déchirement infini », p. 93.
Malkiel a du mal à savoir où tout cela va le mener. Son père Elhanan, psychiatre, lui, le sait : « Ces gens-là, personne ne peut vraiment les aider. Leur épreuve les a mis hors d’atteinte. La seule chose que l’on puisse faire pour eux, c’est les écouter », p. 280. C’est le médecin qui parle. Et ensuite, le père.
Un bref fragment de dialogue entre le père, Elhanan, et son fils Malkiel, prend ici une résonance singulière : « – (…) Mais que peut faire un fils pour son père malade ? – Parle à sa place. Prie en son nom. Fais ce qu’il est incapable de faire ; que ta vie soit le prolongement de la sienne. (…) », p. 184.
« Une transfusion de mémoire »
Le fils enquête, ou plus précisément il se met en quête : il lui faut élucider l’énigme de ses origines, comprendre l’histoire de sa famille. Pour savoir, pour connaître, pour être initié, Malkiel va devoir accepter les épreuves et les souffrances. Hériter, c’est porter – supporter – l’immense poids de cette histoire, de cette filiation.
Malkiel a aussi besoin d’en savoir plus sur le grand-père dont il porte le nom : il lui faut retrouver sa trace – et par là-même le faire accéder à l’éternité, par la magie de l’écriture – n’oublions pas que Malkiel est journaliste, un professionnel des mots. Pour autant, la difficulté reste immense car comment dire une Transylvanie vide, privée de ses communautés juives, dont les lieux de culte ont été détruits, les cimetières saccagés et les maisons non seulement occupées sans vergogne par d’autres ? « Ici, dans le ghetto, c’est le vide, un vide étrange peuplé de fantômes. La sécheresse. La poussière. La cendre. Ici c’est la vie éteinte : que reste-t-il d’une communauté emportée par la tempête ? », p. 176.
Cette déambulation dans le temps et dans l’espace s’était imposée à Malkiel ; elle était nécessaire. Malkiel a bien compris qu’il lui fallait dans l’urgence se rendre sur place, que là était la mission que son père lui confiait et qu’il hésitait à confier lui-même au fossoyeur juif (… et alcoolique), un des derniers survivants :
« Lui raconter la maladie de son père ? Lui faire part de sa mission véritable, de son désir de sauver la mémoire de son père qui craignait d’avoir tout oublié ? Lui raconter l’histoire qui lui échappait, l’histoire de son père dont l’univers se rétrécissait, s’éteignait de minute en minute, de souvenir en souvenir ? », p. 129.
Autant de remises en question personnelles et douloureuses : Elhanan a vu sa propre vie figée, bloquée, il n’a pu aller de l’avant. Et qu’en sera-t-il de Malkiel ? hériter d’un passé si lourd autorise-t-il le bonheur ? et là on a des échappées lumineuses sur Tamar, la femme qu’il aime mais qu’il hésite à épouser – il n’ose plus aller de l’avant. Adolescent, Malkiel avait cherché, dit-il, à « mettre une distance entre ses cauchemars » et lui-même, p. 133. Il s’est insurgé contre le poids accablant de cette histoire : « Tu n’as pas le droit, père ! Tu n’as pas le droit de placer un tel fardeau sur mes épaules ! », p. 134. Il regrette désormais cette révolte, et en éprouve de la culpabilité.
« Son élément naturel était la souffrance et la mémoire de la souffrance », p. 44. Rien n’a pu tirer Elhanan de sa solitude irréductible, définitive – pas même son fils tant chéri. Les enfants de rescapés se sentent eux-mêmes écrasés. S’inscrire dans la lignée familiale, ce n’est pas seulement en porter le nom, mais aussi assumer le poids de l’histoire et la fierté d’une identité. Le fils peut-il s’autoriser le bonheur alors que son père en a été privé ?
Le peuple juif, entre passé et avenir
Comment assumer le poids de la mémoire ? qu’en faire ? Il faut se « souvenir » – le mot revient en leitmotiv. « Pour lui [ le Juif], rien n’est plus important que la mémoire. C’est par la mémoire qu’il est lié à ses origines. C’est par elle qu’il se rattache à Abraham, à Moïse et à Rabbi Akiba. », p. 89. Il faut assumer son ascendance, porter sa mémoire et ses valeurs. Plus même : savoir se montrer à la hauteur. S’affirme ici une conception très haute du judaïsme : se montrer fidèle à des valeurs, à une proximité avec le sacré.
Les références aux textes sacrés, aux Sages, aux Maîtres parsèment tout le roman ; les paroles de tous ces hommes inspirés contrebalancent la folie des hommes. Il y a là une sorte de vademecum, qui doit permettre à Malkiel de se constituer un héritage à la fois intellectuel et spirituel. Et à la toute fin de l’œuvre, ce legs spirituel est condensé en quelques lignes fondamentales :
« J’aurais tellement souhaité te voir dans le rôle de père. Diras-tu à ton fils ma nostalgie ? Lui diras-tu ce que, pauvrement, je me suis efforcé de te communiquer au nom de mes parents et de mes aïeux ? De rester juif ? de ne jamais se défaire de la mémoire de ses ancêtres ? de rester fidèle à l’image que le Juif doit toujours avoir de lui-même ? De ne jamais renier le Juif en lui, mais, au contraire, de l’inciter à demeurer solidaire de son peuple – notre peuple – et, à travers lui, de l’humanité tout entière ? », p. 316.
Des fragments de prières traversent l’œuvre. Quand le regard de l’homme hébété se détache de ce monde absurde, et attend la réponse de Dieu … qui ne vient pas, Malkiel s’interroge : « Si Dieu est partout, comment expliquer le mal ? Si Dieu est bon, comment expliquer la souffrance ? ». Ce à quoi Elhanan répond : « Dieu est aussi dans la contradiction. », p. 280.
Mais le judaïsme du fils n’est pas exactement celui du père : Malkiel réclame un droit d’inventaire : il lui faut questionner le silence de Dieu.
À la toute fin, Malkiel éprouve la nécessité, au terme de son pèlerinage, de faire halte en Israël – là où est inhumée sa mère. Cette terre lui inspire un sentiment mêlé d’étrangeté et de reconnaissance. C’est là où « les plus beaux visages sont ceux qui ne disent pas ce qu’ils ont vécu ». La question (jamais résolue) est de savoir où trouver sa place…
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Certains détracteurs d’E. Wiesel lui ont reproché de tourner en rond, de ressasser, de ne parler encore et encore que de la Shoah, de la destruction des bourgades juives de Transylvanie, du déracinement, de Dieu. On sait qu’il ne pouvait en être autrement : la déportation a été, pour les rescapés, une expérience indépassable et proprement sans fin, qui a occupé tout l’espace de leur conscience… Mais dans L’oublié, E. Wiesel a cultivé jusqu’à son point de perfection l’art de descendre en spirale jusque dans les profondeurs de l’être afin de restituer, avec toutes ses fractures et ses failles, la psyché d’un rescapé.