Juifs d’Ouzbekistan

par Frédéric Viey

Rubrique estivale Sifriaténou 2024/ D’après Iréna Vladimirsky, Sur la route de la soie : Tachkent et Boukhara, p.127-132, in Edith BRUDER (sous la direction de), Juifs d’ailleurs : Diasporas oubliées, identités singulières, Traduction des contributions en anglais par J. Darmon, Paris, Albin Michel, 2020.

Quartier Boukhariote à Jérusalem  (1/5)

En visitant Jérusalem, l’un des quartiers pittoresques à traverser est sans doute celui des Juifs de Boukhara, des fils d’Israël d’Asie centrale.  Depuis le milieu du XIXème siècle, un groupe de Juifs boukhariens s’installa à Jérusalem non loin du quartier de « Meah Ché’arim » . Il se développa au cours des décennies et resta un quartier très traditionnel en le faisant ressembler à une Mahallah juive de Boukhara ou de Samarcande.

Quartier boukharien à Jérusalem

La première synagogue fut construite en 1914 par Salomon Moisseïev, descendant de Joseph Maman. Ce nouveau quartier était déjà à l’époque un chef-d’œuvre de modernité architecturale et, parmi les maisons, l’une d’elles fut surnommée : ‘’le château’’. Dans cette résidence, Israël Yehudioff-Hefetz, dédia le second étage à l’édification d’une synagogue.
Dans les Archives Israélites de France du 2 juillet 1931, le lecteur s’informait grâce à ce récit extraordinaire : « Au mois de mai arrivait à Jérusalem un groupe de Juifs boukhariens, après un voyage de plus de 13 mois. En avril 1930, fuyant la Boukharie Soviétique, ils ont passé la frontière d’Afghanistan. Déportés par le gouvernement de ce pays, ils se sont réfugiés en Perse où ils ont encouru le danger d’être retournés de force en Russie Soviétique. Grâce aux démarches de l’Exécutif de l’Agence Juive, les réfugiés ont pu obtenir un visa d’entrée pour la Palestine où ils sont finalement arrivés en passant par l’Iraq et la Syrie ».
Une autre histoire des Juifs d’Asie centrale commençait : ils participaient à l’édification du nouvel État d’Israël. 
Mais de quels mondes venaient ces Juifs orientaux ?
Des traditions (2/5)
Les Juifs orientaux s’étaient installés dans les grandes villes d’Asie centrale comme Khiva, Ourgentch, Samarcande, Boukhara, Douchanbé jusqu’à Herat en plein Khorassan.

Découvrons leurs traditions.
D’après certains documents, des historiens font remonter la présence des Juifs en Asie centrale sous Tamerlan ; or il y a fort à penser qu’elle remonte sans doute bien en deçà : peut-être avec Alexandre le Grand, sûrement au VIème siècle de notre ère. D’après leurs traditions, ils seraient des descendants des tribus d’Issachar et d’Éphraïm.
Sur les Routes de la Soie, les Juifs sont commerçants ou banquiers, mais encore orfèvres, verriers, tisserands ou teinturiers. Dans les différentes écoles, notamment babyloniennes ou perses, ils ont appris la médecine et connaissent aussi l’art de fabriquer de bons talismans.  Nous savons qu’un décret d’Omar Ibn Abdulaziz au Gouverneur du Khorassan interdisait la destruction des synagogues déjà existantes ainsi que la construction de nouveaux lieux de culte. 
Dès le Xème siècle, s’établit un rite religieux spécifique à l’Asie centrale appelé Minhag Khorassan/Tradition Khorassannienne. Au début du XIVème siècle, les Communautés juives et chrétiennes de Gurgang alors capitale du Korezm, comptait chacune environ cent maisons.
Shlomo Ben Schmuel compila en 1399 un dictionnaire exégétique en judéo-persan appelé Sefer Hamelitsa/Livre de l’Éloquence. Ce livre laisse supposer qu’à la fin du XIVème siècle et au tout début du XVème siècle un certain nombre de tisserands de soie juifs furent amenés par Timour d’Iran en Asie centrale où ils s’intégrèrent au milieu ambiant. 
Au XIXème siècle, les Juifs de Boukhara créèrent un grand nombre d’entreprises prospères, ainsi que des usines de transformation de matières premières locales et plus particulièrement, le coton. Parmi ces grandes familles juives, on peut retenir les noms d’Abramoff, Vaadijev, Patilakhov, Mousseïëv et Davidov.

Jeunes juifs de Boukhara


Durant quelques siècles, les Juifs de Samarcande et de Boukhara furent en contact commercial et culturel avec les Juifs de Kaifeng, capitale de Song en Chine. Mais le judaïsme oriental s’étiolait et s’affaiblit par manque de contact avec les différents rameaux d’Israël…
Rabbi Joseph Maman (3/5)Au XVIIIème, le renouveau de ces communautés vint…d’Eretz Israël. Le judaïsme d’Asie centrale doit à un personnage remarquable d’avoir été revitalisé et sépardisé, Joseph Maman (1741-1822). En 1793, ce Rabbin missionnaire, originaire de Tétouan, et émissaire des quatre communautés d’Eretz Israël, partit de Safed en mission pour l’Asie centrale. Alliant le charisme à des connaissances profondes et à des talents d’orateur hors pair, il réussit à exercer un énorme ascendant sur ses coreligionnaires orientaux.

Talmud Torah à Samarcande/Début du XXème siècle

En devenant chef de la Communauté, on lui décerna le titre de « Grand Mollah ». Il créa un réseau d’abattage rituel et de distribution de viande cachère. Il fit détruire les ouvrages religieux peu compatibles avec le dogme juif ; il envoya quelques émissaires boukhariens à Vilna et à Livourne pour acquérir les livres nécessaires à la constitution d’une bibliothèque juive. Un Sofer/scribe fut chargé de recopier un Pentateuque afin que la Communauté puisse avoir un rouleau de la Torah. Deux élèves de Mamane, envoyés en Eretz Israël, décidèrent d’y rester.
Maman fut donc tenu de rester sur place. Il épousa en secondes noces une fille du pays dont il eut trois enfants. Après avoir passé plus d’un demi-siècle à Boukhara, il s’éteignit à l’âge de quatre-vingts ans. Il fut pleuré comme « Lumière d’Israël » par les Juifs ouzbeks à qui il avait redonné le goût du savoir et le sens de la tradition.
Le Tombeau de Daniel à Samarcande (4/5)
On connaît le fameux tableau de Rembrandt représentant les prophéties de Daniel.  Selon le récit biblique, Daniel n’était qu’un adolescent lorsqu’il fut déporté à Babylone Par sa sagesse, il gagna la confiance de Nabuchodonosor et devint fonctionnaire à la cour en interprétant les songes du roi (comme le fit Joseph). Après la prise de Babylone en 539 avant J.-C. par les Perses, il menait toujours son activité prophétique. Darius, roi des Mèdes, apprécia ce conseiller perspicace mais des ennemis le firent tomber en disgrâce et le monarque fut contraint de le jeter en pâture aux lions. Fidèle à sa foi, il écarta miraculeusement le supplice et se vit gracié.
Il acheva son service de prophète à Babylone ; il était sans doute âgé de près de 100 ans quand l’édit de Cyrus en 538 avant l’ère chrétienne permit le retour de l’exil. Parmi les fameuses actions de Daniel, il faut mettre à l’honneur celle d’avoir disculpé Suzanne, accusée injustement d’adultère par deux vieillards qui n’avaient pas réussi à la séduire.
Comme les tombeaux d’Esther et de Mordechaï sont situés à Hamadan, le Tombeau de Daniel était vénéré à Suse en Iran (Élam ou Khouzistan). Or, vers 1400, Tamerlan, l’empereur turco-mongol, ramena de Perse à Samarcande une relique supposée (un bras, ou le corps entier, selon les versions) de Daniel, qui fut appelé Doniyor en ouzbek. 

Mausolée de Daniel/Khodja Daniyar, à Samarcande

Sur une source d’eau claire, Tamerlan fit construire un mausolée pour recueillir les reliques de Daniel à Samarcande. La légende raconte que le squelette de Daniel grandit de soixante-douze centimètres par siècle. Ainsi le tombeau mesure aujourd’hui dix-huit mètres. Le tombeau de Daniel repose sur cinq coupoles et de nombreux pèlerins : Juifs et non-Juifs viennent le visiter.
Parmi les célèbres lieux saints et sacrés de l’Ouzbékistan, il y a aussi à Aksay, près de Samarcande, la grotte de Khazrat Daoud (Saint David), vénéré par les trois religions monothéistes. Selon la légende, L’Éternel envoya le roi David en Asie pour y prêcher le monothéisme. Sa prédication déclencha la colère des Zoroastriens qui vivaient en cet endroit, les obligeant à vouloir le faire disparaitre. David se réfugia dans les montagnes et, en priant Dieu, il aurait écarté les pierres à la main et se réfugia dans les antres de la terre…
Les Djougouts à Paris (5/5)
Les Archives du Mémorial de la Shoah à Paris conservent encore le récit de la saga des Djougouts durant la Deuxième Guerre mondiale.
Des commerçants juifs venant d’Ouzbékistan s’étaient réfugiés à Paris dès les années 1930. En octobre 1940, les Allemands promulguèrent une loi obligeant les Juifs à se faire répertorier dans chaque Commissariat de police de quartier. La ‘’Kommandantur’’ s’était installée à l’angle de la rue Popincourt à quelques pâtés de maison des magasins tenus par des Juifs. En décembre 1940, le quartier fut bouclé, les boutiques mises sous scellés. Les Juifs boukhariens ne tardèrent pas à être arrêtés, et acheminés vers Drancy ! Une centaine de personnes originaires d’Iran, d’Afghanistan et de Boukhara furent ainsi faits prisonniers.
Le Dr Asaf Atchildi, médecin originaire de Samarcande, conçut alors une supercherie qui sauva, dans son ensemble, la communauté juive des Boukhariens résidant en France. Il les assimila à une secte en les inscrivant sur une même liste : les Djougoutes… Ceux-ci observaient les rites principaux de la religion juive mais « par leur sang, leur langue et leurs mœurs faisaient partie de la race indigène d’Asie centrale et par conséquent n’ont rien à voir avec la race juive » ! Les lois raciales ne s’appliquaient donc pas à eux. Les nazis se rangèrent à cette opinion et furent confortés dans leur décision par une lettre officielle envoyée par le Consul iranien.
Or, le Commissariat Général aux Questions Juives (CGQJ) avait dressé la liste des Djougoutes portant tous des noms à consonance hébraïque ! Xavier Vallat s’opposa donc personnellement aux décisions des Allemands mais il n’eut pas gain de cause.
En janvier 1942, le Dr Atchildi finit par recevoir un document du CGQJ qui attestait que « ses » « Djougoutes » n’étaient pas de race juive ! Les prisonniers furent libérés et n’attendirent pas que les Allemands changent d’idées pour aller se réfugier ailleurs. À la fin de la guerre, nombre d’entre eux s’installèrent en Israël.

Indications bibliographiques