La saveur des oignons

par Jean-Louis Poirier

« Le retour à tout Israël », article de Rachel BESPALOFF mis en ligne et à la libre disposition de chacun par les bons soins de la Bibliothèque Numérique de l’Alliance Israélite Universelle ; il a été publié initialement dans la Revue juive de Genève, n°5 (25), Genève (Suisse), Février 1935, p. 200-203. Il est suivi du commentaire de Jean-Louis Poirier.

Le retour à tout Israël

Rachel BESPALOFF


Les notes de Rachel Bespaloff sont insérées dans le corps même du texte (en bleu). Les références et les notes explicatives ont été ajoutées par Sifriaténou (en vert)

« Devenu grand, Moïse se rendit vers ses frères et fut témoin de leurs pénibles travaux. », Exode : 2, 11. Rien ne l’y obligeait, cependant. Le retour à « tout Israël » que chaque Juif accomplit immanquablement dès qu’il veut échapper à l’emprise du « on », Moïse le premier en donne l’exemple. Il incarne avec force un caractère essentiel du judaïsme : une révolte partie de haut, non pas sous l’effet d’une contrainte, mais d’une impulsion souveraine, d’une résistance acharnée, toutes deux jaillies du pouvoir de risquer son être dans un dépassement de soi qui engage l’avenir. C’est bien parce que Moïse n’est pas un esclave rebelle qu’il n’a pas désespéré d’un peuple qui adorait le veau d’or et regrettait, non sans raison peut-être, les succulents oignons d’Égypte.

En dépit des apparences, l’action du judaïsme ne se développe nullement sur le plan de l’espoir-surrogat [Note explicative : le terme surrogat veut dire substitut : en clair, le messianisme serait un lot de consolation permettant d’esquiver l’ici.] En exil, certes, en captivité, Israël s’enivre de rêveries messianiques, s’efforce de tromper le présent dans l’attente d’un bonheur imaginaire. Sur son sol, il n’escamote pas l’« ici » ni ne cherche « ailleurs » d’alibi. L’avenir que lui prédisent ses prophètes, avant d’être une promesse de félicité pour le plus grand nombre, est l’enjeu d’une partie où il risque son existence même et qu’il ne peut gagner s’il ne s’accepte tel qu’il est, s’il ne croit en lui-même tel qu’il se veut. C’est pourquoi le porte-parole de Dieu, dans la Bible, n’est jamais le héros mythique mais la personne mortelle dont la durée finie se transcende dans la durée plus vaste de « tout Israël ».

Ayant fait de la foi la mesure de l’humain, Israël ne pouvait tolérer l’esclavage. « Dénoue les liens de la servitude, renvoie libres les opprimés et que l’on rompe toute espèce de joug » (Isaïe : 58,6), ordonne le prophète. Les sacrifices que le judaïsme impose sont durs : il n’y veut point d’accommodements et refuse de monnayer son terrible trésor, de le troquer contre les richesses sensibles d’une vie intérieure belle et ornée. Nulle concession au narcissisme, — si fécond dans l’art et la pensée d’Occident, — nulle complaisance pour le goût de se sentir vivre. Cette « saveur inimitable » que nous ne trouvons qu’à nous-mêmes, le judaïsme l’ignore résolument. Une pauvreté essentielle, une puissante indigence est la marque même de son style. Il y a loin de cette « pauvreté » au « dénuement » que le narcissisme arbore pour flétrir certaine surcharge, une trop lourde abondance, quelque excès d’ornement dont une civilisation fastueuse l’accable. Quoi que l’on fasse, les sciences, les arts, la spéculation seront éternellement complices d’une servitude pourvoyeuse de loisirs indispensables à leur épanouissement. En condamnant l’esclavage, les prophètes, cela n’est pas douteux, sapent les bases de l’humanisme. Pourtant — et c’est là l’origine de l’interminable débat qu’Israël poursuit avec lui-même — le judaïsme, en fortifiant dans l’homme le goût du vrai, le sens de la grandeur, l’amour de la justice, le rend merveilleusement apte à subir l’attrait sans cesse renouvelé de l’humanisme. L’exilé de Judée, toujours, sera épris d’Athènes, amoureusement hostile à ses enchantements, iconoclaste et idolâtre.

De l’antique intransigeance, la philosophie de Léon Chestov est aujourd’hui encore un exemple frappant. Si Bergson a dit : « plutôt laisser sauter la planète » (Les deux sources de la morale et de la religion, 1937, p.85) en espérant tout de même qu’il y aurait moyen de tout arranger sans en venir à cette extrémité, Chestov est bien décidé à ne redouter aucune des conséquences explosives qu’entraîne sa postulation en faveur de la foi comme origine de la connaissance et fondement ontologique de l’existence. Est-ce à dire qu’il veuille s’évader de la « réalité telle qu’elle est » ? Nullement, il estime, au contraire, qu’aveuglés et assoupis comme nous le sommes, nous ne savons ce qu’elle est : la foi seule nous le peut dévoiler, la foi qui, tout chemin cessant, mène où l’on ne savait, où l’on ne croyait que l’on pût atteindre, qui soustrait le possible, où l’existence est tout engagée, à l’arbitrage de la raison. Pour Chestov, me semble-t-il, l’impossible de la foi ne s’oppose pas au possible, mais aux limites que lui assigne l’évidence. Or, il apparaît que si Dieu, dans la Bible, n’exige de l’homme aucun effort surhumain, il commence toujours par lui demander cette confiance en l’impossible d’où surgit une réalité nouvelle. Rien, en effet, n’est moins « évident » que le contenu des promesses de Dieu à Abraham ou à Moïse. Ces prédictions paraissent d’ailleurs absurdes à ceux qui en sont l’objet : leur premier mouvement est d’hésitation et de refus. Pour qu’elles s’accomplissent, il faut qu’une impulsion souveraine triomphe de la méfiance. C’est à cette racine du judaïsme que se rattache la philosophie de Chestov. On doit lui savoir gré de l’avoir mise à nu, et de dégager, ainsi, sous l’appareil historique, moral et social qui l’étouffe, la signification vivante de l’esprit de la Bible.
Mais comment la raison tolérerait-elle un pouvoir qui commande sans contraindre et qu’elle ne saurait identifier à la notion de force telle qu’elle la définit ? Elle ne le peut sans se nier : par là même, elle conseille à l’homme de se résigner et de se soumettre. C’est ce que Chestov lui reproche. Au seuil de sa philosophie, comme au seuil de la Bible, il y a la tragique histoire de la dépossession de l’homme par lui-même, qui ne laisse qu’une alternative : accepter la servitude, en forger inlassablement les chaînes avec tant d’amour et de soin qu’on ait l’illusion de n’en plus souffrir, en subir l’humiliation au prix de « ce qui est » ou, au contraire, s’insurger, refuser d’aliéner un pouvoir-être incommensurable. C’est cette voie que choisit Chestov.
Pour restituer au thème de la foi d’Israël sa signification originelle, pour en retrouver la juste intonation, il ne faut pas l’isoler des développements qu’il comporte, des modifications qu’il entraîne, de l’impulsion créatrice qui l’a fait naître. Soit que l’on veuille extraire du judaïsme une morale sociale indépendante de l’amour de Dieu, soit que l’on détache cette foi de « tout Israël » le thème, noyé sous les commentaires d’un sentiment impuissant ou sous les définitions insuffisantes de la raison, se corrompt.
Parler de cette foi sans la trahir, sans en fausser le sens et l’expression, est fort malaisé. L’accent de la Bible est partout d’une déroutante simplicité, d’une grande réserve. Les artifices poétiques, les rythmes et les cadences, les balancements concertés dont les prophètes et les psalmistes font constamment usage ne compromettent point cette réserve mais la défendent, au contraire, en déjouant les pièges d’une sensibilité avide de se prendre elle-même pour fin, et d’une raison pressée de rééditer à d’innombrables exemplaires la version authentique d’une expérience originale. Comme il est difficile, sinon impossible, de remonter aux sources mêmes de cette expérience, il faut se contenter de repérer les résistances qu’une volonté passionnée oppose à tout ce qui la heurte, les obstacles qu’elle surmonte et dont le plus constant est celui qui tisse la trame de sa durée : l’anxiété.
Israël l’a toujours connue. Elle lui a été familière pendant sa captivité d’Égypte, elle l’a suivi dans le pays qu’il a conquis. Harcelé par l’éternel bédouin du désert, coincé entre de puissants voisins, il ne cesse de se débattre entre l’Assyrie et la Babylonie. En proie à des luttes intestines depuis le schisme jusqu’à la destruction du premier temple, tantôt rebelle, tantôt docile aux influences égyptiennes et babyloniennes, il a tout à craindre et des passions qui le déchirent et de l’envahisseur qui le peut anéantir. Plus tard, enfin, lorsqu’il défend âprement son indépendance nationale contre les Perses, les Grecs et les Romains, il y va de son existence constamment menacée. En exil, l’oppression n’a cessé de croître aujourd’hui encore [Note de R.B. : Écrit en janvier 1933], les populations juives de l’Europe centrale peuvent répéter les paroles du psaume : « Délivre-moi des malfaiteurs et sauve-moi des hommes de sang », Psaume 59, 3. Ceux-là mêmes qui pensent n’avoir plus rien à redouter ne parviennent pas à guérir de l’inquiétude voilée, dissimulée, refoulée, elle subsiste en eux sous tous les déguisements.
C’est cependant de cette anxiété perpétuelle que jaillit la confiance d’Israël en Dieu, de cette aride inquiétude, sa « foi en lui-même et en les hommes ». La peur n’a pu triompher de sa résistance ni entamer sa vitalité. Ayant manqué de puissance, il a mis sa force dans sa confiance. Faut-il n’y voir qu’un substitut ? Que ce peuple traqué ne se soit pas contenté de subsister, qu’il ait toujours été tourmenté d’une nostalgie créatrice, cela donne à penser que sa confiance est autre chose qu’un subterfuge de l’instinct vital. Si tel eût été le cas, il se fût satisfait de pratiques, de contraintes, d’un ensemble de rites tendant à endormir, à enchanter l’inquiétude, à conjurer les maléfices et se concilier des divinités favorables. Or, loin de se dérober à l’anxiété, il en assume tout le fardeau. Elle lui devient un aiguillon qui l’incite à se surmonter pour s’opposer à la dissolution et à la destruction qui le guettent. Son aptitude à la joie n’en a pas été diminuée. Sur son sol, il a connu l’allégresse et la plénitude, en dépit des pires traverses, et même en exil n’en a jamais perdu le goût [Note de R.B. : Tous les psaumes scandent le rythme contrasté de l’angoisse et de la jubilation. Aujourd’hui même, il n’est pas d’artiste juif, musicien, écrivain, peintre ou sculpteur, chez lequel ce rythme ne se retrouve].
Qu’elle survole l’anxiété, voilà ce qui donne à cette joie son véritable accent. De tout temps, Israël a rêvé d’« être un peuple comme les autres ». Ses rois n’ont rien tant souhaité. Ses prophètes ne le lui ont pas permis, et ce sont eux qui ont vaincu. De tout temps, Israël a été cruellement partagé entre la certitude d’être le peuple élu et le désir d’échapper à ce trop lourd destin. Inlassablement, il s’obstine à réconcilier en lui le Dieu qui lui défend de se faire des idoles et les Dieux qui lui enseignent la perfection. « Que la beauté de Japhet repose sous les tentes de Sem » (Genèse : 9, 27) : éternelle tentation. Mais la beauté de Japhet ne peut habiter les tentes de Sem, elle a d’autres demeures…

Il n’est pas sûr que la tâche d’Israël soit de chercher à tout prix une issue, un compromis plus ou moins satisfaisant. Peut-être lui incombe-t-il de vivre le dilemme qui lui est posé, dans toute sa tragique rigueur.



La saveur des oignons

Commentaire et analyse par Jean-Louis Poirier

Oubliée aujourd’hui ? Rachel Bespaloff demeure en fait une philosophe de première importance qui se réapproprie les problématiques philosophiques les plus nouvelles, dialogue avec les penseurs les plus pénétrants, et, surtout, dans ce monde où tout s’en va, ne cesse de mettre en avant l’encombrante référence au judaïsme

Au cœur des débats de son temps
Installée en France dès les années 1920, cette exilée trouvera très vite sa place au cœur de la vie culturelle de son temps. Elle fréquente notamment les cercles dits « existentialistes » : depuis 1927, de rares philosophes (dont Rachel Bespaloff, sans doute la première après Georges Gurvitch) lisent et relisent Être et temps et contribuent à la réception de Heidegger en France. 
Rappelons, pour donner une idée du monde intellectuel, que cette époque bien fournie en malheurs est aussi, particulièrement en France, une époque de grande vitalité pour la philosophie : avec Husserl et Heidegger, dont on découvre la pensée avec éblouissement, se jouent le destin de la philosophie occidentale et l’avenir même du rationalisme. Chacun prend la mesure d’une crise (pour reprendre le mot de Husserl), qui emmène bien au-delà des modes d’un temps, et qui sera profondément ravivée par la découverte de Kierkegaard. Il semble que quelque chose, dans le monde comme dans la tradition philosophique, ne soit plus comme avant.
Dans ce contexte, Rachel Bespaloff rencontre de nombreux philosophes plus ou moins étrangers à l’institution et échange avec eux, laissant une passionnante correspondance : parmi eux, entre autres, Gabriel Marcel, Jean Wahl, Nicolas Berdiaev, Benjamin Fondane, Jacques Maritain, Jean Grenier, le P. Gaston Fessard, sans omettre, bien sûr, Léon Chestov (et son traducteur, le musicologue Boris de Schlœzer). 

Un questionnement déstabilisant 
Intenses, d’une netteté absolue, les deux ou trois pages de cet article paru en 1935 dans la Revue Juive de Genève, concentrent ainsi à peu près toutes les questions les plus déstabilisantes, venues des horizons les plus différents, et cela avec une prodigieuse attention portée au présent, à l’actualité la plus brûlante :
Comment penser encore, comment s’orienter par temps de détresse ? comment ne pas renoncer à la raison lorsque la rationalité occidentale s’effondre avec tout le reste ? comment conserver la raison et la foi, Athènes avec Jérusalem, comment s’enfuir d’Égypte sans perdre quelques-uns des plus précieux bénéfices de la servitude ? Car en appelant de ses vœux le Retour à Tout Israël, si Rachel Bespaloff accepte les risques de la traversée du désert, elle refuse de donner entièrement tort aux Hébreux lorsqu’ils regrettent les délicieux oignons d’Égypte (Nombres : 11,5), « non sans raison peut-être ».

Authenticité du moi, dictature du « on »
Pour le dire tout de suite, en deux mots, cet écrit conjugue le motif heideggérien de l’authenticité du moi et de la dictature du « on » avec ce mouvement emprunté au chapitre 11 de l’Exode et dont Moïse donne l’exemple, celui du « retour à tout Israël », un mouvement qui, selon Rachel Bespaloff, « incarne avec force un caractère essentiel du judaïsme ». Il n’est évidemment pas nécessaire de préciser que, depuis le XIXème siècle, sous certains de ses aspects, ce mouvement prend le nom de « sionisme » ; il faut plutôt réfléchir sur le traitement singulier dont il fait l’objet ici :  l’intrication des deux références — biblique et heideggérienne — fait surgir une lumière nouvelle qui les éclaire l’une et l’autre, réciproquement. 
Mais insistons : l’enchevêtrement de ce mouvement essentiel au judaïsme avec un motif heideggérien central ne laisse pas de surprendre : le rapprochement est évidemment inattendu, et il est même radicalement déconcertant dans la mesure où il fait aller de pair deux chemins de pensée en apparence fort éloignés, la recherche phénoménologique heideggérienne et la lecture d’un texte biblique majeur. L’importance d’une telle rencontre sera confirmée si l’on confronte cet article avec un autre, publié en anglais, à New York, en 1943, intitulé Twofold relationship/La double appartenance, qui dit au fond à peu près la même chose, mais en s’inscrivant dans un registre clairement et presque exclusivement politico-historique, alors que le Retour à tout Israël intègre étroitement une réflexion de nature philosophique, chacun de ces deux articles devant sans doute être compris comme l’explication de l’autre.
Surtout, la fécondité du rapprochement emporte tout. Ou presque. Presque, parce qu’il faut bien préciser la portée et les enjeux d’un tel rapprochement. Si Rachel Bespaloff vérifie, non sans un indéniable bonheur intellectuel, l’efficacité des catégories heideggériennes pour faire apparaître le sens de la démarche sioniste, ce n’est pas sans une certaine retenue qui se confirmera plus tard. Remarquons d’abord qu’ici, cet usage des catégories majeures de Sein und Zeit/Être et temps est fait sans que soit cité une seule fois le nom de Heidegger. À ce silence, il y a au moins deux raisons, l’une théorique : Rachel Bespaloff, ayant découvert l’inspiration kierkegaardienne inavouée de Heidegger a très vite éprouvé la tentation de ne plus s’attarder à cet aspect de sa pensée. Déjà, dans la Lettre à Chestov du 28 août 1933, elle écrit : « Plus j’avance dans Kierkegaard, plus je me demande ce qui reste de Heidegger lorsqu’on a fait le compte de tout ce qu’il [lui] doit » ; l’autre raison tient sans doute à l’actualité : nul n’ignorait, même à l’époque, les dangereuses compromissions du philosophe, en tout cas Rachel Bespaloff savait, comme son ami Benjamin Fondane qui écrivait dès 1936 : « Husserl n’est plus professeur à Fribourg, Heidegger lui ayant succédé. Je ne sais, avec les événements d’outre-Rhin et l’introduction du principe aryen (Heidegger lui-même ayant adhéré au parti nazi) s’il y a encore une place pour Husserl — si la philosophie en général a encore une place. » in La Conscience malheureuse (p. 119, note 2). Quant à Rachel Bespaloff, après la Nuit de Cristal, elle écrivait dans une lettre du 26 décembre 1938 à Daniel Halévy : « La part des intellectuels allemands dans ce qui s’est passé me paraît trop accablante pour que je l’oublie. Ils ont tout accepté, consenti à tout — même les meilleurs d’entre eux — pourvu qu’on les laissât en paix ».

Retour à Tout Israël
Attardons-nous pour commencer sur le thème biblique majeur du « Retour à Tout Israël », sur son sens et sur son actualité, au moins dans les années trente, auxquelles il est explicitement fait allusion. Ce n’est pas en vain que l’Éditorial avancé par cette livraison de la Revue juive de Genèveporte le titre mobilisateur de « Revenons à nous » (p. 181), titre qui fait écho à celui de l’article de Rachel Bespaloff, non moins mobilisateur en fait, en dépit de son style théorique.
Ce mouvement de retour à tout Israël, dont Moïse donne la figure, est un mouvement « que chaque Juif accomplit immanquablement dès qu’il veut échapper à l’emprise du “on” », p. 200. Ce mouvement est inscrit dans le judaïsme même, il fait partie des figures constitutives de l’identité juive. Insistons à notre tour, comme Rachel Bespaloff, sur la force de l’expression «Tout Israël». La formule biblique classique et récurrente, en dépit de sa reprise paulinienne (Romains : 11, 26), en dépit des interminables conflits d’interprétation qu’elle suscite quant à la définition précise d’un périmètre — qu’elle renvoie aux dix tribus, ou à douze, voire à treize ! —, fait référence dans tous les cas à l’intégralité du peuple, d’un peuple et à la solidarité des siens au long de son histoire, au-delà des divisions et de la diaspora : ainsi, très clairement, tout Israël, c’est le peuple d’Israël en entier, aussi dispersé soit-il du fait des vicissitudes qu’il a subies, c’est ce peuple qui ne s’en tient pas à ce qui en reste, parfois désigné comme le « reste » (Zacharie : 8, 6), quand ce n’est pas l’inverse, le reste du reste (Michée : 2, 12) ! Et c’est bien en ces termes que Moïse, au sortir d’Égypte, s’adresse à ce « ramassis » ou ce « ramas » (Nombres : 11, 4) dont il fera un peuple. Et c’est là avant tout un caractère essentiel du peuple d’Israël d’être celui au sein duquel on revient, en dépit d’une dispersion non moins essentielle, et c’est ce sens fort, nous semble-t-il, que recueille Rachel Bespaloff. Israël c’est, indissociablementla dialectique d’une diaspora et d’un retour à la Terre des patriarches. C’est pourquoi, répétant à sa façon le geste de Moïse, c’est le même appel, profondément biblique, que lance à son tour Rachel Bespaloff.
Or, dans cet article, la lecture et le re-travail d’un chapitre de Heidegger (Être et Temps, § 27) se trouvent réinvestis dans la reprise de ce thème biblique central. On est en droit de dire que le texte de l’Exode, cité par Rachel Bespaloff explique celui d’Heidegger : il le vérifie plutôt, et c’est pourquoi, en fait, la problématique de l’authenticité vient donner son sens le plus fort — disons phénoménologique, si l’on nous refuse le terme de métaphysique — à ce moment de l’Exode. Le récit biblique fournit ainsi comme un exemple de l’accès à l’authenticité et d’un retour au réelcompris comme une libération : le geste mosaïque de revenir auprès de ses frères initie la sortie d’Égypte, et cette libération va aussi avec la traversée du désert et bien des complications. Tous soucis propres en effet à faire regretter «les succulents oignons d’Égypte» …

Le peuple hébreu ramassant la manne/Nicolas Poussin/Musée du Louvre
Le peuple hébreu ramassant la manne/Nicolas Poussin/Musée du Louvre/1637-1639

Il reste que cette expression existentielle des repères fondamentaux de la vie juive, tels qu’ils se signalent dans l’histoire du peuple d’Israël, et particulièrement à l’époque où Rachel Bespaloff publie cet article (sinon à la nôtre !) — et elle le souligne — laissent tout entendement sidéré : ce qui se présente alors à la pensée, et c’est un choc, n’est rien moins que le réel. À cela tient l’importance de cet article.

Moïse, un héros singulier
Qu’on nous permette de prendre, pour un instant, quelque recul. En sa structuration, ce mouvement caractéristique d’un libérateur qui revient auprès de ses semblables rappelle évidemment l’allégorie de la Caverne, exposée par Platon au Livre VII de La République, occasion d’évoquer les hypothétiques sources juives de Platon, et en tout cas son séjour en Égypte. C’est un devoir pour le législateur — Moïse, «devenu grand», est un homme libre (par opposition à l’esclave/enfant de l’Ecclésiaste : 10), désormais appelé à libérer ou affranchir son peuple, comme le rappelle Rachel Bespaloff dans la Lettre IX, au P. Gaston Fessard —, ou pour le philosophe — arraché aux délices de la contemplation des Idées ­— de redescendre auprès de ses frères. C’est un devoir et il y a comme un temps marqué pour ce passage à l’acte. Comment ne pas rapprocher Moïse et Socrate, tout en observant, bien sûr, que si ce dernier est mis à mort par les siens, le premier n’hésite pas à user de violence pour les défendre ?
Car Moïse, en fait, est un héros singulier : sa vie, son œuvre politique vont avec toute sorte d’embarras. Bien des passages de l’Exode disent clairement que c’est Dieu qui appelle et pousse Moïse dans l’aventure de l’existence, et que celui-ci n’est pas vraiment partant (Exode : 3). Il refuse de se croire porteur d’une mission, met en avant son bégaiement et répète : « Ils ne me croiront pas et ne m’écouteront pas. Au contraire, ils diront : “DIEU ne t’est pas apparu”. » (Exode : 4, 1). Moïse doit s’accepter d’abord tel qu’il est. Il faut relever là la marque du réel. « Le porte-parole de Dieu, dans la Bible, n’est jamais le héros mythique mais la personne mortelle dont la durée finie se transcende dans la durée plus vaste de “tout Israël” », écrit Rachel Bespaloff. La violence surgit comme l’élément premier de son existence : dès son arrivée parmi ses frères réduits en esclavage, il commet pour les protéger un meurtre qu’il cherche maladroitement à cacher, ce qui est prudence, même si l’on admet que la loi qu’il donnera n’interdit pas exactement de tuer, en cas de nécessité (voir Exode : 20, 13 ; voir également Claude Birman, Moïse tue l’Égyptien : la violence nécessaire, L’inspiration prophétique du Décalogue).
Bref, presque en tout, Moïse s’y prend fort mal, il se voit découvert, récusé, menacé : « Qui t’a établi chef ? » lui demande-t-on. Le libérateur n’est pas accueilli comme un sauveur et — en une belle leçon de politique —, refusant toute rivalité avec le Veau d’or, celui qui brisera de ses propres mains les Tables de la loi qu’il a lui-même établie ne sera l’objet d’aucune idolâtrie. Et c’est là sans doute le plus important.

L’adoration du Veau d’or/Nicolas Poussin, 1633-1634

S’arracher à l’emprise du « on »
Cet élément essentiel, de la condamnation de l’idolâtrie, se trouve ici dramatisé autour de l’opposition de l’exil et du sol, opposition attachée aussi bien à la réalité historique qu’au récit biblique, mais elle se voit d’abord interprétée, ou plus exactement déchiffrée ou lue dans la figure heideggérienne de l’opposition du « on » et de l’existence authentique, telle que Rachel Bespaloff a pu en connaître aux paragraphes 27 et 51 d’Être et Temps. Il faut y revenir.
La description que donne Heidegger de l’emprise du « on [Man] », dissous dans la quotidienneté, fait clairement apparaître de quoi il y va dans le mouvement de s’y arracher, compris par Rachel Bespaloff comme retour à soi : il y va de l’existence et de la liberté : «Le “on” ne court aucun risque à permettre qu’en toute circonstance on ait recours à lui. Il peut aisément porter n’importe quelle responsabilité, puisque à travers lui personne jamais ne peut être interpellé. On peut toujours dire : “on” l’a voulu, mais on dira aussi bien que “personne” n’a rien voulu. […] Le “on” est donc celui qui, dans l’existence quotidienne, décharge l’être-là. Ce n’est pas tout ; en déchargeant ainsi l’être-là de son être, le “on” complaît à la tendance qui pousse celui-ci à la frivolité et à la facilité. Cette complaisance permet au “on” de conserver, voire d’accroître, un empire obstiné. Chacun est l’autre et personne n’est soi -même. Le “on”, qui répond à la question de savoir qui est l’être-là quotidien, n’est “personne”» in Être et temps, § 27. Cette géniale description, exactement phénoménologique, rend compte du conformisme de l’être-là [Da-Sein] sous l’emprise de la quotidienneté et montre comment sous la « dictature du on », le soi, devenu personne, n’est rien. Voilà de quoi il y va. Mais avec toutes les conséquences attachées à ce retour à soi, et qui sont le lot de l’être-là : le fardeau de l’existence, les soucis, l’angoisse, la liberté, l’horizon de la mort. Ainsi se déploie, sur ce versant, l’Analytique de la finitude. «L’ipséité de l’être-là quotidien est celle du “on”, que nous avons à distinguer de l’ipséité authentique, c’est-à-dire de celle d’un soi qui se saisit lui-même ».
Ce sont ces enjeux ontologiques mêmes que Rachel Bespaloff mettait en évidence en commentant ces pages dans la lettre à Daniel Halévy du 20 octobre 1932 : « La dictature du “on” […] nous décharge de la peine d’être nous-mêmes. Pour être moi-même, il faudra que je me risque sur des terres non défrichées […] Qu’elle soit représentée par le “moi” ou par le “on”, toujours l’existence est à elle-même son enjeu ». Se prendre en charge soi-même pourrait certes se comprendre, classiquement, dans les termes d’une psychologie moralisante : méprise ! car ce serait encore manquer le tranchant de l’analyse ontologique, qui ouvre une tout autre approche avec le surgissement d’une liberté vertigineuse et l’évidence d’enjeux qui craquent sous le poids du réel : le drame de l’histoire d’un peuple séparé de lui-même et de sa Terre, la souveraineté d’une religion et l’exigence d’une foi.

Un pouvoir d’éclaircissement
C’est ici que l’usage des catégories heideggériennes passe au second plan : l’analytique de la finitude, sous la conduite de Rachel Bespaloff, dirige vers d’autres conclusions, et au fond il n’est fait état de ces catégories qu’au titre où elles sont un outil, car l’usage qu’elle en fait déborde, et de beaucoup, la problématique heideggérienne. Au bout du compte, Rachel Bespaloff met en œuvre une méthode, qui est la sienne, particulièrement originale, ici inaugurée, de relecture de la Bible. Cette approche du chapitre 11 de l’Exode entreprend littéralement un travail de révélation, si l’on admet que, par l’opération de Rachel Bespaloff, les thèmes heideggériens de l’existence, les concepts ou les types de questionnement nouveaux qui émergent dans Sein und Zeit deviennent d’une certaine manière des outils de la Révélation, puisque par eux s’accomplit le travail de lecture du texte biblique nécessaire pour en porter à la lumière le contenu ainsi révélé.
Rachel Bespaloff ne se contente pas de superposer en quelque sorte le schéma de l’ontologie fondamentale et celui du chapitre 11 de l’Exode, les catégories existentielles de Sein und Zeit, et le narratif biblique de la sortie d’Égypte. Elle articule les motifs des existentiaux (l’angoisse, le souci, le risque, l’existant pour lequel il y va de son être, la mort) aux difficultés de la marche dans le désert, aux difficultés de l’être qui a littéralement choisi la liberté et pour lequel il y va en effet de son existence la plus concrète. Même si elle est déjà en cela révélatrice, ce n’est pas la superposition comme telle qui compte, ce sont les reliefs qui se dessinent, les plis qui apparaissent. C’est l’analyse des résistances qui dévoile les traits essentiels mais enfouis, et qui réapparaissent dans le mouvement de la fuite. Et il est important de ne pas anticiper, de ne pas « escamoter l’“ici” » au nom d’un ailleurs ; il est important de ne pas se perdre dans le messianisme : ce n’est donc pas l’avenir promis qui est révélé, mais c’est la difficulté présente, ce sont les résistances en général, qui font apparaître ici et maintenant, au cœur du désert (voir Nombres 11), le vrai contenu de la promesse.
La méthode de Rachel Bespaloff n’est donc pas argumentative, elle ne consiste pas en une démonstration, ni même à proprement parler en une analyse au sens de la philosophie traditionnelle : elle décrit et creuse, elle rapproche et met en lumière, elle fait ressortir des traits, essentiels en un nouveau sens parce qu’on les découvre ainsi devant soi, présents en travers du chemin. Après Kierkegaard et Heidegger, le point de départ de son interrogation c’est l’anxiété, cette anxiété par laquelle l’être-là apparaît mais éprouve le sentiment de son existence non dans une conscience réflexive intellectuelle, mais dans le risque même de son existence — ce qui est l’autre face de l’anxiété, son ressenti — et s’appelle alors, plus justement, le sentiment de l’existence. La parole dont la tâche est certes de dire la merveille de l’être est ici difficile, mais en fait, ce qu’on peut attendre d’une telle parole, sortie de l’anxiété, c’est seulement, mais déjà, l’exercice d’un miraculeux pouvoir d’éclaircissement

De difficiles conclusions
On comprend dès lors que, si conclusions il y a, celles qui s’esquissent ici sont des conclusions difficiles, fortes, et qui vont loin, même s’il ne s’agit, pour ainsi dire, que des suites provisoires, toujours à reprendre, d’une révélation, jamais épuisée. Tentons donc de tracer, désormais, les contours propres à ce contenu révélé, tel que l’a lu dans le Livre et tel que l’a voulu Rachel Bespaloff.

Affleurement de l’histoire
D’abord, et l’on pourrait en cela résumer cette puissante révélation : dans l’appel de Moïse, l’histoire vient à la surface, elle affleure. Nous sommes face à l’un des premiers gestes, fondateur, dans l’histoire d’un peuple, celui d’Israël. Et cette histoire est aussi, à l’évidence, notre histoire, cette histoire contemporaine des années trente, cette époque que Rachel Bespaloff caractérise assez bien en parlant du « fond le plus déchiqueté de l’histoire » in Lettres à Jean Wahl. Dans cet affleurement se glisse aussi, croyons-nous, probablement à sa place, le tragique.

Rompre le joug
De quoi s’agit-il ? En fait, — et l’on est tenté de dire « comme toujours » — ce récit est le récit d’une libération. Il porte une absolue condamnation de l’esclavage, et ce qui va ordinairement avec celle-ci : l’affrontement — Moïse face aux égyptiens —, la révolte, l’usage de la violence. Mais ce récit porte aussi autre chose, ici révélé : un rapport subversif à la liberté, cette liberté qui est pour l’être humain plus qu’un « fardeau » et dont seule, après Kierkegaard, l’analytique heideggérienne de la finitude pouvait donner une idée. C’est ainsi que Rachel Bespaloff peut donner au texte de l’Exode, sa portée vertigineuse. Ne contournons pas ces lignes extraordinaires : « Ayant fait de la foi la mesure de l’humain, Israël ne pouvait tolérer l’esclavage. “Dénoue les liens de la servitude, renvoie libres les opprimés et que l’on rompe toute espèce de joug”, ordonne le prophète [Isaïe : 58, 6]. Les sacrifices que le judaïsme impose sont durs : il n’y veut point d’accommodements et refuse de monnayer son terrible trésor, de le troquer contre les richesses sensibles d’une vie intérieure belle et ornée ».
On ne comprendra correctement ces lignes que si on ne néglige point leur caractère extraordinaire ou énigmatique, comme on voudra. Qu’on ne s’y trompe pas : voilà une condamnation de l’esclavage qui ne se rattache en rien à l’idéal des Lumières, pas plus qu’elle ne relève d’une idéologie droits-de-l’hommiste. Son fondement est de nature prophétique. Ce qui n’est pas rien et va beaucoup plus loin en ouvrant la perspective d’une liberté exactement vertigineuse, telle que la découvrent Heidegger ou avant lui Kierkegaard, et comme la revendiquera Chestov. « Que l’on rompe toute espèce de joug » dit le prophète, cité par Rachel Bespaloff. Pareille liberté n’a évidemment rien à voir avec la volonté rationnelle ou le libre-arbitre de nos classiques : on « fait de la foi la mesure de l’humain », autrement dit, il n’y a plus de mesure. Et c’est pourquoi cette liberté a quelque chose d’insoutenable avec quoi seul le peuple élu peut — si l’on peut dire — se mesurer : « les sacrifices que le judaïsme impose sont durs : il n’y veut point d’accommodements […] ». 

Contradiction d’Israël
Saluons cette voie étonnante, propre à rendre visible une liberté qui vient de très loin : « Comme il est difficile, sinon impossible, de remonter aux sources mêmes de cette expérience, il faut se contenter de repérer les résistances qu’une volonté passionnée oppose à tout ce qui la heurte, les obstacles qu’elle surmonte et dont le plus constant est celui qui tisse la trame de sa durée : l’anxiété ». Ici intervient ce qui est proprement génial dans l’analyse de Rachel Bespaloff. Si elle insiste sur le caractère intransigeant du refus de «toute espèce de joug», rituellement de ce «jeûne», si elle sait ordonner ce refus absolu à la dureté du judaïsme, dont il déploie l’essence, si elle sait écarter toute dérive de ce «jeûne», qui a du «style» — celui du judaïsme —, vers quelque narcissique complaisance au dénuement, elle sait aussi voir comment cette façon d’être du judaïsme «le rend merveilleusement apte à subir l’attrait sans cesse renouvelé de l’humanisme », au moment même où « en condamnant l’esclavage, les prophètes […] sapent les bases de l’humanisme» — comprenons « les sciences, les arts et la spéculation », complices de toute espèce de servitude. Ainsi sans doute est mise au jour une contradiction fondamentale d’Israël, qui sera toujours, à la fois, «iconoclaste et idolâtre ». Rachel Bespaloff est précise : ce débat n’est pas seulement interminable, il ne vient pas de l’extérieur, Israël le poursuit « avec lui-même », il est tragique. Le vieux débat qui oppose Athènes et Jérusalem est bel et bien un débat car ces deux modèles de civilisation sont inconciliables, mais c’est un débat interne, car Athènes n’est pas étrangère à Jérusalem : « L’exilé de Judée, toujours, sera épris d’Athènes », il n’oubliera jamais le goût des oignons (Nombres : 11,5), et il aura raison (quoiqu’en dise Malebranche, dans la Recherche de la Vérité : II, 3, lorsqu’il tourne en ridicule et condamne impitoyablement l’attachement des Hébreux aux oignons et aux poireaux d’Égypte) !
Après l’analytique heideggérienne de la finitude, et l’irruption de la liberté, l’évocation d’Athènes symbolise — et pas seulement après Husserl — la spéculation, l’attitude théorique, la naissance de la géométrie, les arts et les techniques qui s’y rattachent, bref la raison occidentale se dressant face à la foi et à la tradition scripturaire, ces deux univers que voulait faire se rencontrer Philon d’Alexandrie. On l’a compris, cette évocation, pour traditionnelle qu’elle soit, se nourrit de la philosophie de Léon Chestov, à qui Rachel Bespaloff avait été présentée par Benjamin Fondane ; le livre de Chestov, intitulé Athènes et Jérusalem ne parut qu’en 1951, bien après la mort de Rachel Bespaloff, mais elle avait eu évidemment connaissance bien avant des idées auxquelles tenait le philosophe.

Fondane, Bespaloff, Chestov

Pénétré de Kierkegaard, il opposait radicalement la raison et la foi : la première, comparée au « taureau de Phalaris », reconduisait à l’ordre nécessaire des choses et à la nécessité, la seconde, irréductible à quelque rationalité que ce soit donnait sur une liberté infinie. Observons que si Rachel Bespaloff avait pris ses distances avec l’irrationalisme de Chestov, elle avait lucidement vu à quel point une pensée aussi forte rencontrait celle d’un philosophe comme Nietzsche, elle avait aperçu et compris ce qu’avait d’exceptionnellement radical la problématique dont ils nourrissaient leur compréhension de la raison et leur regard sur les choses.

L’anxiété… source de la foi d’Israël
Avançons. Donc, après avoir compris l’histoire du peuple juif dans les termes de l’analytique existentielle, la référence à Chestov a désormais pour fonction de rappeler et de faire apparaître, au fond de cette histoire, le moteur de ce mouvement de retour qui lui donne son identité, la présence d’une impulsion souveraine qui oblige Moïse à surmonter sa méfiance et le lui permet. En cela, si l’on en croit Rachel Bespaloff, Léon Chestov aurait « mis à nu », avec une telle impulsion, une racine essentielle du judaïsme. Il y a donc ici un second moment de lecture biblique, qui restitue sa signification au thème de la confiance en Dieu et qui tire son contenu de sens de la prise conscience, au cœur du peuple juif, d’une anxiété singulière, effet des vicissitudes de son histoire et de son existence « constamment menacée ». Rachel Bespaloff l’écrit : «C’est de cette anxiété perpétuelle que jaillit la confiance d’Israël en Dieu». Géniale analyse existentielle (et non pas théologique) de la foi : celle-ci, comme confiance en Dieu, se conclut de cette peur qui prend le relais de la volonté de vivre. Nous palpons-là, de nos mains, la transcendance : «Que ce peuple traqué ne se soit pas contenté de subsister, qu’il ait toujours été tourmenté d’une nostalgie créatrice, cela donne à penser que sa confiance est autre chose qu’un subterfuge de l’instinct vital. » La foi, apparaît donc dans ce fait que « loin de se dérober à l’anxiété, [Israël] en assume tout le fardeau». Ici, toute réduction biologique, psychologique ou sociologique est d’avance frappée de nullité. En cette orientation vers une transcendance, l’appréhension kierkegaardienne de l’angoisse se substitue à la morne tonalité heideggérienne.
Tout le mouvement du texte se résume donc dans l’histoire du peuple juif, à travers l’opposition, ainsi comprise, de Tout Israël et de la diaspora, d’une part et d’autre part du fardeau de l’existence qui ne renvoie pas à on ne sait quel instinct vital qui amènerait à en accepter la charge, mais bel et bien à une transcendance : c’est la foi qui est à la source de l’impulsion souveraine qui prescrit de revenir à soi, comme l’exigence la plus haute, en dépit de son insupportable poids d’anxiété.
L’enchevêtrement inattendu de tous ces thèmes et de toutes ces questions — le précieux travail de Rachel Bespaloff — rend donc lumineux, croyons nous, le chapitre de l’Exode sur l’appel et le retour de Moïse qui fait le sujet de son article : elle met en évidence le rapport tel qu’il est vécu historiquement, du judaïsme à son essence, devenue du même coup objet de révélation.

Le sionisme comme retour à soi
Précisons : cette Révélation est dramatiquement située dans son époque et son contexte historique, comme dans sa signification universelle. Au-delà de la lucidité toute tragique qui appelle Israël à maintenir ensemble Japhet et Sem, Athènes et Jérusalem, la sortie d’Égypte et les délicieux oignons, le retour à soi et les avantages de la servitude, et au-delà de la référence à Chestov, il faut bien revenir à la question qui est posée et autour de laquelle tourne tout ce commentaire du chapitre 11 de l’Exode, celle du Retour à tout Israël, celle du sionisme.
Nul ne contestera que cet article développe un propos nuancé : on peut juger que son approche, très théorique et abstraite, a pour effet d’adoucir une image trop étroite du sionisme, en donnant son sens le plus riche à l’idée du retour à tout Israël, bref, qu’il s’agit de sauver les délicieux oignons d’Égypte. Mais ce n’est pas si simple. En fait, et à la lumière de ce que dit très nettement Rachel Bespaloff dans La double appartenance, article beaucoup moins nuancé, et surtout moins développé en termes théoriques, il nous semble que dans Le retour à tout Israël elle propose une compréhension plus large du sionisme, dématérialisée, étrangère à toute problématique géopolitique. Elle fait cela en donnant sa signification la plus puissante au retour proprement dit, qui peut aussi se comprendre comme retour à soi. 
Que ce retour à soi, à lui seul, puisse exprimer pleinement l’identité juive, ou qu’il y faille aussi une terre, c’est une autre question. En tout cas, jamais le retour à tout Israël, serait-il matérialisé dans une terre, et pas seulement compris comme retour à soi-même, n’impliquera l’abandon des oignons, de la raison occidentale, ni même de la diaspora. Ajoutons que Rachel Bespaloff ne cesse de rappeler l’exigence universaliste : «L’au-delà du nationalisme, c’est dans Isaïe que je le trouve. Je l’ai relu d’un bout à l’autre. Quel prodige d’actualité, de vérité !» – à Daniel Halévy, Lettre du 2 novembre 1938. Soulignons à ce propos que Rachel Bespaloff se range clairement du côté des prophètes et non des rois, quand elle écrit : «De tout temps, Israël a rêvé d’“être un peuple comme les autres”. Ses rois n’ont rien tant souhaité. Ses prophètes ne le lui ont pas permis, et ce sont eux qui ont vaincu. De tout temps, Israël a été cruellement partagé entre la certitude d’être le peuple élu et le désir d’échapper à ce trop lourd destin ».

Angoisse et jubilation
L’article pourrait donc se conclure sur le mode du tragique : on ne réconciliera jamais Japhet et Sem. Certes. Mais ce serait encore méconnaître l’identité juive. Les choses ne sont jamais là où on les cherche. Surtout, tout ce que l’auteur de l’article a développé avec une rare puissance conceptuelle, tout cela — et surtout ce qui ne peut pas être dit, parce que contradictoire : «La joie qui survole l’anxiété» — peut être dit — ou exprimé ? — autrement : par la musique. Rachel Bespaloff le rappelle furtivement, en note (mais on sait que ce qui se dit dans les marges est, parfois, le plus important !) : il n’y a pas que les historiens, les rois, les prophètes, il y a aussi les hagiographes, il y a aussi les Psaumes, qui, « tous […] scandent le rythme contrasté de l’angoisse et de la jubilation. Aujourd’hui même, écrit-elle, il n’est pas d’artiste juif, musicien, écrivain, peintre ou sculpteur, chez lequel ce rythme ne se retrouve».
Cette évocation est tout bonnement admirable. Comment dire les choses plus directement, comment mieux accorder l’angoisse et la jubilation ? il y faut un rythme, et la musique ou la poésie nous apprennent sûrement à l’entendre. Écoutons donc le Psalmiste : «Cantique des degrés. Je lève mes yeux vers les montagnes… D’où me viendra le secours ? Le secours me vient de l’Éternel, Qui a fait les cieux et la terre. Il ne permettra point que ton pied chancelle ; Celui qui te garde ne sommeillera point. Voici, il ne sommeille ni ne dort, Celui qui garde Israël. L’Éternel est celui qui te garde, L’Éternel est ton ombre à ta main droite. Pendant le jour le soleil ne te frappera point, Ni la lune pendant la nuit. L’Éternel te gardera de tout mal, Il gardera ton âme ; L’Éternel gardera ton départ et ton arrivée, Dès maintenant et à jamais.», Psaume 121.

Indications bibliographiques

Dans le texte de R. Bespaloff, les versets bibliques sont cités semblent provenir de la traduction  de Louis Segond, initialement publiée en 1890, puis révisée en 1910  : 

La Sainte Bible, qui comprend l’Ancien et le Nouveau Testament traduits sur les textes originaux hébreu et grec.

Œuvres citées :

  • Benjamin Fondane, La Conscience malheureuse, Éditions Verdier, 2013.
  • Heidegger, Être et temps, Titre original : Sein und Zeit (1927), Traduit de l’allemand par A. de Waehlens et R. Boehm, Paris, Gallimard, 1964.

Écrits de Rachel Bespaloff 

La Revue de Genève était une revue de haute tenue, qui œuvrait à faire valoir l’idéal juif de justice et d’universalité. À la même revue, Rachel Bespaloff donnera 

– une recension, publiée en février 1937 : Recenzione a la Coscienza infelice di Benjamin Fondane/Recension de La conscience malheureuse de Benjamin Fondane

– une Lettre à Daniel Halévy, publiée en juin 1938.

Études et essais

  • « La double appartenance », Titre original : Twofold relationship (1943), Texte paru dans Contemporary Jewish Record, n° 6, Traduit et annoté Conférence, n°12, printemps 2001
  • Cheminements et carrefours : Julien Green – André Malraux – Gabriel Marcel – Kierkegaard – Chestov devant Nietzsche), Paris, Vrin, 1938, Réédité en 2004.

Précédé d’une introduction de Monique Jutrin, le texte de De l’Iliade est accompagné de deux articles, L’humanisme de Péguy et Le monde du condamné à mort de Camus ainsi que d’un inédit : Les deux Andromaques

Correspondances

Avec Léon Chestov et Benjamin Fondane

  • La vérité que nous sommes : Lettres de Rachel Bespaloff à Léon Chestov et Benjamin Fondane,Éditions Non lieu, Paris 2020.

Avec Gaston Fessard

  • « Lettres à Gaston Fessard », Conférence, n° 21, automne 2005, avec introduction et annotation. 

Avec Daniel Halévy

  • « Lettres à Daniel Halévy sur la question juive », Conférence, n° 13, automne 2001, avec introduction et annotation 
  • « Lettres à Daniel Halévy » (I : 1932-1937), Conférence, n° 19, automne 2004, avec  introduction et annotation.
  • « Lettres à Daniel Halévy » (II : 1939-1948), Conférence, n° 20, printemps 2005, avec introduction et annotation.
  • Sur Heidegger : Lettre à Daniel Halévy, Éditions de la Revue Conférence, 2009.

Avec Gabriel Marcel

  • « Lettres à Gabriel Marcel », Conférence, n° 18, printemps 2004, avec introduction et annotation.

Avec Boris de Schloezer

  • « Lettres à Boris de Schloezer » (I : 1942-1946), Conférence, n° 16, printemps 2003, avec introduction et annotation.
  • « Lettres à Boris de Schloezer » (II : 1947-1949), Conférence, n° 17, automne 2003, avec introduction et annotation.

Avec Jean Wahl

  • Lettres à Jean Wahl, 1937-1947, Paris, Éditions Claire Paulhan, 2003. 

Sur l’œuvre de Rachel Bespaloff 

Laura SANÒ, Une pensée en exil : La philosophie de Rachel BespaloffTitre original : Un pensiero in esilio : La filosofia di Rachel Bespaloff, Traduit de l’italien par C. Carraud, Préface de R. BodeiTrocy-en-MultienÉditions Conférence, 2023.