L’intelligence du cœur
par Claire Daudin
Claude TRESMONTANT : Essai sur la pensée hébraïque, Paris, Les éditions du Cerf, 1953.
Ravalée au rang de collection de fables par les défenseurs de la raison, la Bible pense-t-elle ? Propose-t-elle, à travers les mythes, les récits historiques, les poèmes, les écrits législatifs et prophétiques qui la composent, une vision du monde, une anthropologie, une vérité. La Vérité ? Ainsi pourraient être formulées les questions qui sont au cœur de L’Essai sur la pensée hébraïque. Dans cet ouvrage fondateur, Claude Tresmontant établit une ligne de démarcation entre la pensée grecque dont nous sommes intellectuellement les héritiers et les fondamentaux de la pensée biblique. Entre la philosophie qui tend à l’abstraction et vise à l’universel et la pensée hébraïque qui va vers le concret et privilégie le particulier.
Restituer à la Bible sa dimension de dévoilement, rendre à la Création son intelligibilité, à l’homme sa part de divinité, tel est l’apport de ce petit livre singulier.

Publié pour la première fois en 1953, l’Essai sur la pensée hébraïque, derrière la modestie de son titre et de son volume, propose des hypothèses d’une immense portée. Issu d’une famille athée, Tresmontant s’est d’abord converti au protestantisme, puis au catholicisme. Tout au long de sa carrière intellectuelle, il s’est attaché à l’étude des racines juives du christianisme, maniant le grec et l’hébreu avec aisance. Son enseignement de philosophie, à la croisée des civilisations anciennes et de la métaphysique, a suscité la méfiance, pour ne pas dire l’ostracisme de ses pairs. Pourtant, Claude Tresmontant demeure une source d’inspiration, et sa pensée une ressource, pour ses lecteurs comme elle le fut pour ses étudiants.
Création
Le premier chapitre (p. 13-87) s’intitule la création et le créé. Dans la pensée grecque, la création de la matière, de l’univers qui nous entoure, est une dégradation, celle de l’Un éparpillé dans le multiple, comme l’expose Plotin. Ou encore, chez Platon, elle est un simulacre, le reflet mensonger d’un être qui se situe dans l’idéal, au-delà du sensible. Rien de tel dans la Bible, où le monde fait l’objet, à chaque étape de sa création, d’une approbation explicite : « Dieu vit que cela était bon. » Tresmontant nous rappelle cette exceptionnelle plus-value du réel célébrée dans le livre de la Genèse et dans les Psaumes : « Penser la genèse du réel comme une création, comme une opération éminemment positive, est une originalité de la tradition biblique », p. 14. Il s’étonne de l’incapacité de l’esprit grec, occidental, moderne, à saisir l’évidence de la beauté et de la bonté du monde, optant pour un idéalisme qui imprime son pessimisme foncier sur le réel.
Le temps fécond
S’appuyant sur Bergson, Tresmontant affirme que, dans la Bible, l’acte créateur se poursuit et que le monde est toujours en développement. Ainsi, le temps est-il un attribut de la création, non comme une donnée éphémère, statique ou cyclique, mais comme la dimension dans laquelle le réel parvient à maturité, en passant du germe au fruit. Le temps biblique est productif, il est fécond. Du point de vue de Dieu, l’éternité est la mesure d’un geste créateur continu. Du point de vue de l’homme, le temps est la mesure de sa liberté, de ses engagements, de ses travaux et de leur réussite. Il n’y a pas de contradiction entre la création de Dieu et la liberté de l’homme, mais relai et complémentarité : « Dieu a créé des êtres créateurs. L’histoire est une œuvre où coopèrent l’Action divine et l’action humaine.», p. 43.
Une conséquence de cette approche est la distinction entre création et fabrication. L’homme fabrique des objets à partir de la matière, des objets qui peuvent devenir des idoles. Dieu, lui, crée des êtres, cosmiques, végétaux, animaux, humains. Ses créatures sont capables de dire sa gloire et de le célébrer, comme les Psaumes le chantent. Contrairement au préjugé philosophique qui, dans la pensée grecque, pèse sur la matière, la Bible magnifie le sensible. Chaque élément, chaque fragment de la nature, chaque être est nommé et valorisé. Le sensible est par nature intelligible, il est un langage de Dieu qui a créé le monde par sa parole. Ainsi la poésie biblique, avec ses symboles empruntés aux éléments et aux végétaux, n’a-t-elle pas d’abord une visée esthétique, mais herméneutique : elle délivre un message, un message compréhensible par tous : « La symbolique biblique est universelle parce qu’elle est rigoureusement concrète. Elle est prolétarienne. », p. 67.

S’enraciner dans le particulier
Dans cet univers de pensée, le particulier a du prix ; « le particulier, c’est l’existant », il est « porteur de sens ». C’est bien là le scandale pour un esprit formé à la philosophie antique. A plusieurs reprises, Tresmontant emploie le mot de « scandale » pour décrire le refus par la philosophie grecque, amante des idées et de l’abstrait, du particularisme propre à la pensée hébraïque, qui met en avant un peuple, des individus désignés par leur nom, et reconnaît une dignité à chaque individu. Ainsi, la notion même de « peuple élu » et l’histoire singulière d’Israël comme lieu de révélation du divin sont-elles inadmissibles pour des esprits qui cherchent la vérité dans le général et l’universel. Ce particularisme biblique relève de la « méthode de l’Incarnation » qui, pour le chrétien Tresmontant, culmine en Jésus de Nazareth, qu’il rattache à son lignage charnel et spirituel juif. « Toutes nos habitudes intellectuelles profondes héritées de la pensée grecque s’opposent à ce passage par l’existant pour enseigner une vérité, à cette naissance de la vérité, cette manifestation de la vérité dans et par une réalité particulière, existante et concrète. », p. 70.
Contre une définition ethnique ou nationale de la judéité, Tresmontant met en avant la notion de fidélité à l’alliance entre Dieu et son peuple, ce peuple séparé de tous les autres, Israël, « un mutant d’une espèce nouvelle, d’un phylum nouveau » (p. 75), et perpétuellement tenté par le refus de ce statut à part. Que son histoire contienne « réellement, sous les espèces de récits historiques, un enseignement des musteria, des réalités théologiques qui sont la nourriture propre de l’esprit » (p. 80) c’est le « scandale des scandales pour la pensée grecque ».
Une pensée incarnée
Le second chapitre (p. 89-117) présente le schémade l’anthropologie biblique. Il commence par réfuter le dualisme âme-corps si important dans la pensée grecque et dans ses héritages y compris chrétiens. L’auteur rappelle qu’une telle conception est à l’origine de la définition du mal comme « péché de la chair ». Le problème du mal est traité dans la Bible à partir « d’un existant qui souffre » – Job. Il n’est pas esthétisé ni rationalisé, mais appréhendé dans sa dimension existentielle, jamais prise en compte par les systèmes philosophiques.

Il en est de même pour l’amour qui, dans la Biblie, s’adresse à un être particulier, pas à une « idée ». Tresmontant souligne le « refus de toute évasion de l’amour dans l’universel abstrait » dont témoigne la tradition biblique. L’homme y est un corps autant qu’une âme, et le mot « âme » désigne l’être tout entier, au point qu’il est synonyme du mot « chair », alors que ces deux termes sont antithétiques dans le vocabulaire philosophique et chrétien.
En revanche, c’est un vocable grec que Tresmontant utilise pour désigner ce qui fait la spécificité de l’anthropologie biblique : le pneuma. Traduit en français par « esprit », du latin « spiritus », le « pneuma » grec n’est autre que la « ruah » hébraïque. L’auteur explicite cette notion essentielle en la présentant comme le lieu en l’homme prévu pour rencontrer Dieu. Tout homme, crée par Dieu, a en lui cette aptitude à le reconnaître et à communiquer avec lui, qu’il décide d’activer ou non. « L’esprit de l’homme, son pneuma, c’est ce qui en lui est capable de cette rencontre avec le Pneuma de Dieu, c’est cette part en l’homme grâce à laquelle l’inhabitation de l’Esprit de Dieu n’est pas une intrusion étrangère, mais est préparée, désirée, comme une ambassade en pays étranger. », p. 110.
Dans l’univers de la Bible et dans la pensée hébraïque, l’homme se sait créature de Dieu. Deux options s’offrent alors à lui : s’en réjouir, ou le refuser. Dans le troisième chapitre (p. 119-140) intitulé L’intelligence, l’auteur montre, à grand renfort de citations bibliques, comment le cœur de l’homme, siège de son intelligence, peut s’ouvrir ou se fermer à Dieu. Discerner, juger, c’est toujours se situer par rapport à l’Éternel, comme un fils ou un adversaire. Dans la Bible, être intelligent revient à bien agir, à faire naître de son cœur une action bonne. « L’intelligence est une action, elle procède d’un choix, d’une disposition originelle, elle naît dans le secret des cœurs. », p. 124. « La connaissance de Dieu n’est pas purement spéculative, elle est action incarnée dans le monde humain » passant par « la cause du malheureux et du pauvre », p. 129. C’est pourquoi il n’y a pas d’écart entre l’intelligence et la foi. La foi est l’intelligence spirituelle : elle est reconnaissance de la vérité inscrite au cœur de l’homme par Dieu son créateur et point de départ d’un comportement juste. Tresmontant dénonce tout autant le rejet de la foi au nom de la raison opéré par la philosophie grecque et ses héritiers qu’une conception de la foi comme croyance qui confine à l’infantilisme. « Le fidéisme est l’hérésie latente, la maladie infantile qui règne inaperçue dans beaucoup d’esprit depuis Descartes et Pascal », p. 137. Contre le préjugé des philosophes rationalistes – et plus encore contre une facilité qui est une abdication de la part de bien des croyants -, Tresmontant l’affirme : « la foi c’est l’intelligence ».

Fort de sa démonstration réalisée à travers une lecture fine des Écritures, Tresmontant conclut en incitant la pensée chrétienne à se renouveler à partir de la prise de conscience de ses origines hébraïques, en adoptant les conceptions bibliques de la création, du temps, de la liberté, du sensible, de l’intelligence, au détriment des concepts grecs privilégiés par la théologie classique. Il rappelle que « Dieu ne saurait nous forcer » qu’il « ne saurait violenter cette liberté qui est l’essence même de son œuvre » (p. 151), une œuvre créée par amour, « cet amour (qui) exige, pour lui répondre, des personnes autonomes. » (p. 148).
Tresmontant construit un pont, encore trop peu emprunté, entre judaïsme et christianisme à partir d’un retour aux sources effectué méthodiquement, avec érudition et rigueur, mais aussi avec une force de conviction qui emporte son lecteur.
Indications bibliographiques
L’Essai sur la pensée hébraïque se situe au tout début d’une aventure intellectuelle et spirituelle qui s’est poursuivie à travers des ouvrages tels que La Doctrine morale des prophètes d’Israël (1958), Comment se pose aujourd’hui le problème de l’existence de Dieu (1966), Le problème de la révélation (1969), Le Christ hébreu (1983), parmi bien d’autres titres.