Propos haineux ou satire sociale ?

par Charlotte Adda

Amy LEVY, Reuben Sachs : A Sketch, Londres, Macmillan and Company, 1888.

Il est parfois difficile de distinguer un discours haineux d’une satire sociale. Comment percevoir le sarcasme quand le propos est ambigu — voire entretient l’ambivalence ? Comment ne pas confondre une critique antisémite et une parodie de la vie juive ? Tout l’art d’Amy Levy dans Reuben Sachs, consiste à jouer sur la fine limite qui les sépare.

Ainsi, lors de sa publication, en 1888, ce roman a suscité des réactions mitigées, notamment au sein de la communauté juive, en raison de sa représentation contrastée des Juifs et de l’ambiguïté de sa narration dans son traitement des stéréotypes antisémites.
Le roman brosse le portrait incisif d’une famille juive de la bourgeoisie londonienne à la fin du XIXème siècle. L’intrigue s’articule autour de Reuben Sachs, et de sa relation avec sa cousine Judith Quixano. Bien qu’ils s’aiment, leur union est compromise par leur différence de statut social : Judith, issue d’une famille sépharade désargentée, ne peut espérer épouser Reuben ; et ce jeune avocat ashkénaze dont les ambitions de carrière s’orientent vers la politique est aveuglé par ses ambitions et son désir de reconnaissance dans une société britannique où l’intégration des Juifs est difficile.
Le roman se livre à une vive critique du matérialisme ambiant et de la manière dont les femmes, aussi bien au sein de la communauté juive que dans la société victorienne dans son ensemble, voient leur vie limitée à la quête d’un mariage avantageux. Reuben Sachs est aussi bien un roman féministe qu’un réquisitoire acerbe contre la société victorienne.
Néanmoins c’est la façon dont Amy Levy aborde la culture juive qui rend ce roman tout à fait singulier. En effet, les premières pages de Reuben Sachs, extrêmement critiques vis-à-vis de la famille qu’elles décrivent, semblent reprendre en partie certaines idées reçues ou caricatures antisémites. Elles sont imprégnées d’un cynisme acerbe. Le ton est sarcastique, satirique : « Adélaïde était l’aînée de la famille ; elle avait épousé jeune un mari choisi pour elle, avec lequel elle vivait dans une satisfaction relative. Reuben était à peine de deux ans son cadet ; personne ne souciait de se rappeler l’âge de Lionel, le plus jeune des trois, un bon à rien sans espoir, qui avait été relégué avec difficulté dans une colonie obscure. « Il y a toujours un bon à rien ou un idiot dans chaque famille juive! » avait fait remarquer Esther Kohnthal dans un de ses effroyables élans de franchise. /Adelaide was the eldest of the family ; she had married young a husband chosen for her, with whom she lived with average contentment. Reuben was scarcely two years her junior ; no one cared to remember the age of Lionel, the youngest of the three, a hopeless ne’er- do-weel, who had with difficulty been relegated to an obscure colony. « There is always either a ne’er-do-weel or an idiot in every Jewish family! » Esther Kohnthal had remarked in one of her appalling bursts of candour. », p. 6.
Ce premier portrait de la fratrie Sachs est représentatif du ton général de la narration. Teintée d’ironie et de mesquinerie, la description d’Adelaïde, Reuben et Lionel donne une image très négative de la famille. Et cette image est renforcée par la « vérité générale » du personnage d’Esther à l’égard de toutes les familles juives, qui vient couronner la description de cynisme. Ainsi, à la première lecture, il est difficile de déterminer si le roman est une critique des Juifs ou une satire de la société victorienne dans son ensemble. La difficulté est ainsi de cerner ce roman controversé : Reuben Sachs est-il un portrait uniquement à charge ou bien une satire sociale ?

Le défi de la représentation

Reuben Sachs est décrit comme un personnage étroit, disgracieux ; le narrateur raille ses traits « distinctifs » d’une manière extrêmement mesquine : « Il était, comme je l’ai dit, de taille moyenne et de corpulence mince. Il portait de beaux vêtements, mais ceux-ci ne pouvaient pas dissimuler la disgrâce de sa silhouette, et la grossièreté de ses mouvements ; incontestablement la silhouette et les mouvements d’un Juif. Et ses traits, sans présenter de caractéristique ethnique distinctive, trahissaient non moins clairement son origine sémitique. Son teint était d’une pâleur mate. Ses cheveux, sa petite moustache et ses yeux, sombres, avec des lueurs rouges sur ces dernières paupières, étaient tombants ; et l’ensemble du visage arborait pour le moment un air détendu, rêveur, impassible, curieusement oriental, et non totalement dépourvu de mélancolie / He was, as I have said, of middle height and slender build. He wore good clothes, but they could not disguise the fact that his figure was bad, and his movements awkward; unmistakably the figure and movements of a Jew. And his features, without presenting any marked national trait, bespoke no less clearly his Semitic origin. His complexion was of a dark pallor; the hair, small moustache and eyes, dark, with red lights in them over these last the lids; were drooping, and the whole face wore for the moment a relaxed, dreamy, impassive air, curiously Eastern, and not wholly free from melancholy », p. 11-12.
Ainsi, dès l’incipit, la narration s’empare des stéréotypes antisémites, tant physiques que mentaux, qui rappellent des figures littéraires, bien connues dans la littérature anglaise, telles que le cruel Shylock dans Le Marchand de Venise (1597) de Shakespeare ou le cynique Fagin dans Oliver Twist (1838) de Dickens. À la fin du XIXème siècle, les caricatures des Juifs, colportées par la littérature britannique sont profondément enracinées dans l’imagination collective.

Shylock et Jessica/Gilbert Stuart Newton/1830/Sourcc Wikipedia

Levy utilise sciemment des images familières aux lecteurs, en présentant son protagoniste comme une figure du « Juif ». En effet, la narration se concentre sur les caractéristiques « sémitiques » de ses personnages et reprend les poncifs antisémites de la société victorienne. Le roman joue ainsi avec la représentation des Juifs dans la littérature en parodiant les clichés sans jamais totalement les démentir tout à fait, ce qui donne à la voix narrative son ambiguïté caractéristique. Reuben Sachs invite ainsi ses lecteurs à réfléchir à la manière dont les Juifs sont perçus dans la société. La narration donne à voir l’identité marginalisée de ses personnages : Reuben est perçu exclusivement à travers sa judéité, étiqueté comme Autre dès les premiers chapitres sous le regard désapprobateur du narrateur.

Une ambiguïté délibérée

Cette ambiguïté narrative comporte en réalité une incohérence intentionnelle. Tout au long du roman, la narration est remise en doute par des procédés subtils : la structure hyperbolique des phrases, l’emploi récurrent de vérités générales, et surtout le décalage entre une narration qui se veut objective et les remarques négatives qui discréditent cette voix, incitent le lecteur à douter, à corriger sa première impression : « Les Juifs, le peuple le plus clanique et le plus exclusif, le plus enclin à s’opposer aux critiques extérieures, peuvent être très sévères les uns envers les autres entre les murs du ghetto. »/ “The Jews, the most clannish and exclusive of peoples, the most keen to resent outside criticism, can say hard things of one another within the walls of the ghetto.”  p. 24.
« Le peuple juif, si désireux de couronner le succès des siens sous quelque forme que ce soit, si déterminé à revendiquer ceux qui ont réussi parmi eux, n’a que peu d’amour à donner aux malheureux qui ont pris du retard dans cette course. »/ “The Jewish people, so eager to crown success in any form, so determined in laying claim to the successful among their number, have scant love for those unfortunates who have dropped behind in the race.”  p. 107.
Ces deux déclarations, formulées comme des vérités générales, montrent le peuple sous un jour sombre, entièrement négatif : un peuple intéressé, malhonnête et impitoyable. Or, les expressions du narrateur sont si exagérées qu’il devient presque évident qu’elles ne sont pas destinées à être prises au premier degré.
Cette ambiguïté permet donc en réalité de mettre en question la vision victorienne du « Juif ». Ce procédé est essentiel pour comprendre l’ironie des descriptions offensantes, et son incohérence délibérée est construite pour faire douter le lecteur de la véracité de ces propos. En effet, tout au long du roman, les préjugés hostiles assénées par la voix narrative comme des vérités générales sont en vérité contredites par l’émotion qui animent ces personnages et la complexité de leurs intériorités.


Ce décalage pousse le lecteur à douter du narrateur et, par extension, des stéréotypes qu’il véhicule. On est ainsi conduit à s’interroger sur son propre rapport à ces représentations outrées. La voix narrative, oscillant entre jugement et empathie, est donc volontairement provocatrice et cynique pour capter l’attention des lecteurs et leur donner à éprouver l’altérité à laquelle la société victorienne soumet la minorité juive en Angleterre.

Des personnages complexes

Amy Levy dépeint des personnages vulnérables, imparfaits et complexes. En constante évolution, ils reflètent les contradictions inhérentes à l’identité juive dans le cadre socio-culturel hostile de l’époque victorienne. En cela, Reuben Sachs se distingue des œuvres-phares de la tradition littéraire juive britannique, où les personnages juifs étaient souvent idéalisés ou présentés de manière excessivement élogieuse — comme c’est le cas dans les romans de Grace Aguilar ou de Charlotte Montefiore notamment — dans le but de revaloriser leur image auprès de la population britannique. Cela reflétait en effet la volonté des Juifs britanniques de se voir accorder des droits civils fondamentaux au sein de la société victorienne. Ces œuvres cherchaient ainsi à convaincre, à prouver leur « valeur morale » et leur « mérite » en adhérant à une représentation idéalisée des Juifs et du judaïsme.


Toutefois, A. Levy refuse de conformer ses personnages à ces figures fantasmées, estimant qu’elles ne permettent pas de saisir les nuances et l’authenticité de la culture juive. Elle dénonce l’utilisation de caricatures pour servir des intérêts politiques. Dans Reuben Sachs, Levy s’attaque aux représentations univoques de sa communauté, qu’elles soient trop élogieuses ou trop calomnieuses. Comme elle l’écrit dans un article intitulé “The Jew in Fiction” paru dans The Jewish Chronicle, en juin 1886, son objectif est de donner à voir le Juif avec « ses vertus surprenantes et ses vices tout aussi surprenants /“his surprising virtues and no less surprising vices ».

Une critique des « chimères élaborées »

Une œuvre en particulier fait l’objet d’une critique sévère de la part d’Amy Levy : Daniel Deronda. Ce roman de George Eliot est un des premiers qui soit écrit par un auteur non-juif à présenter le peuple juif sous un jour favorable, ce qui lui vaut d’être parfois qualifié de « philosémite ». Eliot y décrit la quête d’identité de son personnage éponyme, qui redécouvre son héritage juif au fil de ses rencontres, et décide à l’issue du roman de partir pour la Palestine. Ainsi, ce texte est précurseur sur la question du sionisme et de l’autodétermination du peuple juif. Et bien qu’il fût accueilli chaleureusement par ses lecteurs juifs à sa publication, Amy le rejette, qui y voit une essentialisation des Juifs tout aussi pernicieuse que les représentations antisémites. Elle considère que les personnages décrits par Eliot sont le fruit d’une image idéalisée de la communauté juive, qui révèle chez l’auteur une certaine naïveté au mieux, et au pire de la condescendance à son égard.
Cette critique est formulée explicitement dans une scène de Reuben Sachs : lors d’une réunion de famille qui se déroule après la fin du jeûne de Kippour, les personnages s’interrogent sur la manière dont Bertie Lee-Harrisson, un nouveau converti qui découvre les fêtes juives, les perçoit : « Je me demande, s’écria Rose, se jetant dans la brèche, ce que M. Lee-Harrisson a pensé de tout cela.

Je pense, répondit Leo, qu’il a été choqué de voir à quel point nous étions si peu semblables aux personnages de Daniel Deronda
S’attendait-il, s’exclama Esther, à voir nos valises dans l’entrée, déjà prêtes et étiquetées pour la Palestine ?
J’ai toujours été touché, dit Leo, par l’immense confiance avec laquelle George Eliot a mené à bien cette chimère élaborée qu’était la sienne ».  /“I wonder, » cried Rose, throwing herself into the breach, « what Mr. Lee-Harrison thought of it all. »/« I think, » said Leo, “that he was shocked at finding us so little like the people in Daniel Deronda »/ » Did he expect, » cried Esther, « our boxes in the hall, ready packed and labelled Palestine? »/“I have always been touched,” said Leo, “at the immense good faith with which George Eliot carried out that elaborate misconception of hers.”, p. 115-116.

Cet extrait est crucial car il met en lumière le décalage entre l’image romantisée des Juifs, telle que présentée par George Eliot et la réalité bien plus triviale qu’Amy Levy souhaite exposer dans son roman. Avec cynisme, ses personnages dénonce l’invraisemblance du roman d’Eliot où les Juifs sont dépeints comme des figures héroïques, prêtes à incarner un destin collectif utopique, comme le retour en Palestine — un projet marginal à l’époque, car le sionisme n’avait encore qu’une influence limitée en Europe. La mention sarcastique des « valises prêtes et étiquetées pour la Palestine » illustre cette critique, soulignant à quel point cette représentation est éloignée du quotidien des Juifs victoriens. Levy montre ainsi que l’imaginaire de George Eliot, aussi bien intentionné soit-il, nourrit une vision fantasmée qui fait écran, empêche ses lecteurs de saisir la véritable complexité de l’expérience juive dans l’Angleterre victorienne. Toutefois, cette critique a été extrêmement mal reçue de la communauté juive de l’époque, pour qui le roman d’Eliot constitue une avancée sociale majeure.
Dans un contexte d’antisémitisme banalisé et d’intolérance à l’égard des minorités, Reuben Sachs semble aller à rebours des représentations attendues de la communauté juive. Alors que beaucoup d’œuvres contemporaines cherchaient à embellir ou idéaliser l’image des Juifs pour combattre les préjugés, Amy Levy choisit de montrer une réalité plus nuancée et complexe. Plutôt que suivre la tendance à l’héroïsation ou à la victimisation, elle expose les défauts et contradictions de ses personnages, refusant de les réduire à des stéréotypes, même positifs.

Haine de soi ou sarcasme ? 

Reuben Sachs  a longtemps été perçu comme une œuvre marquée par la haine de soi . À la première lecture, le roman d’Amy Levy semble s’inscrire dans le courant littéraire subversif établie par l’écrivaine juive Julia Frankau avec son roman Dr. Phillips (1887). En effet, un an avant la publication de Reuben Sachs, Frankau faisait dans Dr. Phillips une satire amère d’une famille juive victorienne clanique et insignifiante. Le personnage éponyme est décrit comme un médecin juif aux mœurs scandaleuses, et les caractéristiques qui rendent le personnage répugnant aux yeux du lecteur sont clairement associées à son appartenance à la communauté juive. Si les personnages d’Amy Levy n’ont rien de commun avec ceux de Frankau, c’est pourtant à la lumière de Dr. Phillips que Reuben Sachs est reçu par la critique. C’est d’ailleurs une des autres raisons pour laquelle le roman d’Amy Levy a fait l’objet d’une notoriété si controversée au sein des communautés juives de son époque. Les critiques ont été particulièrement sévères, dénonçant le portrait négatif des Juifs que le roman semblait offrir : des journaux de l’époque accusent Levy d’être « fière d’offrir son témoignage à l’appui des théories antisémites sur le caractère clanique de son peuple et le tribalisme de sa religion »/she is proud of being able to offer her testimony in support of the anti-Semitic theories of the clannishness of her people and the tribalism of their religion » in The Deterioration of the Jewess, Jewish World, février 1889.
D’autres critiques reprochent à Levy d’écrire « avec du vitriol au lieu d’encre », révélant « une hostilité profonde et amère à l’égard du judaïsme moderne et (…) aux Juifs modernes /“she writes for the most part with vitriol instead of ink (…) The central element in the book is a deep and bitter hostility to modern Judaism, and (…) to modern Jews », in Cambridge Review, janvier 1889. Et la première description de Reuben peut effectivement apparaître comme une provocation pour le lecteur juif de l’époque. Par des descriptions incisives, Levy dépeint le Juif comme un être marginal, un intrus aux mœurs étranges, plus fidèle à ses rites et à sa communauté qu’à son pays d’accueil. Tout dans ces premières lignes de narration porte à croire que Reuben Sachs brosse un portrait satirique des Juifs de l’époque victorienne, et s’inscrit dans la lignée de Dr. Phillips. Mais bien qu’il soit intéressant de repérer les similitudes entre les deux romans, il faut toutefois se concentrer sur leurs divergences pour voir apparaître l’humour de Levy.

Une approche subtile et complexe

La singularité du roman d’Amy Levy réside dans sa manière subtile et complexe d’aborder la question de l’identité juive. Il explore la détestation de soi comme un thème central, en décrivant comment l’hostilité de la société victorienne envers les Juifs provoque chez ses personnages une crise profonde de l’identité. Le personnage de Leopold Leuniger, un jeune musicien mélancolique et révolté, incarne cette haine de soi. L’antisémitisme intériorisé par Leo, et exacerbé par son incapacité à trouver sa place au sein de sa propre communauté, est à l’origine d’une grande frustration. Lors d’une réunion de famille, il se lance dans une violente diatribe antisémite sur la « question juive » : « Notre religion est celle du matérialisme. Le blé, le vin et l’huile, la multiplication des semences, la conquête des tribus hostiles, tout cela nous a toujours plus attirés que la harpe et la couronne d’une existence spiritualisée. (…) Ah, regardez-nous, s’écria-t-il avec une passion soudaine, voit-on ailleurs un tel empressement à tirer profit, une telle avidité maladive et hideuse, une lutte si cruelle et sans remords pour le pouvoir et l’influence, une vanité infatigable, insatiable, qui doit être nourrie à n’importe quel prix ? Imprégnés d’infâmie jusqu’aux lèvres, comme nous le sommes tous depuis le berceau, comment est-il possible qu’un seul d’entre nous, par quelque effort personnel que ce soit, puisse effacer de son âme cette tache héréditaire ?  /And ours the religion of materialism. The corn and the wine and the oil; the multiplication of the seed; the conquest of the hostile tribes—these have always had more attraction for us than the harp and crown of a spiritualized existence. (…) Ah, look at us, » he cried with sudden passion, « where else do you see such eagerness to take advantage such sickening, hideous greed; such cruel, remorseless striving for power and importance; such ever-active, ever-hungry vanity, that must be fed at any cost? Steeped to the lips in sordidness, as we have all been from the cradle, how is it possible that any one among us, by any effort of his own, can wipe off from his soul the hereditary stain? ».
Avec ses propos haineux, Leo apparaît initialement comme un Juif en proie à une intense détestation de lui-même, alimentée par sa conviction que la culture juive est intrinsèquement matérialiste. Il exprime un profond mépris pour les symboles d’abondance et de prospérité associés à son héritage juif et fait du rejet des valeurs juives le cœur de son identité. Ce rejet s’accompagne d’un désir désespéré de s’assimiler à la société chrétienne dominante, qu’il perçoit comme plus noble et idéale. Cette haine de soi est aussi intimement liée à son sentiment d’exclusion de sa famille et de sa communauté. L’écart entre ses aspirations artistiques et les attentes familiales accentue son sentiment de marginalisation ; Leo est marqué par la volonté de se libérer des limitations imposées par son propre milieu culturel, nourrissant un désir d’appartenance à l’aristocratie anglaise, qu’il considère comme plus raffinée et pure.

La mélancolie juive

Il incarne la profonde mélancolie liée au sentiment d’errance de certains Juifs, tiraillé entre la volonté désespérée de s’assimiler à la société victorienne et l’impossibilité d’être perçu par elle comme autre chose qu’un Juif.
Ce sentiment déchirant est ainsi un autre thème principal du roman : défini comme un état de déconnexion profonde entre l’intériorité d’un individu et son environnement, il résulte ici à la fois de l’anxiété liée à leur marginalisation sociale et d’un sentiment intense de solitude psychologique. Dans Reuben Sachs, cette mélancolie liée au rejet social s’accompagne d’un caractère culturel crucial : elle est inhérente à la culture juive, marquée par une réflexion sur le passé, une quête d’identité, et une recherche désespérée d’un foyer véritable. Les références aux mythes, à l’exil, et à la diaspora soulignent une incomplétude, illustrant une recherche constante de sens et d’unité dans un monde souvent hostile.

***

Ainsi, Amy Levy ne se contente pas d’exposer les défis de l’assimilation juive dans une société antisémite ; elle explore également les conséquences psychologiques d’une identité fragmentée. La détestation de soi chez Leo Leuniger est le reflet des tensions entre les aspirations individuelles, la volonté d’appartenance à une communauté et les attentes de la société victorienne. Le roman décrit parfaitement le malaise existentiel des Juifs, déchirés entre leur désir d’intégration dans la société anglaise et la nécessité de préserver leur identité culturelle face à l’antisémitisme de l’environnement extérieur. En ce sens, Reuben Sachs est un roman profondément juif, offrant une vision nuancée de l’identité et de la culture juives, avec leurs complexités, leurs vertus surprenantes, et leurs vices qui ne le sont pas moins.

Amy Lévy
Quelques éléments biographiques

Amy Levy est une poète et romancière britannique de la fin de l’époque victorienne. Née à Londres en 1861 dans une famille juive de la haute bourgeoisie, elle devient la première étudiante juive admise à l’Université de Cambridge en 1879, bien qu’elle quitte l’institution avant de terminer ses études. Dès son plus jeune âge, Levy se passionne pour la littérature, écrivant à la fois des poèmes et des critiques littéraires.


Ayant reçu une éducation juive traditionnelle, Amy Levy s’éloigne rapidement de la pratique religieuse tout en continuant de s’identifier comme culturellement juive. Cette distance envers la religion reflète une tendance répandue parmi les Juifs britanniques de l’époque, influencée par la sécularisation croissante de la culture juive, héritée du mouvement de la Haskalah (ou « Lumières juives »). L’ère victorienne, marquée par des réformes législatives favorisant l’émancipation des Juifs en Grande-Bretagne, permet une relative intégration de la communauté juive dans la société, bien que l’antisémitisme reste omniprésent.
Les thèmes de l’exclusion, de la marginalisation et de la quête identitaire traversent l’œuvre d’Amy Levy, notamment dans son roman Reuben Sachs, publié en 1888, qui propose un portrait satirique de la communauté juive victorienne tout en dénonçant l’intolérance de la société britannique à son égard.
En proie à un profond mal-être, Amy Levy se suicide à l’âge de 27 ans, en 1889. Son œuvre a été redécouverte plus d’un siècle après sa mort par des chercheurs en littérature victorienne : la singularité de son écriture et l’émotion contenue dans ses textes leur donne une portée universelle.

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