Note de lecture
Rédigée par Raphaël Benoilid
Patrick JEAN-BAPTISTE , Dictionnaire des mots français venant de l’hébreu, Seuil, 2010.
Le Dictionnaire des mots français venant de l’hébreu entraîne qui le consulte dans un voyage savant et poétique à travers les mots, les siècles et les civilisations.
Si la limpidité du style et de fréquents traits d’humour rendent la lecture de cet ouvrage particulièrement agréable, il faut souligner que cette somme est le fruit d’un travail de lexicologue érudit et minutieux. L’étymologie n’est certes pas une science exacte mais on ne trouvera dans ce dictionnaire – à la méthodologie très rigoureuse – aucune hypothèse qui ne soit dûment discutée et argumentée : pour qu’un mot y trouve sa place, sa racine hébraïque doit être au moins aussi probable que sa racine indo-européenne présumée (quand elle existe).
D’aucuns savent que les vingt-six lettres de notre alphabet sont pratiquement toutes issues de l’hébreu. Mais, comme l’écrit le linguiste Claude Hagège qui a préfacé l’ouvrage : « on ignore, on veut ignorer, tout ce que, bien au-delà de l’écriture, le monde grec doit, à travers les vocabulaires de tous les domaines, aux peuples de langue sémitique du Proche-Orient depuis des temps fort anciens ». Il est troublant de constater que l’influence de l’hébreu sur la langue grecque ne se limite pas aux termes d’origine biblique ; un vocabulaire abondant, homogène à la civilisation hellénique, plonge en effet ses racines en Orient. Ainsi, si l’on veut bien se fier aux conclusions de l’enquête très serrée qu’a menée l’auteur, le mot école (schola en latin classique, σχολὴ en grec) est l’émanation de l’hébreu sekhel/intelligence/ שכל ; quant au mot science (du verbe latin scire/savoir), il provient de l’hébreu zékher/mémoire/ זכר : la transmission des savoirs, qui fut longtemps orale, n’exigeait-elle pas de l’élève qu’il apprenne parfaitement par cœur ses leçons ?
On sourira aussi en découvrant que le vocabulaire de la mythologie puise largement aux sources de Canaan : le héros de l’Odyssée ne doit-il pas son nom à un certain Elicha fils de Yavan (l’ancêtre éponyme de la Grèce) dont la Torah fait mention (Genèse : 10, 4) ? Ulysse aura, on le sait, maille à partir avec deux monstres marins Charybde/ « gouffre de la perdition »/ חור אבד et Scylla/ « celle qui lapide »/ סקילה dont la seule évocation devrait suffire à alerter qui sait déchiffrer l’hébreu ; le fameux nectar dont se délectaient les dieux ne serait pas sans rapport avec la kétorète/l’encens/ קטורת qui brûlait au Temple de Jérusalem et certains noms mêmes des habitants de l’Olympe auraient des origines mystérieuses : ainsi de Hermès – rusé (‘aroum/ ערום) comme le serpent de la Genèse, d’Aphrodite, distinguée (porate/ פרת) comme Joseph (cf. Genèse 49, 22) ou encore d’Éros, le dieu de l’amour qui, n’en déplaise aux pourfendeurs du mariage, chante les fiançailles (iroussine/ אירוסין) jusque dans son nom.
Mais au-delà du gai savoir que cet ouvrage prodigue, que nous importe donc de remonter à des étymologies si lointaines ?
En premier lieu, la mise au jour des racines permet parfois de réveiller des significations endormies dans les mots : de façon paradoxale, la remontée vers l’origine redonne à l’occasion vie et vigueur à des notions bien actuelles ! Ainsi, par exemple, il n’est pas seulement anecdotique de relever que le noûs/ νοῦς/intellect grec (à l’origine des mots français noèse et noème) trouve vraisemblablement sa source dans le mot na’hash/ נחש qui qualifie en hébreu non seulement le serpent mais aussi une certaine démarche (divinatoire) de la pensée. La guerre qui fait rage entre Athènes et Jérusalem serait-elle, sur fond de faute originelle, suggérée dans cette remarque d’apparence anodine ?
Remarquer, par ailleurs, que la sophia/σοφία/sagesse était, à l’origine l’apanage du chofète/juge/ שפט nous invite à interroger la vocation fondamentale de la philo-sophie : si cette discipline a pour visée d’aider l’homme à trancher avec justesse un litige entre deux partis, que dire d’un système de pensée qui serait raffiné et grandiose mais totalement déconnecté de la concrétude de l’existence ?
En second lieu, ce n’est pas le moindre mérite de cet ouvrage que de contribuer à rétablir des vérités historiques, longtemps occultées pour des raisons peu avouables. Car l’oubli de Jérusalem – dans les investigations étymologiques – a bien sûr partie liée avec la question de la censure – qu’elle soit consciente ou non. La langue hébraïque le sait qui, par permutation de lettre, dit la complicité de l’oubli ( chakha’h/ שכח),du déni ( ka’hach/ כחש) et de l’obscurité ( ‘hochekh/ חשך).
La lecture de ce dictionnaire donne à penser que parmi les présents que le Patriarche Jacob offrit jadis à son frère Esaü (cf. Genèse : 32, 14), Père selon la tradition juive de la civilisation gréco-romaine, il y avait probablement quelque racine féconde … Aussi n’est-il pas exagéré d’affirmer que le dictionnaire de Patrick Jean-Baptiste est une œuvre essentielle de mémoire.