YERUSHALMI Yoseph Hayim, Zakhor : Histoire juive et mémoire juive, Titre original : Zakhor : Jewish history and Jewish memory (1982), Traduit de l’anglais par E. Vigne, Paris, La Découverte, 1984.
Note de lecture I
rédigée par Philippe Ratte
Vingtième Siècle. Revue d’histoire, Année 1985, n° 7, p. 197-198. Fait partie d’un numéro thématique : « Étrangers, immigres, français ». Article numérisé et gracieusement mis à disposition du public par le site Persée
Voilà un court essai, pénétrant, provoquant, qui fourmille d’interrogations essentielles (…). Zakhor – « Souviens-toi », en hébreu – est une interpellation à la croisée des chemins entre l’histoire et la mémoire.
L’auteur pose, en effet, une question en forme de paradoxe : pourquoi, alors que le passé a toujours joué un rôle central dans l’élaboration d’une culture juive, l’histoire en tant que discipline autonome, étude, récit et mise en perspective des événements, n’a-t-elle jamais occupé une place importante dans la tradition juive ? Une interrogation qui peut se résumer sous la forme d’une… histoire juive : – « Qu’est-ce que l’histoire ? » – « Une perte de temps », opinion du philosophe Maïmonide, exprimée au XIIème siècle.
Et les réponses de Yerushalmi sont aussi complexes que paradoxales. Ainsi, dans la tradition rabbinique, si l’« histoire profane » est négligée, considérée comme un divertissement, au mieux agréable, au pire, inutile, c’est parce que toutes les voies qui conduisent à la créativité intellectuelle et religieuse impliquent par définition une bonne connaissance du passé. Dès lors, l’histoire, même si elle apparaît comme une étape nécessaire, ne peut supplanter « la primauté de la liturgie et du rituel », ni « la puissance commémorative » de tel ou tel événement à valeur d’enseignement universel. Cet ordre d’explication, qui vaut autant pour le Moyen Age que pour le XVIème siècle, après l’expulsion des Juifs d’Espagne, est pour l’auteur plus pertinente que les arguments avancés sur l’indifférence des juifs à l’égard de l’histoire, ou sur le rôle des persécutions, ou encore sur l’absence d’État et de pouvoir politique spécifique.
En revanche, l’époque contemporaine constitue une sorte de rupture épistémologique. Au XIXème siècle, dans le sillage du développement de l’historiographie allemande, qui se constitue en discipline scientifique, une nouvelle tendance voit le jour chez les penseurs juifs, et ce dans le cadre d’une assimilation culturelle : « L’histoire devient ce que jamais elle n’avait été, la foi des juifs perdus », p. 103. Et cette tendance se renforce au XXème siècle, bien que l’auteur décèle chez les Juifs une certaine attente, qui remonte aux origines – et qui est sans doute aussi au cœur de la foi -, celle d’« un mythe nouveau, métahistorique ».
En définitive, Yerushalmi met en relief l‘impossible adéquation entre mémoire et histoire : quand la première est en expansion, active et riche d’expressions intellectuelles, religieuses ou artistiques, la seconde est négligée. A l’inverse, lorsque l’histoire-discipline connaît un renouveau, on assiste parallèlement à un déclin de la mémoire.
Avec à la clé une question épistémologique et déontologique angoissante : si la mémoire opère une sélection dans le passé, un tri drastique et presque fonctionnel des événements, l’histoire et les historiens, curieux de tout et érigeant tout en objet de savoir, inversent ce processus, au risque de perdre le caractère intégrateur de la mémoire vers la constitution d’une « foi messianique ». L’histoire, une perte de l’identité ?
Note de lecture II
Rédigée par Michael Löwy.
Article publié initialement dans Archives de Sciences Sociales des Religions, Année 1986, n° 61-2, p. 329-330. Mis gracieusement à la disposition du public par le site Persée.

Inspiré par les travaux de Maurice Halbwachs sur la mémoire collective, cet ouvrage aussi brillant qu’érudit de Y.H.Yerushalmi (professeur à l’ Université Columbia de New York) examine l’itinéraire de l’écriture juive de l’ histoire, depuis la Bible à nos jours.
Pour les Juifs, plus que nulle part ailleurs, l’injonction de se souvenir/Zakhor est ressentie comme un impératif religieux pour tout le peuple. « Souviens-toi des jours d’antan, repassez les années de génération en génération », Deutéronome 3,27 . « Souviens- toi de ce que fait Amalec », Deutéronome 25,17. Et toujours martelé : « Souvenez-vous que vous étiez esclaves en Égypte ».
Cependant, après avoir établi le canon biblique si profondément chargé d’histoire, paradoxalement les Juifs cessèrent pratiquement d’écrire de l’histoire. La littérature rabbinique s’intéresse très peu aux événements des temps post-bibliques. Ce n’est que dans la littérature juive apocalyptique du Moyen-Âge qu’on retrouve des indications historiques. Mais il ne s’agit pas là d’historiographie à proprement parler mais d’une quête désespérée d’indices et de signes annonciateurs de la fin dernière de l’histoire, de l’avènement du Messie. On observe dans la tradition juive une fusion du temps historique et du temps liturgique, du temps linéaire et du temps cyclique qui se manifeste dans les fêtes, les jeûnes, les jours anniversaires. Le Sabbat lui-même devient un jour vécu au-delà de l’histoire et même finalement une anticipation hebdomadaire de la fin des temps et de la quiétude messianique.
Dans le rituel religieux juif, la mémoire n’est pas simplement souvenir – ce qui maintiendrait un sentiment de la distance – mais réactualisation. Nulle part cette réactualisation n’est plus affirmée que dans la formule talmudique essentielle de la Haggada de Pâques : « que, dans chaque génération, chacun se sente comme étant lui-même sorti d’Égypte ».
Au XVIème siècle se produira cependant la rencontre entre la tradition juive et la culture de la Renaissance italienne dans l’œuvre d’un savant juif de Mantoue, Azariah de Rossi. Son livre Meor ‘Einayime est le premier où l’on trouve les véritables débuts de la critique historique. Considéré comme hérétique parce qu’il osait mettre en question certaines légendes talmudiques (la mort de Titus par un moustique qui était introduit dans son nez !).
Parmi les rabbins, Azariah restera un isolé et n’aura pas d’émules. Ce n’est qu’avec la Haskala, le mouvement des Lumières et de sécularisation qui se répand notamment parmi les Juifs allemands vers la seconde moitié du XVIIIème siècle que commence effectivement une historiographie juive. En 1782, Naftali Zvi Weisel élabore un programme études juives où l’histoire a sa place et, en 1822, Immanuel Wolf publie le célèbre manifeste Sur le concept d’une Science du Judaïsme, acte inaugural de la Wissenschaft des Judentums. Selon l’auteur, la principale limitation de cette école d’historiens fut son refus d’envisager la dimension nationale de l’histoire juive, réduite ainsi à son aspect strictement religieux ; ce qui correspondait à l’idéologie assimilationniste des Juifs allemands. (…)
En conclusion de ce beau livre, la fois riche et concis, Yerushalmi observe fort judicieusement que l’historiographie moderne n’a pas le pouvoir de restaurer la mémoire juive. « Rien n’a remplacé la cohérence et la signification dont une puissante foi messianique dotait autrefois le passé comme l’avenir juifs ».