« Ne jamais renoncer »

Portrait sioniste de Theodor Herzl  

Traduit de l’anglais

par Nadine Picard

Marvin LOEWENTHAL, Theodor Herzl (1860-1904) in Noveck, Great Jewish Personalities in Modern Times, 1960, Sous l’égide du Bnai Brith Department of Adult Jewish Education, Colonial Press Inc, Clinton (Massachusset), 1960, p.239-264.

Présentation

Le personnage de Herzl est complexe. Fut-il un idéologue Fin-de-siècle ou bien une sorte de prophète des temps modernes ? Un véritable homme politique, un fondateur d’État ou un propagandiste habile à émouvoir les foules? Fut-il un mégalomane digne de figurer dans la galerie des Juifs névrosés dont Vienne a produit de mémorables exemplaires ou bien un penseur visionnaire ?
La brève existence de Theodor Herzl a inspiré de nombreuses, de très nombreuses biographies qui tentent de répondre à ces questions ; mais la tâche n’est pas facile car l’homme – qui a été moqué, dénigré, méprisé, haï ou bien admiré, révéré, adulé avec une égale intensité – était entré dans la légende, de son vivant.
Les premières vies de Herzl, comme celle que lui a consacrée Jacob de Haas, ont été écrites, très tôt, par des proches, des témoins directs ou des compagnons de route. Toutes n’évitent pas une tendance à l’apologétique, voire à l’hagiographie même si les plus récentes s’efforcent à plus d’objectivité et entendent porter un regard historique, objectif, ou, au moins, plus nuancé et documenté … Et l’on pourrait croire que cette abondance de travaux souvent érudits sur sa personnalité, sur ses idées, sur ses écrits, sur sa vie viendrait au bout des interrogations qu’une telle « vie illustre » ne manque pas de susciter… Mais il faut reconnaître que ce n’est pas le cas ; plus on en apprend sur Herzl, plus on est surpris.
Le portrait que le journaliste (et encyclopédiste) Marvin Loewenthal en brosse se situe, pourrait-on dire, à mi-chemin entre une approche historique et un exercice d’admiration. Son travail réalisé dans le cadre de publications pédagogiques diffusées par le Bnai Brith de Washington pour l’éducation juive des adultes a pour vocation, sinon d’édifier, du moins d’instruire le public anglo-saxon et de lui donner à connaître les « grandes personnalités juives modernes » telles que Moses Montefiore, Chaïm Weizmann, Louis D. Brandeis…  
L’optique de ces publications diffusées peu après la création de l’État d’Israël est résolument favorable à l’idée sioniste. Certes, on doit reconnaître que l’auteur de cette étude biographique ne reste pas sur la  réserve et que , bien qu’il revendique pourtant, à titre personnel, son attachement aux seules valeurs nationales et non religieuses de la tradition juive, il ne peut s’empêcher de voir dans T. Herzl rien de moins qu’un héros tragique de l’histoire juive, un prophète, un Don Quichotte conscient de lui-même, un chevalier du Saint-Esprit juif… Un peintre ne saurait être plus admiratif de son modèle…
Pourtant, son travail mérite qu’on le lise et qu’on ne le réduise pas à un simple écrit de propagande. Car, nourri notamment par une connaissance de première main du Journal de Herzl, il offre une synthèse équilibrée et finalement nuancée sur cet inépuisable et énigmatique personnage que fut Herzl. Surtout, il sait mettre à la portée de tout lecteur le parcours et les idées d’un homme aussi complexe en allant à l’essentiel. Sa grande qualité – inestimable et rare – est la simplicité pédagogique. 

Theodor Herzl (1860-1904)

par Marvin LOEWENTHAL

C’est Théodore Herzl qui, plus qu’aucun autre, a changé le cours de l’histoire juive moderne. De sa voix claire et posée qui faisait tendre l’oreille aux nations, il déclara que les Juifs étaient un peuple, non une secte ou une race, et qu’ils étaient un seul peuple, et non un agrégat de communautés éparses. Par conséquent, martelait-il, les nations du monde et les Juifs eux-mêmes se devaient d’agir en tenant compte de cette réalité. Par son discours et par ses actes, Herzl transforma un malheur interne aux nations, un problème douloureux qui se réglait en général par des mesures provisoires, en un grand défi de portée internationale. Il fit sortir le problème juif des antichambres des philanthropes pour l’exposer au grand jour dans les chancelleries des États européens. Grâce à lui, tout un lot de tracasseries d’ordre religieux, racial ou même paroissial devint une seule et même grande question politique qui aurait à trouver une solution lors de négociations menées au plus haut niveau de la diplomatie. Ainsi Herzl devint, selon le mot d’Israël Zangwill, « le premier homme d’État juif depuis la destruction de Jérusalem ». Ce n’est point la cause des Juifs russes, galiciens, ou de tout autre Juif qu’il représenta et présenta, mais bien celle du peuple juif comme un tout, un peuple qui avait en partage un passé commun et aspirait à un avenir commun. Il rendit visible le programme de ce peuple indivisible : le sionisme. Et en créant l’Organisation sioniste, il lui donna une existence propre.
Herzl était un homme d’État d’une trempe particulière. Il était avant tout, et dans tous les domaines, un homme de lettres, tout à la fois journaliste, dramaturge, feuilletoniste et écrivain de nouvelles. Son ambition était de devenir romancier. Mais, en 1895, alors qu’il travaillait comme correspondant à Paris de la Neue Freie Presse de Vienne, lui vint l’idée d’un État juif, qui non seulement proclamerait à nouveau un idéal ancien, non seulement apporterait des solutions à une plaie universelle, mais serait un objet créé de toutes pièces, fruit de la collaboration des grandes puissances européennes. Et il comprit, pratiquement du jour au lendemain, que son idée l’avait propulsé au rang d’homme d’État de stature internationale.
Après sa mort prématurée, le rêve de Herzl, celui d’un État juif, finit par se réaliser, grâce à la voie qu’il avait tracée, aux jalons qu’il avait posés, à la manière d’agir qu’il avait développée, et à la volonté qu’il avait insufflée à son peuple. Faisant peut-être inconsciemment écho à Montaigne, il avait écrit un jour : « C’est celui qui désire quelque chose de grand, et non celui qui l’accomplit, qui est, à mon sens, un grand homme. Car, dans l’accomplissement, le hasard joue son rôle ».
Aujourd’hui, l’État d’Israël doit son origine à Herzl, au moins dans la mesure où Herzl a servi de catalyseur aux forces modernes qui précipitèrent sa naissance. Depuis Moïse, aucun homme, aucun Bismarck, aucun Washington n’a égalé Herzl dans le rôle de père d’une nation. Theodor Herzl fut, au sens le plus noble, un homme qui désirait quelque chose de grand.

De Budapest à Vienne

Théodore Herzl est né le 2 mai 1860 à Budapest. Il grandit durant une période où le contexte était favorable aux Juifs hongrois. Pendant son enfance, sa famille effectuait les gestes essentiels de la tradition juive, on célébrait les fêtes selon la coutume, en particulier Pessah et Hanouka, et le petit Théodore accompagnait son père à la synagogue de la Tabakgasse tous les vendredi soirs et tous les Sabbats matins. Dès l’âge de six ans, il fréquenta l’école de la communauté juive de son quartier – les écoles publiques n’existaient pas – et on peut voir que, sur ses bulletins, les matières comme « Religion » et « Sujets hébraïques » lui valaient de très bonnes, voire d’excellentes notes. Lorsqu’il eut huit ans, son père l’inscrivit à la Hevra Kadishah en tant que membre contributeur. Cette société, qui existe au sein de la plupart des communautés juives, s’occupe des malades et organise les obsèques. Il était de tradition, pour les membres les plus fortunés de la communauté, d’y cotiser au nom de leurs enfants mâles dès leur plus jeune âge. À treize ans, conformément à l’usage ancestral, Théodore célébra sa majorité religieuse et apprit – par cœur – suffisamment d’hébreu pour pouvoir lire le passage adéquat de la Torah et réciter les bénédictions. Plus tard, lorsqu’il se lancera dans des aventures risquées, il demandera toujours à ses parents de le bénir, respectant ainsi une tradition biblique qui avait perduré dans la Vienne de Johann Strauss. Il était donc tout naturel que, les fêtes religieuses en famille ainsi que la fréquentation régulière de la synagogue impliquant le contact avec une certaine forme de la langue hébraïque et avec l’esprit juif, celles-ci aient laissé sur cette âme sensible des impressions que le monde extérieur estomperait, mais ne pourrait jamais éclipser tout à fait.
Il y avait en outre le grand-père Herzl. Celui-ci menait une vie strictement respectueuse de l’orthodoxie au sein de la très ancienne communauté orthodoxe de Semlin (située à présent en Yougoslavie). Il savait sonner le shofar, mais c’est surtout sa prestance et sa piété qui faisaient que c’était à lui qu’en revenait l’honneur à Roch Hachana, ainsi que celle de chanter le Kol Nidré à Yom Kippour, le jour du Grand Pardon. Chaque année, il se rendait à Budapest, et c’est là qu’il mourut alors que Théodore, son petit-fils, qui tenait une place particulière dans son cœur, venait de fêter ses 19 ans. Lui aussi, il lui laissa une impression marquante. Quand, presque vingt ans plus tard, Théodore aperçut à Sofia une silhouette portant barbe et chapeau de fourrure, il ne fit pas le commentaire attendu d’un occidental sur ce personnage exotique. Pour lui, cette figure était familière. Il note dans son journal : « Il ressemblait à mon grand-père Simon Herzl ». De même, lorsqu’il visita pour la première fois la grande synagogue de Paris en 1895, il trouva qu’« une fois de plus » l’office était solennel et émouvant et écrivit : « Il me rappelait énormément ma jeunesse et la synagogue de la Tabakgasse à Pest ».
Cela dit, hormis un sentiment très fort de loyauté fondé sur le respect de ce qui le constituait, peu de choses dans son éducation, dans ses intérêts, dans ses expériences l’incitaient à une quelconque observance de ce qui était juif. Sa famille proche, originaire d’Europe centrale avec une touche sépharade du côté de son père, était suffisamment aisée et ouverte au monde pour lui offrir un environnement, une éducation et une ouverture culturelle germaniques.

Herzl le Viennois

Cependant, alors qu’on trouve chez lui peu de traces de tout intérêt pour le judaïsme, il commença très tôt à manifester un goût prononcé pour les projets de grande envergure. À l’âge de dix ans, quand la plupart des garçons se contentent de rêver d’être plus tard conducteurs de trains rapides, il eut le projet de devenir un second Ferdinand de Lesseps et de creuser le canal de Panama. Dès son très jeune âge, il se mit à écrire des brouillons d’histoires, de pièces de théâtre et de poésies, mais plus tard, suivant le conseil de ses aînés, il entreprit d’étudier le droit. Sa famille déménagea à Vienne lorsqu’il avait dix-huit ans, elle s’enrichit et vécut à Währing, le quartier de la communauté juive « huppée ».

Débuts en écriture

Peu de temps après avoir obtenu son diplôme de juriste, en 1884, Herzl abandonna le droit au profit de ce qu’il chérissait depuis toujours : la littérature et le théâtre. Il voyagea et il écrivit. À trente ans, il avait déjà vu une partie de l’Allemagne, la Suisse, la France, les Pays-Bas, l’Angleterre et l’Italie et avait à son actif dix-sept pièces de théâtre, de nombreux articles, des récits de voyages et des nouvelles.
Le 23 novembre 1885, une troupe de théâtre allemande produisit pour la première fois une pièce de Herzl, Tabarin, au Star Theater, à l’angle de Broadway et de la 13ème rue à New York. Cinq autres pièces furent mises en scène en Autriche, en Bohême et en Allemagne, et connurent des succès variés. Les journaux de Vienne et de Berlin ouvrirent à Herzl leurs colonnes, dans lesquelles il publia des articles qui, quoiqu’un peu dénués de substance, étaient du moins pleins de vivacité et très finement structurés, si bien qu’en 1887 le Wiener Allgemeine Zeitung lui confia, pour un temps déterminé, le poste de directeur littéraire. C’était à présent un journaliste « arrivé » . Il publia deux volumes d’articles et de saynètes, et des morceaux choisis de ses chroniques – Neues von der Venus (1887) et Das buch der Narrheit (1888) – qui lui valurent du moins un succès d’estime. Il était passé maître dans l’art de cette forme brève et éphémère de journalisme qu’est la chronique, qui était particulièrement prisée sur le continent. Certes, il n’était pas encore de la trempe d’un jeune Heine ou d’un Schnitzler, et le sort décida qu’il ne le serait jamais.
En 1889, certain de faire carrière comme dramaturge et homme de lettres, bien qu’encore impatient devant ses progrès trop lents – il avait déjà 29 ans ! – il prit pour épouse une jeune femme brillante, aux yeux bleus et aux cheveux blonds, Julie Neuschbauer, dont la famille ressemblait fort à la sienne, mais était plus aisée. Trois enfants naquirent très vite, deux filles et un garçon : Pauline, Hans et Margarete.

Herzl et ses enfants/1900/ National Photo Collection of Israel,

Dès le départ pourtant, le mariage se mit à tanguer. Les jeunes époux étaient de tempéraments opposés. Julie aimait la vie sociale et trépidante, elle espérait pour son mari un succès dont elle profiterait, mais elle était incapable de montrer la réserve et le dévouement qui l’auraient aidée en ce sens. Et les difficultés qu’elle rencontrait dans ses relations avec sa belle-mère rendaient les efforts qu’elle faisait encore plus pénibles. En effet, la mère de Herzl était une femme intelligente et chaleureuse, mais, tout comme Herzl père, elle vouait à son fils un amour jaloux et obsessionnel, d’autant plus que leur fille Pauline, qui avait un an de plus que Théodore, était morte peu avant ses vingt ans. Herzl, quant à lui, adorait ses parents et devait remplir le rôle de fils et de fille à la fois. Quand la cause sioniste, à laquelle s’ajoutaient ses obligations de journaliste, en vint à monopoliser la vie de Herzl, les deux époux s’éloignèrent davantage l’un de l’autre. Julie n’éprouvait aucun sentiment d’identification au destin des Juifs et, on peut la comprendre, elle ne voyait dans Sion que l’image d’une croqueuse de maris et d’une briseuse de ménages. Ce ne fut que grâce aux enfants, auxquels tous deux vouaient une affection passionnée, que le couple tint bon.

Correspondant à Paris

En août 1891, Herzl s’accorda une pause dans sa vie conjugale – pause destinée à faire l’expérience d’une séparation de sa femme et de leur vie familiale chaotique. Pendant deux mois, il parcourut les Pyrénées à pied, afin d’y retrouver l’équilibre et la capacité de prendre des décisions, tout en écrivant des récits de voyages plus substantiels qu’à son habitude. L’un de ces récits, qui décrit le village de Luz, « lieu très approprié à toutes les convalescences », lui valut une invitation de la Neue Freie Presse à occuper le poste de correspondant à Paris. Ce journal viennois de premier plan était l’un des organes de la presse libérale parmi les plus influents en Europe, et le poste parisien constituait une consécration pour tout journaliste européen. Bien entendu, Herzl accepta le poste – à 1200 francs par mois, plus les frais et cent francs par chronique – et, sans faire le détour par chez lui, il s’installa dans la capitale française vers la fin du mois d’octobre. Sa femme et ses enfants le rejoignirent en février suivant.
Sa nomination à Paris sonna la fin de la carrière de Herzl comme homme de lettres indépendant, libre de se laisser aller à ses penchants personnels et à la recherche solitaire d’un public. Il s’employa à faire l’apprentissage des affaires du monde comme tout homme de presse responsable. Il s’initia à la politique en côtoyant de près les membres de la Chambre des Députés. Au Quai d’Orsay, il put observer les hommes d’État et leur savoir-faire. Il fut un témoin actif des campagnes électorales, dans les villes comme dans les villages. Il écrivit des reportages de première main sur les enquêtes, les procès et les débats parlementaires épiques autour du fiasco de Panama. Il rendit compte des attentats anarchistes, des chahuts de cabinets et de l’assassinat de Sadi-Carnot. Armé de son bloc-notes, il assista, comme il le dira plus tard, « aux phénomènes de foule sans d’abord les comprendre ». Il s’agissait non seulement des rassemblements lors des élections, mais aussi des émeutes des chômeurs, de celles contre les Italiens, des manifestations pro-russes, – ces dernières à Toulon où il fut victime d’une grave attaque de malaria, et où se déclara probablement le début de son affection cardiaque. Il produisit des critiques de théâtre et des critiques littéraires ainsi que des chroniques qui avaient trait à tous les aspects de la vie qui ne font pas la une des journaux. Il employa ses talents de dramaturge à mettre en scène la réalité, attisa la fascination de ses lecteurs et se tailla une belle réputation en décrivant la politique en termes de personnalités, et en rendant compte des forces sociales et économiques qui animaient les personnages qui étaient sous les projecteurs de l’actualité. À la fin de son séjour à Paris, dans un ouvrage intitulé Das Palais Bourbon (1895), il rassembla les meilleurs de ses articles qui dépeignaient des hommes, mais avaient une portée analytique bien plus large.
Son métier de journaliste lui donna inévitablement l’occasion d’être confronté à des événements importants et à des expériences teintées d’antisémitisme. En 1892, la fin d’un procès en diffamation contre l’antisémite Drumont, procès que, plus tard, Herzl identifia comme un prélude à l’affaire de Panama, vit Drumont s’écrier devant la cour « À bas les Juifs allemands ! La France aux Français ! » tandis que ses sympathisants, moins distingués, hurlaient « Mort aux Juifs ! » Le scandale de Panama, dans lequel pourtant aucun Juif n’avait trempé, se solda par la proposition d’un décret qui aurait interdit à tous les Juifs d’occuper une fonction publique, et qui recueillit 165 voix quand il fut soumis au vote à la Chambre des Députés. Des duels en série entre des antisémites et des Juifs qui défendaient l’honneur de leur peuple atteignirent leur comble quand un capitaine juif de l’armée française fut poignardé à mort. Des troubles éclatèrent dans le cortège qui suivait son cercueil, auquel participaient 50 000 sympathisants. Les scandales boursiers et tout autre genre d’incident étaient invariablement associés au thème des Juifs. Les pièces de théâtre s’emparaient de la question de manière très directe, comme La femme de Claude, de Dumas, et Le Prince d’Aurec, de Lavedan. Et c’est ainsi que Herzl, dans ses chroniques, se mit à développer sa réflexion sur les causes de tous ces événements.

L’affaire Dreyfus

Alfred Dreyfus, capitaine de l’armée française, fut accusé de haute trahison et arrêté le 15 octobre 1894. Son procès en cour martiale se tint à huis clos, il fut déclaré coupable et condamné à l’exil à vie dans la colonie pénitentiaire de Guyane. Le 5 janvier 1895, il subit une dégradation publique sur l’esplanade de l’École militaire. Comme tout reporter, Herzl eut vent de ce qui avait précédé le procès en cour martiale, il assista à la dégradation publique, et dans ses oreilles résonnèrent les hurlements de la foule, « Mort au traître ! » ou, comme il s’en souvint trois ans plus tard, « Mort aux Juifs ! ». Il télégraphia de longues dépêches relatant les événements, mais aucune mention de Dreyfus n’apparaît dans les comptes rendus de son journal, écrits à peine quelques mois plus tard, et dans lesquels il explique comment lui est venue l’idée du sionisme.

La vérité est qu’en 1895, Herzl ne fut pas autrement impressionné par l’affaire Dreyfus. Pour lui, il ne s’agissait que de l’arrestation et de la condamnation d’un officier, et il se trouvait que celui-ci était juif. Ce n’est que plus tard, en 1896, après que fut achevé L’État juif, que les irrégularités du procès apparurent au grand jour et que ses implications antisémites furent mises en lumière. Bien que Herzl ait affirmé, en 1899, que l’affaire Dreyfus avait fait de lui un sioniste, ce n’était qu’un mythe bien commode, un raccourci théâtral des faits.
En d’autres termes, l’Affaire, qui n’existait pas encore, donna chair aux composantes juives des expériences de Herzl à Paris, et incarna en un seul exemple pertinent ses opinions sur l’antisémitisme et l’avenir des Juifs. Si, selon ses mots, de tels faits pouvaient se produire « un siècle après la Déclaration des Droits de l’Homme, dans une France moderne, républicaine et civilisée », alors les Juifs dans leur ensemble devaient prendre leur salut en main dans un pays qu’ils créeraient eux-mêmes.

L’État juif

Herzl avait depuis longtemps caressé l’idée d’écrire un roman sur le problème juif, et à présent cette idée reprenait vie. Ainsi déclare-t-il dès l’entrée de son Journal : « Depuis quelque temps, je travaille d’arrache-pied à une œuvre de très grande ampleur. Pour l’instant, je ne sais pas encore si je pourrai la mener à bien. Elle ressemble, par certains côtés, à un très grand rêve. Depuis des jours et des semaines, elle occupe totalement mon esprit, m’accompagne en tout lieu, sourd derrière tous mes propos, m’observe par-dessus l’épaule du drôle de petit journaliste que je suis, elle me submerge et m’enivre.
Il est encore trop tôt pour dire ce qui va émerger. Cependant, mon expérience est suffisamment grande pour me souffler que, même si c’est un rêve, il est d’importance et doit être couché sur le papier – si ce n’est pour la mémoire de l’humanité, du moins pour qu’il me procure du plaisir et m’aide dans mes réflexions dans les années futures. Ou peut-être comme quelque chose qui se tiendrait à mi-chemin entre ces deux possibilités – autrement dit, quelque chose de l’ordre de la littérature. Si ces élucubrations romanesques ne sont pas suivies d’effets, du moins un roman sortira-t-il de ce travail. Son titre : La terre promise ».
C’est également à cette époque que Herzl se donna pour tâche d’approcher le baron Maurice de Hirsch qui, tout comme les Rothschild, était un des grands multimillionnaires de la fin du XIXème siècle, afin de le convaincre de s’associer au projet aussi utile qu’audacieux de fonder un État juif. Il avait préparé des notes en vue de ses entretiens avec Hirsch, mais ce dernier ne l’écouta pas jusqu’au bout et la conversation se conclut par un rejet pur et simple de l’idée. On peut affirmer que l’un comme l’autre perdit son sang-froid. « Il se peut, confia plus tard Herzl, que je n’aie pas su m’y prendre avec lui ».
Après ce mauvais quart d’heure passé avec Hirsch, Herzl ne quitta plus son bureau et se consacra frénétiquement à prendre des notes. Jour après jour, pendant des semaines, il coucha tout un fourmillement d’idées sur des morceaux de papier qu’il inséra un an plus tard dans son journal. Au total, ces notes comportent environ cinquante mille mots – soit deux cents pages dans l’édition allemande. Il en sélectionna une partie en vue d’une « requête » de vingt mille mots destinée à être lue devant les Rothschild réunis en conseil de famille ; une autre partie composait un mémorandum qu’il soumettrait à deux conseillers compétents – le grand rabbin de Vienne, Güdemann, ainsi qu’un homme d’affaires expérimenté. Tous deux lui expliqueraient alors comment organiser une réunion avec tous les Rothschild. Il gardait en réserve une troisième partie de ces notes pour le livre, dont il ne savait pas s’il s’agirait d’un traité ou d’un roman, qu’il publierait plus tard si ses plans venaient à échouer. Finalement, il élagua ses notes, les édulcora et les organisa pour en faire L’État juif, un petit ouvrage qui préludait à une révolution dans l’histoire juive moderne.Il faut noter que, même dans les premiers produits de son imagination, les éléments de la société dont Herzl avait la vision et qui, il le reconnaissait lui-même, étaient hors du commun, n’étaient pas pour autant utopiques. Il ne proposait rien d’inconnu, rien d’étrange, rien d’impossible. Il se bornait à esquisser un « commonwealth », une sorte de communauté d’États fin-de-siècle, – un modèle de l’année 1895. C’était une version viennoise, d’esprit libéral, d’un ordre bien-pensant des choses, où ne seraient oubliées ni l’opérette ni les jolies femmes en élégantes robes longues. Dans son projet, tout était plausible, faisable et en accord avec la nature d’un individu moyen. « Remarquez, écrivait-il pour un lecteur imaginaire, tout en essayant de se rassurer lui-même, que je ne construis pas un monde fictif. Je n’utilise que des éléments réels que vous pouvez vérifier vous-même. Ce qui est imaginaire réside dans la combinaison de ces éléments ».
On se doit aussi de remarquer combien l’antisémitisme joue un rôle relativement mineur dans le flux des notes de départ et dans l’esprit qui y préside. C’est en effet la détresse psychologique des Juifs occidentaux, que Herzl connaissait de première main, et la misère physique des Juifs d’Europe de l’Est, bien connue de tous, qui étaient sous-jacentes et hantaient ses notes. Selon Herzl, ce serait, (et malheureusement cela le deviendrait effectivement plus tard), l’Elend – la souffrance et le malheur – des Juifs qui constituerait le puissant moteur capable de transformer sa vision en réalité. Mais l’état d’esprit qui dominait, un état d’esprit qui ne quitta jamais Herzl, était positif et créatif, une sorte d’ivresse dans ce projet d’un monde nouveau où les hommes vivraient des vies plus belles et plus authentiques. On n’était pas loin de l’esprit d’un Amos ou d’un Isaïe. Le « fardeau de Dieu », s’était abattu sur les épaules de Herzl, pour annoncer non la malédiction, mais les bénédictions du destin juif.
Le retour à Sion était un thème religieux vieux comme le judaïsme. Il trouvait sa source, ainsi que la sanction de Dieu, chez les prophètes hébreux, à commencer par Moïse qui avait libéré son peuple de l’esclavage et l’avait mené vers la liberté. Au milieu du XIXème siècle, un Juif allemand, Moses Hess, donna à cet idéal son expression nationaliste contemporaine. Certes, sa voix criait dans le désert, mais elle ne resta pas longtemps isolée. En 1882, Léon Pinsker, un Juif russe, ne se contenta pas de réaffirmer cet idéal, mais il décrivit les outils qui en permettraient l’application en des termes que Herzl, qui ignorait l’existence du pamphlet de Pinsker intitulé Autoémancipation, allait employer quelque dix ans plus tard. Durant les années 1880 et au début des années 1890, des articles et des tracts sionistes parurent en nombre. Mais ce qui faisait la nouveauté essentielle et la force du pamphlet de Herzl n’était pas son contenu, mais le ton qu’il employait et aussi, comme nous le verrons, la personnalité de son auteur.
Beaucoup d’auteurs, à l’instar de Pinsker, écrivaient en tant que Juifs s’adressant à d’autres Juifs sur un sujet qui ne concernait qu’eux. Herzl, au contraire, écrivait comme un Juif inclus dans le monde, un observateur politique chevronné, un journaliste de premier plan qui avait une vision internationale, et son État juif s’adressait tout autant aux Bismarck et aux Rothschild qu’au simple lecteur. Il comportait des traits satiriques et des passages véhéments, mais était, dans son essence, la démonstration posée d’un écrivain aguerri. Bismarck et Rothschild le rejetèrent, mais ni Bülow, ni Plehve. Cependant, ce qui était important, bien plus que ces réactions, c’était que les simples lecteurs, et parmi eux des éditeurs, des universitaires et des personnalités dont l’opinion comptait pour le public entendaient pour la première fois parler de sionisme dans une langue qu’ils connaissaient et qu’ils comprenaient.
Cependant, l’État juif de Herzl, même s’il est plus connu que les autres, ne serait resté qu’un tract sioniste de plus si son auteur s’était contenté de mots. En réalité, bien au-delà de son inclination littéraire, Herzl était fondamentalement un homme d’action, et de grande action. Il était l’adulte qui, enfant, avait voulu construire le canal de Panama. L’État juif qu’il imaginait ne se bornait pas à être un sujet de discussion, mais l’objet d’une action qui devait être entreprise par des hommes, et avant tout par lui-même. Quand l’idée se fit jour dans son esprit, elle dépassa immédiatement le projet d’un roman ou d’un pamphlet, et la première réaction de Herzl fut de s’exclamer : « Combien d’échanges de lettres, de réunions, d’activités diverses il me faudra assumer, combien de désillusions si j’échoue, combien de sombres batailles si je réussis ! ».
Personne, mieux que Herzl lui-même, ne pouvait prévoir la vie épuisante qui serait désormais la sienne. À bord d’un compartiment de l’Orient Express, alors qu’il était en route pour présenter son projet au Grand-Duc de Baden – le premier d’une longue liste de princes, de sultans, d’empereurs et d’hommes d’État qu’il avait l’intention de rallier à son projet d’État juif – voici ce qu’il confia à son journal qui ne le quittait pas : « Si j’ai eu assez de mal à garder la trace des événements quand cette affaire juive a commencé, je me demande comment ce sera à l’avenir quand nous passerons du rêve à la réalité ! Car il est certain, à présent, que chaque jour va apporter son lot d’expériences intéressantes, même si je ne vois jamais la fondation de l’État. ».
Ces mots furent écrits en avril 1896 et, quelques semaines plus tard, Herzl était en route pour Constantinople, espérant rallier à sa cause le sultan Abdul Hamid, suzerain de la Palestine.

En même temps, il avait une bonne douzaine d’autres fers au feu. Max Nordau, le baron de Rothschild, de récents contacts en Angleterre, les sociétés désuètes des Amants de Sion qui préféraient la colonisation progressive de la Terre Sainte et ne comprenaient rien à l’action politique, les jeunes sionistes impatients et prêts à en découdre, les Arméniens en Angleterre, les Hassidim en Galicie, le Premier ministre Salisbury, le nonce apostolique Agliardi, tous furent l’objet d’attentions de la part de Herzl qui espérait leur aide pour acquérir la Palestine. Ces multiples activités n’avaient qu’un seul et unique but : « Concentrer toutes nos forces sur une acquisition, validée internationalement, de la Palestine. Pour y parvenir, nous réclamons des négociations diplomatiques, que j’ai déjà amorcées, et une publicité à grande échelle. ».
Herzl concentra une grande partie de ses efforts à essayer de gagner à sa cause les grands banquiers français et anglais. Mais, quand les Rothschild, les Montague et leurs pareils se montrèrent tièdes, voire carrément froids envers tout ce qui pouvait être associé, même de loin, à une reconnaissance politique du peuple juif, il résolut de s’adresser directement aux masses et, ce qui était encore plus original, de les organiser en vue d’une action politique. Rien de tel n’avait jamais été entrepris chez les Juifs depuis l’Antiquité.

S’adjoindre le plus grand nombre

L’outil qui permettrait l’action politique et financière qu’Herzl avait en vue devrait être une organisation sioniste mondiale, inaugurée par un congrès, ce qui en soi était une expérience inédite et inconnue dans la vie juive. L’idée était raisonnable et bien fondée, mais le chemin du projet à sa réalisation – le congrès qui finit par se réunir à Bâle –fut long, complexe et ardu. Tout autre que Herzl, – qui était la ténacité même – aurait fini par perdre espoir.
Pendant la longue année de travail préparatoire, Herzl travailla d’arrache-pied en vue d’objectifs multiples, mais complémentaires. En s’attirant l’intérêt du tsar, il s’attira celui de Ferdinand de Bulgarie. Il envoya de l’aide médicale aux Turcs qui faisaient la guerre aux Grecs. Il fit une tentative auprès du roi Milan de Serbie et obtint l’oreille du cardinal Rampolla et du Pape. Il livra des bataille sans fin à ses employeurs de la Neue Freie Presse. Ceux-ci entrèrent d’ailleurs dans une grande colère lorsque Herzl fonda un hebdomadaire sioniste, Die Welt, et leur colère fut encore plus loin de s’éteindre quand ils apprirent que nombre des collaborateurs phares de Die Welt étaient des membres de leur propre rédaction.
Herzl subissait des attaques de tous côtés, et son humeur s’en ressentait souvent : « Il faut avoir des nerfs d’acier », écrivait-il. Un peu plus tard, lorsqu’il apprit qu’il était victime d’une campagne de diffamation orchestrée par des Juifs nantis, il confessa qu’il commençait « à avoir le droit d’être le pire antisémite du monde. Je pense souvent à la prédiction de Levysohn : ‘Ceux que vous voulez aider commenceront par vous clouer impitoyablement sur la croix’ ». Et pourtant, le mouvement continua à prendre de l’ampleur. En janvier 1897, Herzl écrivit : « Je reçois des visiteurs de tous les coins du monde. Maintenant, le chemin entre la Palestine et Paris passe par chez moi. Ces dernières semaines, j’ai rencontré quelques personnalités fort intéressantes… À chacune d’elles, j’ai donné des instructions… Si je ne me trompe, le sionisme gagne petit à petit l’estime d’hommes ordinaires dans de nombreux pays. On commence à nous prendre au sérieux. »

Le Premier Congrès sioniste

Le Premier Congrès sioniste eut lieu à Bâle du 29 au 31 août 1897. Il se réunit au Stadt Casino, une salle de danse et de concert sur le Steinenberg, à côté du Musée Historique. En plus d’une grande foule de spectateurs, 197 « délégués » y participèrent, originaires de quinze pays : Russie, Allemagne, Empire austro-hongrois, Roumanie, Bulgarie, Hollande, Belgique, France, Suisse, Suède, Angleterre, États-Unis, Algérie et Palestine. Ils représentaient aussi bien les anciennes sociétés des Amants de Sion que des groupes politiques sionistes apparus plus récemment, et parfois ils ne représentaient qu’eux-mêmes. Ils venaient de toutes les couches de la société et incarnaient toutes les nuances de la pensée de l’époque, des Juifs orthodoxes, libéraux, athées, culturalistes, nationalistes, anarchistes, socialistes, et capitalistes. Voici ce que rapporta Jacob de Haas à l’époque : « Ce n’était pas un simple rassemblement de praticiens, ni une simple assemblée de rêveurs ; l’ambiance était celle d’une réunion de frères se retrouvant après la longue Diaspora ».

Premier Congrès sioniste à Bâle/1897

Le bureau du Congrès dans la Freie Strasse vit pleuvoir des salutations, des félicitations, des adhésions et environ six mille signatures d’organisations ou de particuliers, de même que 550 télégrammes. À l’instigation de Herzl, des pétitions avaient circulé, qui recueillirent, de la seule Roumanie, cinquante mille signatures, dix mille de Galicie. Les signataires déclaraient qu’ils étaient prêts à émigrer et enjoignaient au Congrès de créer les conditions politiques et économiques qui permettraient un retour à Sion.
Ce sont presque les premiers mots de Herzl dans son discours d’ouverture qui définirent les objectifs de la réunion : « Nous entendons poser la première pierre de la maison qui abritera la nation juive. » La formule fut précisée dans le programme de Bâle (esquissé en grande partie par Nordau) qui devint la plateforme officielle du mouvement sioniste : « Le Sionisme veut obtenir pour le peuple juif une patrie publiquement et légalement reconnue en Palestine ». Une autre phrase mémorable du discours d’ouverture de Herzl – « Le sionisme est un retour vers un foyer juif bien avant d’être un retour vers une terre juive » – fut reprise dans la plateforme officielle, en termes moins abstraits, comme l’une des méthodes grâce à laquelle le sionisme parviendrait à son but, à savoir « en renforçant le sentiment national juif et la conscience nationale ».
En plus de son programme, le Congrès traça les grandes lignes d’une constitution pour la toute nouvelle Organisation Sioniste Mondiale, et recommanda que soient créés une banque et un fonds national, ce dernier destiné spécifiquement à acquérir des terres en Palestine.
Il régnait sur tout le Congrès une ambiance exaltée qui transforma ce rendez-vous en une expérience inoubliable. Les délégués et les spectateurs se souvinrent longtemps de l’impression que leur fit Herzl : ils voyaient, pour la première fois, une personnalité se transformer déjà en légende.
« Un grand aigle a étendu ses ailes et fendu l’air autour de lui » se souvint Joseph Klausner, l’éminent historien, présent au Congrès alors qu’il était encore étudiant à l’université. Dans les souvenirs de Martin Buber, le visage de Herzl « semblait illuminé d’un éclat messianique ». Plus simplement, Mordechai Braude se souvient de Herzl montant vers la tribune du premier Congrès : « Soudain, une force magnétique était apparue, et nous étions fascinés par sa stature extraordinaire, ses gestes, sa manière de parler, sa vision et par le feu qui l’animait».
Israël Zangwill, qui était venu avec l’intention de persifler, resta pour applaudir et prier. « Une figure orientale majestueuse, moins grande qu’il ne semble lorsqu’il se lève pour toiser l’assemblée d’un regard à la fois menaçant et étincelant – on dirait un de ces rois assyriens dont la tête en bas-relief orne nos musées : il a tout simplement le profil de Tiglath-Phalazar… Au milieu d’un congrès de rhétoriciens passionnés, il reste calme et modéré ; il a la voix plutôt basse. Et lorsqu’il laisse libre cours à ses émotions, le ton reste froid, presque dur… Et pourtant, sous-jacent à tout ce discours d’homme d’État, derrière lequel perce la sécheresse du juriste, on devine le poète romantique, le flou calculé de l’évolutionniste moderne, la fantaisie du Hongrois, la théâtralité étudiée de l’homme de lettres, le cœur du Juif ».

Symbole du Congrès Sioniste

Quant à Herzl, lui aussi, il dit du Congrès qu’il avait été « grandiose ». Mais, s’il avoua qu’il avait « l’impression d’avoir joué à trente-deux jeux d’échecs à la fois », il était certain de l’issue. « Si je devais résumer le Congrès en un mot – ce que je me garderai bien de faire en public – je dirais ceci : à Bâle, j’ai fondé l’État juif. Si je disais cela tout haut aujourd’hui, le monde entier éclaterait de rire. Dans cinq ans peut-être, dans cinquante ans à coup sûr, tout le monde comprendra. » Il coucha ces mots dans son journal le 3 septembre, pratiquement cinquante ans, à un mois près, avant la décision des Nations Unies, en 1947, de reconnaître l’État d’Israël.

L’édification de l’Organisation Sioniste

Pendant ce temps-là, la révolution sioniste – des actions, non des pamphlets, des buts politiques, non philanthropiques – traçait profondément son sillon dans l’imagination populaire juive. Le Congrès et une organisation mondiale, tous deux issus de l’esprit de Herzl et de son énergie sans bornes, étaient pensés comme des outils qui permettraient de créer un État juif, mais leur effet psychologique fut plus immédiat. Comme il se doit, seule une petite minorité de Juifs adhérèrent officiellement à l’organisation. Mais c’était une majorité, voire une grande majorité, qui était enthousiasmée par la cause de Herzl, une cause qui défendait la solidarité et la responsabilité mutuelle de tous les Juifs. Grâce à l’esprit des institutions sionistes, qui n’étaient au départ qu’une addition d’individus et de communautés, il put les rassembler et en faire une communauté cohérente et articulée. Herzl restaura la confiance qu’elles avaient en elles-mêmes et le respect qu’elles se devaient. Comme il l’avait annoncé au baron de Hirsch, il leur donna un drapeau – « et avec un drapeau, on peut emmener un peuple là où on veut, même vers la Terre Promise ».
Il y avait naturellement un urgent besoin d’argent, afin d’inspirer la confiance des cercles gouvernementaux, d’obtenir de la Turquie qu’elle cède des terres et, une fois celles-ci acquises, de creuser les fondations d’une colonisation à grande échelle. Mais les fonds s’avérèrent difficiles à rassembler. Comme le déclara à Herzl un vieux banquier de ses amis, « On ne prête qu’aux riches ». À Vienne, lors d’une réunion préliminaire destinée à jeter les bases du deuxième Congrès, Herzl insista pour qu’on mette en place une campagne de collecte destinée aux particuliers, en vue de la création de la Banque Sioniste. « À présent, nous sommes comme les soldats de la Révolution française, qui furent obligés de se rendre sur le champ de bataille sans bas ni souliers ».
Le deuxième Congrès sioniste se tint également à Bâle, du 18 au 30 août 1898. Dans son journal, Herzl note qu’il n’a pas eu le temps de s’attarder sur l’humeur des uns et des autres, que « tout n’était qu’action ». Parmi les décisions qu’il prit, le Congrès créa la banque souhaitée par Herzl – le Jewish Colonial Trust – mais lui laissa le soin de transformer cette résolution parlementaire en réalité. Du côté diplomatique, un message de salutations au Sultan ne reçut en retour qu’un simple accusé de réception télégraphique « sur lequel, confia Herzl, je n’avais jamais compté ». Mais, en attendant, d’autres perspectives prometteuses s’annonçaient.

Les négociations avec le Kaiser Guillaume II

Une fois le Congrès terminé, Herzl se rendit immédiatement sur l’île de Mainau, sur le lac de Constance, où il eut une longue conversation, très enrichissante, avec le Grand-Duc de Baden – « une conversation véritablement extraordinaire et, qui plus est, d’un très haut niveau politique ». Il apprit que le Grand-Duc avait soumis à l’empereur d’Allemagne un rapport complet sur le mouvement sioniste, et qu’« à son tour, le Kaiser avait demandé au Comte Eulenberg de se pencher sur le sujet et de faire un rapport ». En outre, le gouvernement allemand, par l’intermédiaire de ses ambassadeurs à Constantinople, s’était assuré que le Sultan examinerait la cause sioniste « d’un œil bienveillant ». Comme le Kaiser devait en octobre faire son fameux voyage à Constantinople et en Terre Sainte – visite dont les raisons étaient à la fois politiques et religieuses –, Herzl s’arrangea pour obtenir un rendez-vous avec lui dans ces deux lieux.
Le 18 octobre 1898, lors de son premier entretien avec Guillaume II, Herzl sentit que son attention était un peu distraite quand le sujet fut abordé – « car je ne pus m’empêcher de remarquer l’effet qu’avaient eu mes trois années de travail sur l’obscur mot de sionisme, devenu à présent un terme courant, et que l’empereur d’Allemagne employait tout naturellement ». Quand, moins de six ans plus tard, la mort coupa court aux négociations pionnières que Herzl menait dans les ministères des Affaires Étrangères et dans les antichambres royales d’Europe, le sionisme était devenu non seulement un terme courant dans les conversations mondiales, mais aussi un point à l’ordre du jour des grands de ce monde. Mais ce jour-là, et ce jour-là seulement, le Kaiser avait pratiquement fait la promesse d’inciter vivement le Sultan à créer un protectorat allemand qui abriterait un territoire juif autonome en Terre Sainte.
Le voyage de Guillaume II en Palestine commença par un pèlerinage religieux dont l’événement central était l’inauguration de l’Église du Rédempteur, construite par les Allemands à Jérusalem ; mais il se transforma rapidement en un voyage à caractère politique. Il s’intégrait dans la stratégie voulue par l’Allemagne pour pénétrer le Moyen-Orient, via une proposition de construction d’un chemin de fer Berlin-Bagdad et d’autres concessions du même ordre. Par conséquent, au vu de ce qui se passait, Herzl avait toutes les raisons de croire le Grand-Duc et Philipp zu Eulenburg, ami intime du Kaiser, quand ils disaient que l’établissement d’une grande colonie juive en Palestine sous la protection de l’Allemagne concordait avec les intérêts et les ambitions germaniques, et de croire aussi que les promesses du Kaiser étaient sérieuses.

Visite de l’Empereur Guillaume II à Jérusalem / 1898.

En 1898, la Palestine était un pays peu habité. Seuls 8% de son sol étaient cultivés. Et sa population n’excédait probablement pas 500 000 habitants. Les « colonies » rurales juives étaient au nombre de dix-huit, toutes créées moins de vingt ans auparavant, et seules trois ou quatre d’entre elles étaient suffisamment grandes pour qu’on puisse parler de villages. En tout, à peine 4500 Juifs vivaient sur ces terres. En outre, aucune de ces colonies n’avait d’existence légale ; le seul moyen d’obtenir la permission de résider en Palestine, d’acheter de la terre ou de construire était de distribuer des pots de vin, ou d’enfreindre la loi. Environ 45 000 Juifs vivaient dans les villes, essentiellement à Jérusalem et à Jaffa, et leur existence misérable dépendait, pour la plupart d’entre eux, des aumônes collectées par les institutions religieuses du monde entier.
Parmi les colonies que Herzl visita, Rishon LeZion, fondée en 1882, devait son existence et son administration, comme la plupart des autres, au baron de Rothschild. Fondée en 1890, Rehovot était un des rares villages juifs qui subvenait à ses propres besoins sans l’aide de bienfaiteurs, d’administrateurs ou de subsides extérieurs. En 1870, l’Alliance Israélite Universelle avait créé Mikveh Israël, une école d’agriculture d’où sortait petit à petit une génération d’agriculteurs ayant une solide formation.
Mais de sa seconde entrevue avec le Kaiser à Jérusalem, Herzl revint dubitatif : « Il n’a dit ni oui, ni non ». Et dans les mois qui suivirent son retour de Palestine, Herzl finit par comprendre que le Kaiser avait discrètement quitté la scène.

Une quête sans fin

Herzl rencontra de nombreuses difficultés et des retards interminables lorsqu’il procéda à la fondation de la société qui devait acquérir les terres et à la création de la banque, le Jewish Colonial Trust. Sans l’appui d’un capital, des concessions étaient impossibles au niveau politique et sans concessions, au niveau politique, personne ne risquait de capital. « Nous vivons des jours très sombres », écrivit Herzl le 11 février. « Le rythme du mouvement se ralentit. Les slogans s’émoussent. Les idées servent de support à des exhortations, mais les exhortations perdent de leur force ».
Le Jewish Colonial Trust, bien que déjà créé, ne pouvait être opérationnel avant de posséder un capital réel de 250 000 livres, somme qu’il ne parvint pas à réunir avant 1901. Pendant ce temps, le sort des Juifs russes empirait et, en Roumanie, une vague de persécutions forçait des milliers de Juifs à une émigration précipitée et chaotique. Le moral des Juifs d’Europe de l’Est, ainsi que l’instrument financier sioniste qui aurait pu leur apporter un soulagement, avaient désespérément besoin d’un signe qui leur donnerait l’espoir d’une concession en Palestine, ce qui renforçait Herzl dans ses efforts pour essayer de se gagner le Sultan. Plusieurs tentatives d’approche par l’intermédiaire de la Grande-Bretagne et de la Russie n’avaient jusqu’à présent pas abouti : Lord Salisbury, alors Premier Ministre d’Angleterre, restait tout aussi inaccessible que le tsar. Les négociations dans lesquelles l’Allemagne était engagée avec la Turquie ne laissaient manifestement aucune place au sionisme. Quant aux sous-fifres du Sultan, dont Herzl s’était assuré la sympathie à grand frais, ils ne faisaient strictement rien.
Herzl parvint enfin à rencontrer le Sultan en 1901, et on lui accorda des concessions pour des exploitations minières, pour l’instauration d’une banque favorable au gouvernement turc, ainsi que pour la création d’une compagnie foncière qui permettrait l’installation d’immigrants juifs – mais, et cela était clairement stipulé, pas en Palestine. Il eut bientôt la preuve irrécusable que tout ce dispositif n’avait été qu’une mise en scène destinée à lui faire jouer un rôle de compétiteur contre un cartel politique et financier français dirigé par le ministre français des finances, qui, lui-même, rencontra un échec, moins cuisant néanmoins que celui de Herzl.
Pendant ce temps-là, Herzl s’était efforcé, en vain, à Paris et à Londres, de trouver un appui financier pour les concessions. À cette fin, et aussi pour s’assurer des soutiens politiques, il chercha, sans rencontrer aucun succès, des contacts avec les Pereire, les Rothschild, Carnegie, Cecil Rhodes, Sir Thomas Lipton, Edouard VII, le président Theodore Roosevelt et, naturellement, le tsar. Max Nordau ainsi que d’autres parmi les plus fidèles de ses compagnons lui reprochèrent le côté désordonné et peu précis de ses entreprises, et il confia aux pages de son journal l’opinion qu’il avait de lui-même : « Une fois que l’֤État juif existera, tout cela, bien sûr, semblera dérisoire. Il se peut qu’un historien honnête découvre qu’après tout, ce n’était pas si mal pour un journaliste juif sans le sou, à une époque où sévissait un antisémitisme effroyable et où le moral du peuple juif était au plus bas, d’avoir transformé un chiffon en drapeau, et une foule avilie en une nation qui, la tête haute, se ralliait à ce drapeau ».
Le milieu de l’année 1902 vit s’ouvrir de nouvelles perspectives et de nouvelles entreprises. Inquiet de l’afflux de réfugiés juifs venus de Russie et de Roumanie, et de la menace supposée qu’il représentait pour le niveau de vie des ouvriers anglais, le gouvernement britannique et son Premier Ministre Arthur James Balfour nommèrent une commission royale chargée d’examiner la question de l’immigration des étrangers. La fameuse tradition d’asile inconditionnel qui avait fait l’orgueil de la Grande Bretagne était sur le point de céder la place à une exigence populaire d’immigration contrôlée. Les compagnons de Herzl convainquirent la Commission Royale d’inviter ce dernier en tant que témoin expert au cours des sessions – malgré la vive opposition de Lord Rothschild pour qui Herzl n’était qu’un démagogue, et qui avait toujours refusé de le rencontrer ou de répondre à ses courriers.
Entre temps, le roman de Herzl Altneuland (Pays ancien-nouveau) avait été publié. Avec pour devise « Si vous le voulez, ce ne sera pas un rêve », le roman décrivait la vie, vingt années plus tard, dans un État juif florissant, en Palestine. Herzl envoya son ouvrage au Kaiser, à Eulenburg, à Bülow, à Rothschild et à d’autres personnalités importantes. Ce qu’en gros Herzl pensait de son livre se trouve dans la note dont il accompagna l’exemplaire qu’il fit parvenir au Grand-Duc de Baden : « Cette histoire, je la raconte autour d’un feu de camp pour soutenir le moral de mon pauvre peuple tandis qu’il est en marche. Tenir bon, c’est tout ce qui compte ».

Couverture d’ Altneuland

À Londres, lors des préparatifs de son témoignage devant la Commission Royale, Herzl put déjeuner avec Rothschild et obtenir de lui quelques reconnaissances personnelles flatteuses, de vagues assurances, et pas grand-chose de plus. Mais il se débrouilla mieux avec le gouvernement britannique. Au grand étonnement de Rothschild, et grâce à d’autres amis anglais, il persuada Joseph Chamberlain, figure la plus célèbre et la plus influente du Cabinet britannique, d’apporter son soutien à une colonie juive importante, située dans la région d’El Arish, au sud de la Palestine. L’année suivante, constatant l’échec de l’entreprise – dû manifestement au fait que le gouvernement égyptien avait refusé de fournir de l’eau du Nil –, Chamberlain obtint du gouvernement britannique qu’il donne un large territoire en Ouganda, avec une clause qui prévoyait un gouvernement local autonome qui reconnaîtrait l’existence politique du peuple juif.

La Russie et le Congrès « Ouganda »

Cette année-là, en 1903, un événement atroce qui horrifia le monde entier eut lieu en Russie. Au début de la semaine sainte, le pogrom de Kichinev répandit le meurtre, le pillage et le viol parmi une population juive passive et sans défense, tandis que les forces de police assistaient aux événements les bras croisés : le problème juif apparaissait maintenant sous un jour sinistre, et une solution rapide et radicale s’imposait.

Cérémonie de « funérailles » de rouleaux de Torah profanés durant les pogroms de Kichinev./1903

Herzl redoubla d’efforts dans toutes les directions. Il essaya de créer des « coalitions » – avec le Portugal pour des territoires au Mozambique, avec la Belgique pour des terres au Congo, et avec l’Italie pour des lotissements à Tripoli. Il réactiva ses contacts à Constantinople.
Il se tourna aussi vers l’ennemi par excellence, la Russie elle-même, et cela pour de nombreuses raisons impérieuses. Le projet qu’il caressait depuis longtemps de convaincre la Russie d’exercer son influence sur la Turquie semblait plus opportun et plus réalisable que jamais, à présent que le gouvernement tsariste se tenait sur la défensive, confronté à l’opprobre de l’opinion mondiale. Si la Russie ne faisait rien pour mettre un terme à la persécution des Juifs chez elle, on pouvait imaginer qu’elle serait prête à apaiser l’indignation de l’humanité outragée en mettant à la disposition des Juifs un abri à l’étranger, c’est-à-dire en Palestine. En outre, des menaces d’interdiction à l’encontre du mouvement sioniste russe se profilaient, et ses compagnons en Russie pressaient Herzl de les aider.
Après quelques efforts vains pour entrer en relation avec le tsar et d’autres sommités influentes, Herzl finit par obtenir une audience avec Viatcheslav Plehve, ministre de l’Intérieur, par conséquent comptable et aussi, disait-on partout, commanditaire du massacre de Kichinev. Herzl décida d’ignorer les informations sur Plehve et sur la Russie. Il n’entendait pas agir en tant qu’historien, moraliste ou tribun criant au scandale. Homme d’État, il estimait qu’il était de son devoir de trouver une solution au problème juif en négociant avec quiconque pourrait contribuer à cette solution. Il était convaincu que ce qui s’était passé à Kichinev ne pouvait rester sans réponse.
« Hélas, que n’ai-je vu à Vilna ! », ne cessait-il de répéter après son voyage en Russie. Ce cri n’était pas qu’une réaction à une expérience personnelle, c’était le cri d’une tragédie russe qui affligeait le peuple juif tout entier et éveillait la conscience de tous les hommes civilisés de par le monde. Et c’est ce cri qui donna une valeur particulière, bien qu’illusoire, à la lettre qu’il reçut de Plehve – lettre lui assurant l’appui russe pour la Palestine, que Herzl apporterait au Congrès sioniste qui se tiendrait du 22 au 28 août. La tragédie russe provoqua aussi une réaction immédiate et poignante de la Grande-Bretagne qui offrit généreusement de créer un État juif en Ouganda. Mais il s’avéra que ce n’était pas du tout en Ouganda, mais dans une région à l’est des falaises de Mau, dans ce qui est à présent le Kenya.
L’offre britannique provoqua des débats et des manifestations qui firent du Sixième Congrès une date marquante dans l’histoire du sionisme. D’emblée, Herzl pointa avec insistance le fait que le projet en l’Afrique de l’Est n’était pas celui de Sion : « Ce n’est qu’une colonisation secondaire mais, remarquez bien, sur des bases nationales et d’État ». La Palestine, déclara-t-il, restait l’objectif non négociable. On décida, par un vote de cinq contre trois, qu’une enquête devait être diligentée. Tous ceux qui avaient voté contre quittèrent la salle du Congrès. Pour eux, le simple fait d’envisager une installation en Afrique de l’Est signifiait qu’on abandonnait Sion. Ils se réunirent dans une autre pièce, discutèrent, fulminèrent et se lamentèrent, certains, assis à même le sol, sanglotant comme les endeuillés.
Herzl les rejoignit, les implora, les rassura. Mais il leur adressa également des reproches : les Congrès, qui avaient montré de l’empathie, versé des larmes et fait des promesses, ne lui fournissaient ni les fonds, ni aucun soutien politique organisé qui permettraient de faire avancer le programme de Bâle, sur lequel s’appuyait le mouvement et auquel tous restaient fidèles. Les dissidents finirent par être convaincus de regagner les sessions, mais ils ne revinrent pas sur leur vote.
Tout cela se prolongea durant des mois par des réunions de dissidents en Russie et en Autriche, de tristes scènes de protestations, des menaces, de la révolte, et des négociations. En décembre, lors d’un bal sioniste à Paris, un sioniste russe, devenu à moitié fou, tira un coup de revolver sur Nordau. Et une terrible ironie entacha toute cette affaire quand, à la fin de l’année, il devint évident qu’on ne trouverait en Afrique de l’Est aucun territoire qui convienne.
Herzl était la seule véritable victime. Bien que l’ensemble des sionistes, aussi bien en Russie qu’ailleurs, n’aient jamais failli dans le soutien qu’ils lui apportaient, ces six mois de tensions et de conflits avaient épuisé ses forces et hâtèrent sa fin prématurée. Des années auparavant, Herzl avait écrit à propos d’une pièce de Björnson : « Pourquoi sont-ce les meilleurs qui tombent ? Parce que, s’ils sont les meilleurs, c’est qu’ils vont au-delà de leurs forces ».

Les derniers jours

Peu après la mi-janvier 1904, Herzl se mit en route pour l’Italie, avec Venise pour première étape. En à peine quelques jours, il rencontra et essaya de gagner à sa cause les personnalités importantes du Vatican et des gouvernements italiens. On peut raisonnablement affirmer que l’humeur optimiste qui était la sienne pendant le voyage, et les traces lumineuses qu’elle laissa dans son journal, étaient dues, non seulement aux charmes de l’Italie, mais aussi au répit que lui accordaient les dirigeants sionistes russes avec lesquels il avait bataillé pendant tous les mois qui avaient précédé. Cependant, il devint bientôt très clair que l’Italie, tout comme la Russie et l’Allemagne, avait rejoint la liste des grandes puissances qui avaient montré de la bonne volonté au départ, mais, à la fin, ne faisaient rien.
Herzl ne cessa de négocier, d’écrire des lettres, et même d’essayer de convaincre des hommes d’État et des banquiers, comme le ministre autrichien des affaires étrangères, Jacob Schiff, et d’autres encore. Mais son état de santé empirait rapidement. Il retourna chez lui, puis, le 2 juin 1904, se rendit à Edlach, près du col de Semmering. Derrière son bureau traînait une feuille de papier sur laquelle il avait écrit, en anglais : « In the midst of life there is death » (Au sein de la vie, il y a la mort).
Le 1er juillet, son cœur se mit à battre irrégulièrement, sa respiration était difficile et douloureuse, et une bronchite se déclara, provoquant de violentes quintes de toux qui lui faisaient cracher du sang. À un ami, qui avait fait le voyage pour être à son chevet, il déclara : « Saluez-les pour moi, et dites-leur que j’ai donné mon sang pour mon peuple ».
Pendant des accès de semi-délire, il présidait à nouveau le Congrès qu’il avait institué, frappant son couvre-lit d’un marteau imaginaire en criant : « Ad loca ! Ad loca ! ». À un autre moment, il mettait en acte sa vision d’une Palestine retrouvée : « Il faut acheter ces trois lopins de terre. L’avez-vous noté ? Ces trois lopins de terre ! ».
Le poumon gauche fut atteint de pneumonie. On fit venir sa mère et ses enfants. Peu après leur arrivée, dans l’après-midi du 3 juillet 1904, Herzl rendit l’âme, à quarante-quatre ans et deux mois.

Funérailles de Herzl à Vienne/1904

Dans son testament il demandait que son corps fût inhumé à Vienne, à côté de son père, « pour y rester jusqu’à ce que le peuple juif emporte mes restes en Palestine ». Le 16 août 1949, un avion porta le cercueil de Herzl jusqu’à l’État d’Israël et, le lendemain, il fut enterré face à Jérusalem, côté ouest, sur un promontoire auquel fut donné, en son honneur, le nom de Mont Herzl.

L’homme et sa légende

L’état des affaires du monde n’avait pas permis à Herzl de parvenir à son but de son vivant. Ses héritiers, œuvrant sous de meilleurs auspices, menèrent la tâche à bien. Mais, bien que leurs compétences indiscutables aient mérité des éloges, ils étaient en réalité comme les architectes qui n’avaient fait que mettre la dernière main à la fameuse église conçue par Michel-Ange.
Les hommes que Herzl avait réussi à attirer au sein du corps exécutif du mouvement sioniste – certains si jeunes qu’ils restèrent presque toute leur vie membres des Amants de Sion – avaient appris de lui le savoir-faire de l’homme d’État, sans lequel Sion aurait été à tout jamais condamnée à ne rester qu’une idée, une croyance, un objet hors d’atteinte. Et surtout, ils apprirent de lui le pouvoir que conférait ce savoir-faire, et la confiance en eux que celui-ci pouvait leur apporter.
Chaïm Weizmann, premier dirigeant pressenti parmi les successeurs de Herzl, critique coutumier de la politique de ce dernier, et premier président de l’État d’Israël, déclarait : « Avant tout, il a appris à chacun d’entre nous l’organisation et la politique de façon magistrale… C’était un vrai bonheur de l’écouter enseigner et énoncer ses principes ».
Herzl ne s’était pas borné à dispenser au jeune Weizmann et aux autres dirigeants sionistes des préceptes et des leçons. Il leur avait ouvert le chemin vers le succès ; c’est littéralement sur ses traces qu’ils entrèrent au Quai d’Orsay, au Quirinal et au 10, Downing Street.
C’est le même Balfour – qui, alors Ministre des affaires étrangères, signa en 1917 la célèbre Déclaration – qui occupait le poste de Premier Ministre en 1903, quand Herzl obtint l’offre britannique de territoires en Afrique de l’Est. Cette offre était rédigée dans des termes qui, pour citer Weizmann, restauraient « l’identité et la personnalité du peuple juif. » Balfour, lorsqu’il rencontra pour la première fois Weizmann en 1906, plaidait encore en faveur du projet en l’Afrique de l’Est. Lloyd George, à la tête du cabinet qui signerait plus tard la Déclaration Balfour, avait auparavant tracé pour Herzl les grandes lignes d’une charte établissant un régime quasi-autonome en Afrique de l’Est et, en 1904, il avait défendu le point de vue sioniste lors du débat parlementaire concernant le projet. Lord Cromer, Sir Edward Grey et Lord Milner, qui tous, en 1917, apporteraient leur soutien à Weizmann pour obtenir la Déclaration, avaient adopté des positions politiques en faveur du sionisme sous l’influence de Herzl et de ses collaborateurs lors des négociations sur El Arish et sur l’Afrique de l’Est. Cela fut confirmé par une déclaration enthousiaste de Weizmann en 1923 : « Nos négociations avec le gouvernement britannique ont été simples, comparées à celles, intenses, déchirantes, épuisantes et interminables qui avaient été conduites par Herzl ». Le travail de Weizmann fut loin d’être facile, mais, grâce à Herzl, il était devenu plus simple.

Billet israélien à l’effigie de Herzl

Sous la houlette de Herzl, les habitants du ghetto, privés de droits, ainsi que les Juifs occidentaux engourdis, en particulier les jeunes, s’ébranlèrent sur le chemin vers une nation digne de ce nom, consciente de sa destinée. Dans le sillage de ce mouvement, une littérature nouvelle, un nouvel art, une renaissance de la langue hébraïque furent invigorés et stimulés. Herzl utilisa un jour une comparaison simple pour décrire son action : « Je suis un honnête tonnelier, et je sais comment faire un baril à partir de planches différentes… Notre passé et notre futur communs seront les liens qui feront tenir le baril, que j’emplirai de nos idéaux nationaux de droit et de justice ».
Une grande énergie et un génie de l’organisation expliquent pour une grande part les succès de Herzl. Il était connu pour se réveiller à l’aube, pour « comme d’habitude, planifier tout à l’avance », et pour avoir achevé, à la fin de la journée, ce qu’il avait prévu de faire.
Mais ce n’est pas là seulement que résidait son secret. L’entrée de Herzl sur la scène frappa ses contemporains car il dégageait un nouvel esprit, étrange et indéfinissable. Il y avait dans son regard profond, vif et magnétique, dans son profil impérial, dans sa stature et sa posture quelque chose comme un croisement entre le prophète hébreu et le monarque assyrien, à côté duquel les Hirsch, les Rothschild, les Bülow, les Chamberlain, les Grands-Ducs et les sultans, qu’ils aient paru simplement ou avec ostentation, n’étaient que de pâles figures. Ce contraste a dû inconsciemment jouer un rôle dans l’assurance qui était la sienne. Physiquement, il s’imposait. Mais son monde n’était pas de celui où la simple apparence d’un homme vous faisait succomber. Peut-être est-ce sa nature chevaleresque qui – et cela n’est pas surprenant – le rendait mystérieux et hors du commun. Les véritables chevaliers sont rares, quelle que soit l’époque, quels que soient les hommes. Et, bien sûr, quoi qu’ait pu en dire Chaucer, aucun chevalier ne fut jamais parfait. Les défauts de Herzl – ses petites jalousies, ses soupçons infondés, son amour propre exacerbé – apparaissent au grand jour, et aujourd’hui encore, parce que, dans ses écrits, il a eu l’honnêteté de ne pas les dissimuler. En réalité, sa « légende » se répandit si rapidement et « le nuage sur lequel il flottait » s’épaissit si vite, chargé d’encens et d’adoration pieuse, qu’on est plutôt heureux et soulagé de découvrir, dans le portrait qu’il fait de lui-même dans ses journaux, un homme fait de chair et d’os avec, comme tout un chacun, ses faiblesses et ses lubies.
Pourtant, dans ces mêmes confessions, il dévoile inconsciemment son côté chevaleresque. Ce trait de caractère lui permit de surmonter avec une touche de superbe et un certain panache des obstacles qui auraient déstabilisé le plus solide des cœurs : la faillite répétée de ses compagnons de route à comprendre ce que signifiait l’art et le savoir-faire politiques, l’aveuglement des Amants de Sion qui s’opposaient à un établissement concret à Sion, la découverte que ceux qui possèdent l’argent et discourent sont tout bonnement sourds, l’impuissance des masses, la malveillance des éditeurs dont dépendait sa subsistance, les moqueries et l’indifférence de son propre entourage social et intellectuel, enfin le refus systématique, de la part de personnalités dont l’aide lui aurait été la plus indispensable, de lever le petit doigt.
L’empire de Sion guidait Herzl comme le destin gouvernait le héros grec, ou comme le fardeau de Dieu pesait sur le prophète hébreu. C’est Sion qui le fit se battre sans relâche, même lorsqu’il savait que l’adversaire aurait le dessus et, pire encore, même lorsqu’il savait que les stratégies et les hommes impliqués dans la bataille étaient parfois sordides. Herzl fut une figure tragique, non parce qu’il était un Don Quichotte qui attirait la sympathie, mais parce qu’il était un Don Quichotte qui se reconnaissait comme tel et qui, malgré tout, obéissant à l’idéal, ne baissa jamais la garde et, prématurément, creusa lui-même sa tombe.
Ce même trait chevaleresque avait conduit Herzl, à rebours de son époque, à sacrifier sa fortune et celle de sa famille au profit d’une entreprise qui ne pourrait leur rapporter que des bénéfices moraux. C’est ce trait qui imprégnait sa vision du futur État juif, le pays ancien-nouveau, une vision qui dépassait les principes sociaux vertueux ou même, lorsque Herzl les découvrit, les valeurs juives traditionnelles. Il combattit pour un État et un peuple qui deviendraient nobles, au sens pur de ce terme. Et, à l’instar de Heine, il aurait pu dire de lui-même : « Ich selber bin ein solcher Ritter von dem heil’gen GeistJe suis, moi aussi, un chevalier du Saint Esprit ».
Il aimait citer les mots qu’un pêcheur lui avait un jour adressés : « De toutes nos expériences, la plus remarquable est celle de rencontrer un homme qui ne renonce jamais ». Ces mots auraient pu figurer comme devise sur son blason, car ils embrassent parfaitement la vie de Théodore Herzl.

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