Entre le Portugal du Saint-Office et l’Autriche de Waldheim

par Manuel Durand-Barthez

Robert MENASSE, Chassés de l’enfer. Titre original : Die Vertreibung aus der Hölle. Traduit de l’allemand (Autriche) par M. Rocher-Jacquin et D. Roche, Lagrasse, Verdier, 2006, Collection « Der Doppelgänger ».

Robert Menasse entremêle deux vies : celle du personnage historique bien connu dans l’histoire juive, Samuel Manasseh Ben Israel et celle d’un personnage de fiction, Viktor Abravanel. Le premier est une personnalité ancrée dans le passé, le second, historien dans l’Autriche contemporaine, analyse le passé. D’où une temporalité double : on passe du XVIIème au XXème siècle. La narration elle-même est continue : pas de chapitres… Elle saute d’un siècle à l’autre, alternativement, par un simple nouveau paragraphe ; et ce, tout au long du roman.
Dans Chassés de l’enfer, sur un mode romanesque, l’auteur met en question l’objectivité historique , en la liant à son parcours personnel et à ses racines et filiations juives, une thématique récurrente dans son œuvre.

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De faux jumeaux
À grands traits maintenant les deux personnages.
Manasseh ben Israel est un enfant de l’Inquisition : né au Portugal, ses parents ont été victimes du Saint-Office.
Décembre 1604 « Ils marchaient lentement et en silence, l’un derrière l’autre, en une longue file qui serpentait, conduits par des membres du Saint-Office qui portaient à l’avant du cortège une bannière de lourd brocard ornée d’une image de la Mère de Dieu et des crucifix qu’ils levaient haut, et des prêtres les escortaient qui priaient en silence, remuant seulement les lèvres. Les hommes et les femmes en frocs jaunes avaient été accusés de péchés graves : sorcellerie, bigamie, homosexualité. Mais ces « pécheurs contre nature » n’étaient qu’une poignée. Le groupe le plus nombreux, dans cette procession, c’était celui des Juifs. Des gens issus de familles baptisées depuis trois et même souvent quatre générations, mais qu’on appelait toujours avec mépris « les convertis » ou « les nouveaux chrétiens », et qu’on accusait maintenant de vivre en secret selon la loi de Moïse et de s’adonner en cachette à des rites juifs. », p.33.

Portrait de Manasseh Ben Israël/Rembrandt/1636

La famille n’en a réchappé que de justesse et a commencé une nouvelle vie en exil, à Amsterdam. La description du contexte lusitanien est précise, dense, ample, imposante ; cette peinture impressionne.
Viktor Abravanel, né en 1955 alors que l’Autriche retrouvait son indépendance, n’a pas été directement touché par la Seconde Guerre mondiale, mais les expériences de cette époque lui ont été transmises, quoiqu’imparfaitement, par ses parents et ses grands-parents ; un nuage qui plane sur lui et qu’il ne peut dissiper. Abravanel est clairement un personnage autobiographique, similaire à Menasse en termes d’âge, d’origine et d’expérience. Une description de la manière dont le grand-père paternel de Viktor évite les questions de son petit-fils sur la période nazie se retrouve presque mot pour mot dans l’essai personnel de Menasse, Sterbensworte [Paroles de mort] (également publié dans Erklär mir Österreich/Explique-moi l’Autriche : essai sur l’histoire autrichienne, Suhrkamp, 2000). Menasse continue « d’essayer d’accepter » son passé et son présent (ainsi que ceux de sa famille et de son pays).

Robert Menasse/2008

Double enfer
Le roman évoque les enfers réels de ces deux époques – l’Inquisition, ainsi que, indirectement, les horreurs nazies – mais aussi l’expulsion (et la libération apparente) de ces enfers. Mais ce passé infernal continue à hanter les personnages et les poursuit jusque dans les sociétés où ils ont trouvé refuge : Amsterdam semble être un lieu de liberté et de sécurité comparé au Portugal de l’époque, et l’Autriche moderne un lieu civilisé comparé à sa relativement récente incarnation nazie, mais l’inhumanité prévaut également ici – souvent sans être reconnue par ceux qui s’y trouvent.
Règlement de compte
Le roman débute par une scène brièvement esquissée et néanmoins frappante qui a lieu au Portugal à l’aube du XVIIème siècle, s’enchaînant sans transition avec une autre scène, celle-ci contemporaine : la réunion d’anciens condisciples d’Abravanel à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de leur baccalauréat. N’ayant jamais assisté à une réunion d’anciens élèves de l’établissement privé catholique où il a été pensionnaire, Abravanel décide d’y faire une apparition. Il est l’un des trente élèves présents, autour desquels se trouvent sept anciens professeurs et le directeur de l’école. Au début de l’événement – un repas dans une salle privée d’un restaurant – les étudiants sont invités à résumer leur vie depuis la fin de leurs études secondaires. Lorsque vient son tour, Abravanel (devenu historien) renverse la situation en disant que l’une des choses qui l’intéressent pour comprendre la personnalité d’un élève est de savoir qui étaient ses professeurs. Abravanel dévoile alors des caractéristiques de leur passé en déclinant … leurs numéros de membre du parti nazi et leurs affiliations.
« Impossible qu’il [le professeur Hochbilder] fût assez saoul pour oublier, même un moment ses expériences d’aumônier militaire, les dernières en septembre 1941, avant son rappel à Vienne, devant Jelnja en Russie (en 1971 il disait encore : la Russie). Plus de cent socialistes extrémistes furent alors envoyés au feu, tous destinés à une mort héroïque qu’effectivement ils trouvèrent. Tous savaient, bien sûr, ce qui les attendait. Qui a contribué à ce que des révolutionnaires regroupés dans un escadron de chair à canon ne se révoltent pas, et ne désertent pas non plus, est capable de diriger un groupe d’élèves les yeux fermés. », p.110. Scandale !

Autrichiens (Gratz) favorables à l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie/13 mai 1938/Encyclopédie Multimedia de la Shoah

Il n’en faut pas plus pour vider la salle. La Vergangenheitsbewältigung la gestion et le dépassement du passé – n’est jamais un sport populaire, et les Autrichiens sont réputés pour l’éviter plus que les autres. Les participants à la réunion ne veulent certainement pas s’en mêler. La seule personne qui reste dans le restaurant déserté avec Abravanel est une ancienne camarade de classe, Hildegund. Abravanel et elle savourent le repas qui a été commandé (en insistant pour que les trente portions de chaque plat soient servies). Il s’ensuit une longue nuit obscure de libre dialogue, lors de laquelle les deux complices passent en revue (il faudrait dire « déterrent » !) une grande partie de l’histoire – personnelle et publique -. Ce « banquet scolaire » aura servi de pré-texte ou de lever de rideau, prélude au récit minutieux de deux « biographies » des personnages centraux du roman.
Dans l’une, le parcours d’Abravanel se déroule, de l’enfance à l’âge adulte, en se concentrant sur ses années de formation. Dans l’autre, c’est, en miroir, une vie qui s’expose : celle de Samuel Manasseh ben Israël. Tous deux mènent une double vie : Juifs, plus ou moins, – éduqués, plus ou moins, en tant que catholiques, déchirés entre les traditions et les peuples. Manassé ben Israël, à la suite d’un terrible accident (un rituel qui a mal tourné), porte même une cicatrice monstrueuse, rappel quotidien de sa duplicité.
Le romancier trace des allers-retours entre les deux existences (en s’arrêtant de temps en temps dans le présent).
Il existe de nombreuses similitudes et analogies entre les vies de Samuel Manassé ben Israël et d’Abravanel. Ils sont élevés dans des familles qui, au moins en partie, occultent leur judaïsme en le neutralisant. Ce sont des marginaux, et ils sont faibles. Les deux garçons sont envoyés dans des pensionnats – le jeune Autrichien dans une école catholique ; et Manasseh ben Israel dans un pensionnat jésuite, alors que ses parents sont torturés par l’Inquisition.
Des enfances écrasées
Les deux enfants sont tenus dans l’ignorance de beaucoup de choses par leurs parents et d’autres adultes. Par exemple, ses parents s’arrangent pour mettre à l’écart Manasseh ben Israel alors qu’ils sont emmenés par l’Inquisition – tout comme le père d’Abravanel afin d’éviter que celui-ci ne voie son propre père emmené pour récurer les rues avec une brosse à dents sous le régime nazi. Les enfants ne sont pas instruits de la réalité qui les entoure et sont obligés de la reconstituer par eux-mêmes (ce qu’ils ne font généralement pas très bien). De manière plus générale, un lourd poids de non-dits les accable.
Il n’y a pas que la vérité, souvent peu glorieuse, qui est cachée à Manassé ben Israël et à Abravanel : leur vie est entièrement entre les mains des adultes, et on ne leur donne que peu de choses à dire et pratiquement aucune information. Ainsi, lorsqu’Abravanel va à l’école pour la première fois, il ne sait même pas que ses parents ont mis les fournitures scolaires indispensables dans son cartable : tout ce qui est nécessaire est fait pour lui, mais maladroitement, et sans égard, sans jamais le prendre en considération.
Ces deux personnages ont donc une enfance assez malheureuse, tentant de survivre à la périphérie, essayant à tout prix de ne pas devenir le centre d’une quelconque attention. Manassé ben Israël trouve un certain épanouissement dans son apprentissage intellectuel et religieux dans les Provinces-Unies, mais ce n’est presque jamais une réussite totale. Il reste généralement plutôt bon élève, mais sans plus. Abravanel, particulièrement lent à mûrir, ne trouve pas non plus de libération en atteignant l’âge adulte. Il tente maladroitement de se faire une place. Wilhelm Reich et Marx deviennent les influences dominantes du jeune étudiant. Il devient un activiste politique, avant d’être rejeté et expulsé de cette communauté sous le poids d’une fausse accusation. Un autre jour, un autre enfer…
Manasseh ben Israël connaît plus de succès, mais il ne trouve jamais de véritable épanouissement. Il est, à différentes époques, un personnage important, auteur de traités remarquables, impliqué dans d’importantes négociations politico-religieuses, un professeur admiré (d’Uriel da Costa et de Spinoza, entre autres). Il demeure néanmoins miné par l’incertitude qui pèse sur l’affirmation de son identité, malgré les injonctions sans nuances de sa sœur : « Il [simultanément ou successivement dénommé Samuel, Manoel, Mané, Manasseh…] pouvait à peine dormir la nuit : il écoutait crépiter au fond de lui un feu intérieur qui le consumait – une catastrophe, sa chance : grâce à cela, comprenait-il, il pouvait faire sa vie, acquérir l’honorabilité, être reconnu par les autres.
Mais avait-il vraiment expié ? Ces procédés avaient-ils suffi ? La faute était-elle effacée ? Était-il seulement possible d’effacer cette faute ? Quelle faute ?Cette épouvante.
« Sois de pierre ! » Il était trop tendre. Mais jusqu’ici, il s’était toujours remémoré à temps ce cri [de sa sœur] Esther [alias Estrela sur la planète catholique] : « Sois de pierre ! » », p.354

Cornelis Vermeulen  (1654–1708) /Procession de l’Inquisition dans une église/Illustration extraites de Gabriel Dellon, Relation de l’inquisition de Goa, Paris, Chez Daniel Horthemels/1688

Ainsi, les vies des deux personnages offrent de nombreux parallèles et analogies mais elles ne sont pas moins très distinctes et incommensurables. C’est leur imbrication, voire leur collision qui fait sens.

D’où le parti-pris narratif de ce roman qu’on peut qualifier de « méta-historique ». La présence d’au moins deux niveaux narratifs et temporels en est un indice évident. L’action principale se déroule au présent, car la « partie historique » (la vie de Manasseh ben Israël) devient intéressante en tant que matière moderne ou contemporaine grâce au lien stylistique et structurel continu avec la trame narrative globale. Le sujet historique de Manasseh devient significatif en tant que sujet contemporain grâce à son intrication dans le XXème siècle. Dès lors le roman n’a pas pour objectif premier de décrire et reconstituer le passé, mais de dévoiler notre rapport difficile à l’histoire, entre mémoire et oubli.

Mémoire et oubli

Se souvenir comme oublier présentent à la fois avantages et inconvénients pour l’individu et la communauté. Ces deux attitudes à l’égard du passé sont abordées aux deux niveaux du récit.
La plupart du temps, ce sont les victimes qui veulent oublier (le père de Manasseh) ou qui se taisent (le père de Viktor). Dans le cas du père de Manasseh, la communication de ce qui a été vécu doit suivre un certain ordre narratif pour que les personnes extérieures puissent croire ce qui s’est passé. Dans le cas du père de Viktor, les événements ne sont plus présents dans sa mémoire que sous forme de fragments. Il ne peut plus se souvenir de l’essentiel.
De plus, on retrouve dans ce fil narratif l’étude rétrospective de l’histoire, caractéristique typique du roman métahistorique, dans la mesure où le récit de la vie de Viktor par son personnage en propre et, parallèlement, par le narrateur auctorial, invitent le lecteur à réfléchir de manière critique sur l’appropriation, la transmission, la mémoire et la connaissance d’une époque passée. Viktor commente explicitement les potentialités et les problèmes de la science historique. L’effet de construction identitaire de la conscience historique et l’importance du récit pour l’individu jouent un rôle central. Il semble presque que la vie d’un individu dépende effectivement de la possibilité de la raconter. Manasseh ne trouve pas de mots pour décrire ses nombreuses identités. Il ne peut finalement pas raconter sa vie ; il échoue à relier les expériences de son passé, dans lequel il est né, à son présent, de manière à leur donner un sens et meurt finalement sans pouvoir rien raconter de lui-même. Raconter devient alors un moment fondateur de l’existence. Du côté de Viktor, sur un plan très terre à terre ou quotidien, pendant son enfance, ses parents font beaucoup d’efforts pour que leur fils soit « comme les autres ». Pour qu’il ne soit pas considéré comme un outsider, on met, par exemple, en scène une fête de Noël pour qu’il ait le sentiment d’être comme les autres et aussi pour qu’il ait son mot à dire dans les récits et les conversations à l’école.
Allers et retours
Chassés de l’enfer est un livre long, mais sans longueurs. Menasse fait avancer les choses à un rythme soutenu, et les allers-retours entre le XVIIème et le XXème siècle contribuent à maintenir l’attention du lecteur. Il y a une multitude d’épisodes bien menés : la fuite du Portugal de la famille de Manasseh ben Israël, la vie scolaire grisâtre et pénible des personnages, les années d’université d’Abravanel. La plupart des détails historiques sont relatés avec un réalisme souvent saisissant. Les scènes de la vie dans le Portugal de l’époque de l’Inquisition, notamment, sont frappantes, et les descriptions de la vie dans l’Autriche grise de la fin des années 1950 et du début des années 1960 sonnent également juste.
Des parallèles sont établis entre les tortionnaires de l’Inquisition et les nazis (avec cette évocation d’une société créée en mémoire des victimes de l’Inquisition/Gesellschaft zum Andenken an die zu früh Ermordeten jusqu’aux sévices de la vie en internat (au XVIIème et au XXème siècle), Menasse décrit tous ces phénomènes avec minutie. Pourtant, objectivement et sans que cela nuise au fond bien au contraire, ces parallèles n’ont nulle valeur démonstrative. Tout ne s’explique pas, justement parce que l’auteur évite avec brio les réponses faciles à propos de ces passés impossibles.
Menasse souligne la nécessité de se souvenir, tout en expliquant celle, souvent, de se soustraire au souvenir. Il suggère à quel point il est dangereux de poursuivre une conscience historique uniquement orientée vers l’avenir, et montre en même temps comment la conscience historique unilatéralement orientée vers le passé empêche de vivre.
Dans le roman, s’en sortir sans histoire s’avère indésirable. Car si Manasseh et Viktor sont si perdus, c’est aussi parce c’est aussi parce qu’on ne leur a rien dit pendant longtemps sur leurs propres origines de leurs propres origines pendant longtemps ; la connaissance du passé est une condition préalable à un ancrage dans le présent.
Si cependant, l’écriture objective de l’histoire est mise en doute, la faute en revient entre autres au langage. Car, comme le reconnaissent Viktor et Manasseh à la fin du roman : les mots échouent lorsqu’il s’agit de reproduire des réalités. Or, les événements historiques ne sont rien d’autre qu’un objet transmis par le medium linguistique.
Le roman ne donne dès lors que des bribes de réponse sur la manière dont il faudrait aborder l’histoire, de sorte que les notions historiques traditionnelles puissent être « chassées ». Il n’y a pas de réponse universelle. En tout cas, la croyance en une vision linéaire et progressive de l’histoire doit être rejetée. Celle-ci est remplacée par une multiplicité d’histoires à raconter, qui ouvrent de nouvelles perceptions et possibilités de la vie et de l’histoire.

Antimémoires « grotesques »

Chassés de l’enfer se caractérise par une écriture grotesque au sens premier du terme : re-présentation (c.-à-d. présentation proposée à nouveau, différemment) du réel sous forme de sujets fantastiques, de compositions capricieuses figurant à la Renaissance des personnages, des animaux, des plantes étranges. Le grotesque s’oppose à l’absolu et à un monde clos, car il se perçoit à deux niveaux contradictoires (comique et tragique). Robert Menasse s’exprime à ce sujet comme suit : « Je ne crois en rien d’autre qu’aux coïncidences – qui ont bien sûr un impact sur l’histoire. L’histoire est un seul et même grotesque ». Ici, Geschichte ist eine einzige Groteske, « grotesque » est substantivé et réclamerait en français un autre terme le précédant : épisode ? récit ? panoptique ?

Ce propos de l’auteur, rapporté par Herlinde Koelbl dans son essai  intitulé Im Schreiben zu Haus (Knesebeck, 1998), nous aide à comprendre pourquoi le roman ne suggère pas de solutions, d’état paradisiaque dans lequel tous les conflits et les contradictions dans l’approche de l’histoire seraient abolis au profit d’une unique vérité. Ce qui est nécessaire, c’est de suggérer l’éventail des « possibilités », ce que permet justement l’écriture romanesque. Bien qu’une logique inhérente au déroulement de l’histoire (qu’il s’agisse d’un cycle ou d’une téléologie) soit déniée, l’hypothèse que tout se passe deux fois dans l’histoire résonne constamment à la lecture du roman, en raison de l’enchaînement des deux fils narratifs : une fois comme tragédie et une fois comme farce. En fait, on ne sait pas si tout revient, même si c’est en tout cas, toujours, sous une autre forme. Le roman contribue à aiguiser la conscience historique des lecteurs.

Comment peut-on décrire au mieux l’image de l’Histoire ? Menasse explore la complexité des problèmes qu’elle soulève mais la transmet dans tout ce qu’elle a d’exaspérant et de frustrant ; elle comporte des lacunes. Certes, une trop grande partie de la seconde vie de Manasseh ben Israel n’est présentée que sous forme de faits saillants ou de jalons sur son chemin, tandis que la carrière d’Abravanel, entre la remise des diplômes et la réunion des anciens élèves, est presque entièrement passée sous silence.

Pis encore (mais ce défaut n’est que superficiel et entre dans l’esprit général de cette fiction), les deux personnages centraux sont trop torturés pour être vraiment sympathiques ; ils font preuve d’une mesquinerie déplaisante (bien que peut-être réaliste). Ils sont faibles et demeurent tels. En effet, la quasi-totalité de leur croissance ou de leur maturation semble entièrement intérieure. Même Manasseh Ben Israel, qui a indéniablement contribué à une certaine forme d’évolution de la société, semble frêle, ses véritables accomplissements largement balayés – en fait, ils ne sont présentés que comme un peu plus que des accidents heureux, jamais comme des accomplissements.

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Le récit de Robert Menasse est assurément une construction complexe ; il emprunte à beaucoup de formes (le roman d’apprentissage, l’autobiographie, la fresque historique, la satire, le dialogue) et se construit par glissements successifs d’une époque à l’autre, d’un personnage à l’autre, dans une virtuose écriture en miroir. Mais ce dispositif romanesque élaboré porte le lecteur au fil des pages et nourrit autant son imagination que sa réflexion.

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