Portrait de Ben-Gourion

par Isaiah BERLIN

Isaiah BERLIN, Recension de Maurice Edelman, Ben-Gurion : A Political Biography, Londres, Hodder and Stoughton, 1964 ; publiée dans le Jewish Chronicle du 25 décembre 1964.

David Ben-Gourion est né David Green le 10 octobre 1886 en Pologne russe : il a émigré en Palestine en tant que jeune sioniste travailliste en 1906. Il a passé ses années de formation, comme celles de la majorité des immigrants juifs pauvres aux États-Unis à cette époque, dans la zone de peuplement où le gouvernement russe confinait la plupart de ses sujets juifs. Mais alors que les immigrants juifs aux États-Unis conservaient dans une large mesure les marques de leur origine et formaient un groupe facile à distinguer au sein des nombreuses portions « à trait d’union » de la population américaine : libres, égaux, mais « nés à l’étranger » -, David Ben-Gourion, par des degrés insensibles, s’est identifié au sol, aux institutions et à la population indigène de la Palestine bien avant que celle-ci ne devienne l’État d’Israël.

Un leader naturel

Parmi tous ceux qui ont créé le nouveau Yichouv en Palestine, puis l’État juif, il représentait la terre et ses habitants juifs aussi pleinement et indiscutablement que les enfants des colons qui y étaient nés ou ceux dont les familles y vivaient depuis des décennies. Il y avait d’autres personnalités pour qui cela n’était pas moins vrai – son mentor vénéré Berl Katznelson, ses compagnons de travail Ben-Zvi, Dov Hos, Moshe Sharett, Chaim Arlosoroff, Eliahu Golomb et d’autres hommes courageux de cette génération de pionniers. Parmi eux, il était l’un des plus énergiques, des plus déterminés et des plus sûrs d’eux-mêmes ; et le leader le plus naturel, le moins assailli par les doutes ou les revendications contradictoires concernant son allégeance ou ses sentiments. Ses origines, curieusement, ne semblent plus compter. La Pologne – et même la communauté juive isolée d’Europe de l’Est – sont très loin d’Israël. Aux yeux de ses compatriotes et du monde entier, il incarnait la nouvelle nation, la continuité avec son passé historique sur sa terre d’origine, comme si les deux mille ans de dispersion et de martyre n’avaient jamais existé.

David Ben Gourion s’exprime lors de la cérémonie de pose de la première pierre du bâtiment de l’Histadroute à Jérusalem/1924/ National Photo Collection of Israel.

Deux types de dirigeants

Les dirigeants nationaux peuvent être de deux types.
Il y a ceux qui, dotés d’antennes politiques exceptionnellement sensibles, recueillent en eux et répondent en permanence aux espoirs et aux craintes, aux besoins et aux aspirations des masses, qu’ils concentrent comme sous une loupe, en leur donnant une direction et une cohésion.
Et il y a ceux qui se nourrissent de leurs propres sources intérieures (quelle que soit la manière dont elles naissent), de leur vision unique du monde et des objectifs du mouvement qu’ils dirigent, et qui imposent cette image à leurs partisans par la seule force de leur vie intérieure, parfois au mépris total des différences qui divisent les hommes, des difficultés et des problèmes, et de la nature complexe de la réalité qui est perçue par les natures plus sensibles et plus faibles, et qui parfois les distrait et même les paralyse. Parmi les dirigeants actuellement en vie, Winston Churchill, de Gaulle et de Valera appartiennent à ce dernier groupe : Ben-Gourion en fait partie, tout comme Vladimir Jabotinsky, dont M. Edelman décrit la relation complexe avec Ben-Gourion (…). De même que l’imagination du président de Gaulle est enracinée dans le XVIIème siècle, dans le royaume de Louis XIV et dans l’austère et noble jansénisme, l’imagination de Ben-Gourion, tout naturellement et sans effort, remonte à l’époque romaine et, au-delà, aux rois de Juda et d’Israël.

De la Zone de résidence à la création de l’État d’Israël

M. Edelman traite ce sujet fascinant avec toute l’élégance, la perspicacité et le jugement qui lui sont coutumiers. Il commence par une description du contexte social. Sa description de la Zone de résidence, cet État extraordinaire au sein d’un État de l’Empire russe où est né le sentiment national juif moderne (même si le catalyseur est venu de l’Ouest), est certainement aiguë, imaginative et affectueusement dessinée. (…). Son récit de la condition des Juifs d’Europe de l’Est dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, est admirable, bien que nécessairement bref.
Il retrace la carrière du futur Premier ministre, de la Pologne à la Palestine, en passant par ses années d’études à Constantinople et ses activités de propagandiste pour la Légion juive pendant la Première Guerre mondiale auprès des Juifs des États-Unis. Ici aussi, M. Edelman se montre un guide sûr dans les méandres de l’establishment juif new-yorkais. Le portrait est peut-être parfois trop courtois : il attribue au magnifique leader syndical une capacité à créer seul une forme de sionisme dont d’autres peuvent s’attribuer le mérite : par exemple, le mélange d’activités coloniales « pratiques » avec l’organisation politique et la pression sur la Diaspora était en fait la formule même du sionisme « synthétique » de Weizmann pour lequel il a été, en son temps, très critiqué, mais que M. Edelman approuve, me semble-t-il, à juste titre.

David Ben Gourion et Isaïah Berlin à Sde-Boker, avrii 1960

L’organisation du travail des Juifs en Palestine était certainement plus une entreprise collective qu’il n’y paraît. Elle n’aurait guère pris sa forme actuelle sans les idées de Borochov et même de Brenner, ou sans la base agraire créée, par exemple, par Ruppin, à qui il reste à rendre pleinement justice. Le rôle de Ben-Gourion dans la création de l’unité militaire juive pendant la Seconde Guerre mondiale est décrit en détail. M. Edelman cite une minute très caractéristique et tranchante de Sir Winston Churchill au secrétaire à la guerre de l’époque, Lord Lloyd, qui jette une lumière fascinante sur les deux, et sur les difficultés avec lesquelles Weizmann, en particulier, a dû se débattre.
M. Edelman donne des détails intéressants sur l’insistance de Ben-Gourion sur la nécessité d’une politique à l’égard des Arabes, dont il reprochait à juste titre l’absence, aux révisionnistes, mais existe-t-il des preuves qu’il (ou tout autre dirigeant sioniste efficace) ait jamais formulé une politique arabe réalisable ayant une quelconque chance de succès ? C’est peut-être le cas : M. Edelman rendrait un service historique s’il consacrait son esprit et ses dons intellectuels à élucider cette question, qui est loin d’être réglée aujourd’hui.
Le comportement de Ben-Gourion pendant les années angoissantes de terreur et de contre-terrorisme pendant et après la Seconde Guerre mondiale – peut-être son heure de gloire – est décrit de manière éloquente. M. Edelman expose le cas juif sans diminuer les difficultés épouvantables auxquelles tout administrateur britannique impartial a dû faire face dans une situation impossible, et je suis convaincu qu’il a raison de supposer que l’image qu’Ernest Bevin se faisait des Juifs était celle d’une « multiplication du professeur Harold Laski ».

Albert Einstein en conversation avec le Premier ministre israélien David Ben Gourion en 1951/Photographie Bettmann

Encore bien des points à éclairer
Pourtant, c’est ce même homme qui a également fait remarquer à M. Edelman que « le problème avec les sionistes, c’est qu’ils ne sont pas éduqués ». L’objectif de M. Edelman était de dessiner une gravure, et non une peinture grandeur nature, ce qu’il a fait avec une habileté admirable. Il emporte la conviction. Dans ce cadre, il a eu la sagesse de ne pas tenter d’inclure un condensé de l’histoire de l’État d’Israël. En conséquence, il n’y a peut-être pas assez d’informations sur les tactiques et la conduite de Ben-Gourion en tant que chef de parti, sur son mélange particulier de générosité et de rancune, d’idéalisme élevé et de sens du grandiose. Il n’y a rien ici sur l’étrange « affaire Lavon », dont les conséquences se font à nouveau sentir ; ni sur les profondes divergences qui l’ont séparé de son collègue de toujours Sharett, ni sur ses relations avec Weizmann, qu’il admirait et qu’il a privé de pouvoir ; ni sur les affinités, psychologiques et politiques, qui le lient à des hommes aussi jeunes que Dayan et Peres.

Moshé Dayan et David Ben Gurion/Mont Sinai/1972_

Il pourrait répondre que ces points ne pourront être évalués avec justesse que lorsque les passions contemporaines se seront apaisées et que les documents auront été rendus accessibles, lorsque même la campagne du Sinaï, ses causes et ses conséquences, pourront être jugées – moralement aussi bien qu’historiquement – sur la base d’une connaissance plus large.
C’est peut-être le cas.

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Quoi qu’il en soit, M. Edelman ne donne jamais de leçons, n’intimide ni n’ennuie le lecteur, n’est jamais pompeux, ne s’affirme pas et n’est jamais hors de propos. Son sens du contexte social est étonnamment précis, son sens historique n’est jamais pris en défaut (…). Pour les ignorants, il y a un glossaire, pour les critiques, une bibliographie sérieuse ; le livre est tout à fait lisible ; les verdicts sont judicieux et modérés, même si les preuves ne sont pas toujours évidentes. Le bon sens de M. Edelman, son tact moral et son habileté littéraire l’ont très bien servi. Ils servent aussi l’intérêt du lecteur.