À l’ombre de leurs terreurs
par Aurélie Barjonet
Amir GUTFREUND, Les Gens indispensables ne meurent jamais, Titre original : שואה שלנו / Shoah chelanou / Notre Shoah (2000), Traduit de l’hébreu par K. Werchowski, Gallimard, 2007.
Amir Gutfreund, né bien après la guerre, en Israël, n’a pas connu la Shoah comme ses parents et grands-parents, originaires de Bochnia en Pologne. Dans un roman (intitulé en hébreu, « Notre Shoah »), il narre pourtant « sa » Shoah, jetant sur le monde des rescapés un regard enfantin, tendre, voire fantaisiste, mais dépourvu de sentimentalité.
Cette Shoah, c’est celle que recomposent imaginairement Amir, un jeune garçon – homonyme de l’auteur -, et son amie Efi, dont les parents sont eux aussi rescapés de la Shoah. Cet événement, placé au centre de leur vie d’enfants, les intrigue plus que tout : « Nous aimions les écouter, même si en notre présence (sur ordre de grand-père Yosef) ils ne s’appesantissaient pas trop sur la Shoah. Nous nous asseyions à leurs pieds, second cercle autour des buveurs de thé. Le nôtre illuminait de la candeur de l’enfance l’ombre de leurs terreurs. Lorsque grand-père Lolek ne se trouvait pas dans les parages, ils n’en finissaient pas de comparer leurs histoires, les degrés de leurs souffrances et de leurs douleurs. », p. 50-51.
Amir et Efi nourrissent une obsession pour la Shoah car elle est au cœur du comportement, des silences et des douleurs de leur entourage. L’événement est pour eux synonyme d’énigmes et d’aventures cruelles mystérieuses, comme on en trouve dans les contes. Il nimbe ceux qui l’ont traversé d’une sorte d’aura, ce qui explique que pour ces enfants la quête de vérité est associée à une « partie de chasse », p. 95.
Un quartier folklorique
Amir et Efi grandissent dans les années 1970 à Kiriat Haïm, un quartier de Haïfa peuplé de rescapés. Toutes ces personnes, désormais âgées, font office de grands-parents, selon la « loi de compression » inventée par les parents d’Amir et d’Efi. Cette loi d’adoption symbolique et réciproque permet de consolider des familles privées d’une grande partie de leurs membres, du fait de l’extermination, de trouver une famille de substitution et de renforcer le sentiment d’une communauté.
Les deux grands-pères préférés des enfants s’appellent Yosef et Lolek. Grand-père Yosef tient à préserver les enfants et interdit à son entourage de raconter au motif que « la Shoah n’[est] pas une affaire d’enfants. Un point c’est tout. », p. 89. Les enfants ne saisissent donc que des bribes qui les intriguent bien davantage que ne le feraient des récits circonstanciés et cohérents ; elles forment un savoir « kaléidoscopique » (p. 90), énigmatique donc, et qui attise la curiosité.
« Les récits s’embrouillaient, le temps ne marchait pas droit. Mais nous étions habitués, nous avions compris que le temps n’allait droit que pour ceux qui dormaient la nuit. En silence nous écoutions, puis rapiécions les histoires et les recollions de façon cohérente. Nous ne faisions pas la fine bouche, c’était si difficile de tomber sur quelqu’un qui accepte de se confier. Le kaléidoscope des souvenirs engrangeait succès et échecs. Ella Fruchter, qui nous avait éconduits, était allée se plaindre à grand-père Yosef de notre entêtement et de ce que nous avions fait à ses jardinières. Oncle Antek, dans son marcel blanc, avait souri de ses petits yeux lorsque nous lui avions demandé de nous raconter ce qui se passait à Auschwitz. Ses mains s’étaient déployées manifestant son impuissance. Comment pouvait-il nous aider ! Auschwitz ! Qui saurait jamais ! Et il nous avait offert des caramels avant de courir nous dénoncer. En revanche, Tsvi Alpert, qui venait de quitter le quartier avec une nouvelle femme, ne montra aucune réticence à s’épancher. Son père l’avait jeté en marche du train qui se rendait à Belzec. Un paysan polonais l’avait recueilli chez lui. Il avait six ans et les deux jambes cassées. », p. 90-91.
Les survivants sont tous pittoresques pour leurs yeux d’enfants fascinés. Leurs portraits sont croqués avec beaucoup d’humour, souvent noir, ainsi de grand-père Lolek qui, pour provoquer grand-père Yosef, appelle son rituel du thé « la sélection ». Si l’humour noir est certainement partagé à la fois par les rescapés et par l’auteur lui-même, la tendresse amusée avec laquelle les rescapés sont décrits est bien celle du descendant : il souligne l’avarice de celui-ci, l’accent français cultivé par celui-là, sans oublier la « distinction » dont jouissent les plus malades : « Une ordonnance était un symbole de standing, de possession, une carte de visite, un statut social. Vos médicaments vous dépeignaient. Chaque habitant du quartier savait ce qui était prescrit à son voisin. Les rares qui pouvaient se targuer d’un traitement particulier affichaient une fausse modestie du haut de leur Everest, haussant les épaules comme si de rien n’était. », p. 164.
À ces deux regards, il faut ajouter la nostalgie du narrateur se souvenant, avec une emphase – non dénuée d’ironie – de son enfance : « Dans le paradis de notre enfance, il [grand-père Yosef] était l’arbre de la connaissance comme grand-père Lolek était l’arbre de vie. Même en grandissant et jusqu’à aujourd’hui grand-père Yosef demeurait l’arbre de la connaissance. Toujours avec son pantalon tombant, ses chemises blanches des grands jours rentrées dedans. », p. 35.
Dans la galerie des personnages, il y a Hirsch le rescapé devenu fou, Yossef l’intellectuel qui a connu douze camps, Lolek l’excentrique qui n’est pas, à proprement parler, un survivant de la Shoah, mais a combattu dans l’armée polonaise, maître Perl enfin, obsédé par sa mission de justice… Tout ce petit monde se fréquente et se querelle et évite de répondre aux questions trop précises des enfants.
« Le shtetl renaît sous le ciel du Moyen-Orient » comme l’écrit Norbert Czarny. En voici un exemple : « Chez lui, grand-père Yosef était comme un esclave, mais dehors, dans le quartier, il était roi. Roi salvateur par excellence. L’homme providentiel des indigents. Les gens l’arrêtaient, qu’il fût à pied ou à vélo – qui pour un nouveau problème, qui pour un ancien, qui encore pour un déjà réglé mais qui resurgissait. Point n’était besoin de sortir de son lit pour le solliciter, grand-père Yosef se déplaçait toujours. », p. 49.
Mais il ne s’agit que d’un vestige de shtetl, ce qu’il en subsiste dans un pays complètement différent.
Le temps de la révolte
Plongés dès leur plus jeune âge dans cet univers, les deux enfants tentent constamment d’en apprendre davantage sur l’expérience de tous ces rescapés, en vain. À douze ans, Amir et Efi commencent à se rebeller : « Révolu le temps de l’enfance ! Place à la conscience ! Nous voulions savoir ce qui était arrivé à nos parents, aux proches qu’ils avaient perdus – ces belles moustaches et ces regards sérieux qui nous fixaient en noir et blanc sur les photographies. Nous voulions connaître l’histoire de grand-père Yosef. Que lui était-il arrivé ? Pourquoi avait-il visité tant de ghettos et de camps ? Comment en avait-il réchappé ? Tout ce que nous avions pu récolter était fragmenté, troué, entrecoupé de vides. Histoires discontinues, pages arrachées, un épisode ici, un autre là – mais un abîme entre chaque. Des bribes, une sorte de code en morse. – . – .. – -.. La guerre était déclarée : si vous ne nous lâchiez rien sur votre Shoah, nous irions voir ailleurs ! Et nous nous mîmes à potasser. À acquérir des connaissances. », p. 93-94.
Le sujet du livre est donc aussi le passage d’une curiosité enfantine à un apprentissage plus lucide de la mémoire de la Shoah : « Nous savions qu’il y avait quelque chose de commun, de sous-jacent, la clef de toutes ces réponses, et que l’on appelait la ‘Shoah’, même si eux, le plus souvent, disaient la ‘guerre’. La ‘Shoah’ pouvait expliquer beaucoup, mettre la vie à nu, mais la vérité vraie, et non celle que nous recevions en réponse à nos questions. C’était une ‘Shoah’ enfouie, refoulée, sans lien aucun avec celle remémorée tous les ans par les sirènes […]. », p. 73.
Multiples sont les tentatives des enfants pour mieux comprendre ce qu’ont vécu les anciens. Ainsi, Amir et Efi s’affament brièvement, convaincus d’avoir « trouvé la clef magique de la Shoah », p. 129. Puis, devenus adolescents, ils échangent des médicaments volés à une rescapée contre des informations données par un autre rescapé sur Kurt Franz, un nazi qui les obsède.
Enfin adultes, Amir et Efi ont l’âge d’entendre certaines histoires, d’autant que les rescapés se rendent compte qu’il leur faut transmettre avant de disparaître, mais : « […] les questions demeuraient. […]. Pourquoi Mme Koppel était-elle stérile ? Pourquoi oncle Ménashé de Nétanya restait-il célibataire ? », p. 204.
À la fin du livre, au bout du compte, quand les histoires des uns et des autres sont connues et que tout a été dit, la déception est au rendez-vous : « Son existence [celle de grand-père Yosef] soudain décryptée, éclaircie, jusqu’à son dernier secret – le voyage aux Caraïbes rêvé par un autre, le nom de Moshé, l’idée même du doctorat… tout cela s’étalait à présent devant nous. Il était désormais difficile de le regarder sans éprouver un certain malaise. », p. 362. Déception encore quand Amir fait le voyage en Pologne avec son père, « en quête de nos racines », p. 214 : « […] les histoires de notre enfance ne collaient pas à la réalité. », p. 249.
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Le roman fait le récit de l’acquisition d’un savoir plus objectif sur la Shoah, qui transforme les rescapés-personnages en simples êtres humains. Avec le temps, Efi se détache de cet intérêt, tandis qu’Amir persiste dans son obsession. Une fois devenu père, ce dernier se met ainsi à recueillir tous les témoignages possibles pour apprendre ce qui est arrivé à sa famille pendant la guerre.
Vers une mémoire apaisée
Celui du Maître Pearl est déterminant. Amir fréquente beaucoup cet ancien avocat devenu quincaillier et qui, en dressant la liste de tous les nazis non-jugés, rêve de les forcer à témoigner. Amir l’assiste volontiers, ce qui lui permet de compenser une mémoire culturelle acquise à l’école et sa mémoire familiale, toutes deux insuffisantes : « Il m’exposait les arcanes de la Shoah, la déroulant devant moi tel un marchand d’étoffes. Ensemble nous retissions tout ce que j’avais appris à l’école, les célébrations, les matricules qui se succédaient sur les placards noirs », p. 192. Maître Perl incarne l’objectivité historienne : l’« alignement froid des faits. Rien que les faits et les preuves. – Il faut peser chaque cas séparément, avant de les relier entre eux de façon méthodique, étape par étape, pour en tirer des conclusions. », p. 205-206. En parcourant les destins des nazis libérés ou non jugés, Amir développe toutefois un fort sentiment d’injustice : « Et encore et encore, ce sentiment accru : à quel point le monde s’était empressé de pardonner, d’adoucir la peine des condamnés à mort, et de libérer des prisonniers condamnés à perpétuité. », p. 192. Son obsession de la Shoah fait réagir son épouse, mais aussi Efi qui l’enjoint à construire « un pont. Pour traverser. Tu pourras même t’arrêter au milieu et regarder le fleuve, sans te laisser emporter. », p. 461.
Il faut que le narrateur soit confronté à deux histoires tragiques de descendants pour qu’il évolue enfin. D’abord, Amir découvre que sa femme ‘Enat descend d’un Juif fou qui a « assassiné des Juifs dans les camps », p. 454. Cette découverte le fait vaciller dans sa haine des nazis : « Et si la descendance d’Hermann Dounévitz avait donné ‘Enat, alors tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes, nous n’avions plus qu’à leur pardonner. Pardonner à tous ces petits-fils de nazis qui venaient ici planter des arbres. », p. 454.
Sa rencontre avec Hans Oderman lui permet également de réviser ses jugements tranchés. Ce jeune Allemand qui prépare un doctorat d’histoire est hébergé chez grand-père Yosef. Il révèle sa véritable histoire à la fin du livre : c’est le fils d’un orphelin né dans un Lebensborn (une de ces maternités nazies dans lesquelles il s’agissait de faire naître de “purs aryens”). Comme Amir, il n’a pas de grand-père, comme Amir, il a peur de la vérité. Cette proximité donne lieu à une forme d’épiphanie : « Je regardais Hans Oderman. Dès le premier jour où je le vis j’avais compris – il était mon double. Plus jamais je ne pourrais dire nous et eux. À chaque fois qu’une pensée m’effleurerait, je saurais qu’une autre existait aussi de l’autre côté. », p. 499.
L’abandon d’une vision manichéenne, au profit d’une vision plus complexe adoptée par les survivants eux-mêmes, et notamment par Maître Perl (p. 204), s’accompagne d’une dernière apparition symbolique. Tout le roman a été ponctué par de brèves rencontres avec le rescapé fou, Hirsch, et sa constante interrogation (« Était-ce tous des saints dans les chambres à gaz ? »). Amir se rend compte à la fin de la pertinence de ce questionnement : « C’était comme s’il me reconnaissait, comme si j’étais désormais condamné à devenir son public, à être le premier à entendre la conclusion d’une vie entière de recherche théologique qui de l’extérieur était toujours apparue comme une folie effrayante alors que dans son essence même ce n’était que pure clairvoyance. Il était là devant moi sans autre choix que de révéler avec horreur la sentence finale et définitive, la conclusion d’une vie entière : la Shoah était une chose banale. Des gens normaux l’avaient conçue et d’autres gens normaux en avaient été les victimes. Des yeux j’acquiesçai. », p. 500.
Amir abandonne donc son obsession pathologique pour la Shoah, mue par la haine et obnubilée par les détails atroces des témoignages. À la fin, il décide d’arrêter ses recherches (dans lesquelles il avait entraîné son jeune fils) et entrepose les fiches héritées de maître Perl dans une boîte hermétique, faisant ainsi le choix du présent et de sa propre famille. Cette fin pourrait correspondre à l’état d’esprit des « héritiers » israéliens de la troisième génération, tel que le décrit la sociologue Dominique Frischer : une certaine saturation de la mémoire de la Shoah par excès de commémoration (p. 494) et une volonté à ne pas faire de la Shoah « la pierre angulaire de leur identité », p. 626.
La fiction et la réalité
Le romancier a placé à la fin de son roman un épilogue dans lequel il démêle le vrai du faux, si tant est que cela soit possible. Il détaille les filiations réelles et la redistribution des histoires : il a donné le nom de victimes de la Shoah issues de sa propre famille à des personnages du livre, fait revivre des victimes dont il a entendu parler par son père, et « réinventé » son véritable grand-père : « Grand-père Yosef, quant à lui, n’a jamais existé. En réalité mon véritable grand-père n’était autre que grand-père Shalom dont les tortures de la Gestapo avaient ruiné le corps. C’est seulement lorsque je suis devenu adulte que j’ai entendu des histoires sur lui avant qu’il ne sombre dans la maladie, et j’ai réinventé son personnage à mille lieues de celui que je connaissais. », p. 502.
Il y dévoile aussi ses stratégies : Maître Perl a existé mais il a été assassiné à Belzec : « J’ai fait revivre maître Perl afin qu’il lève un peu le voile sur cette période. Les noms, citations et détails des fiches de maître Perl sont véridiques. », p. 502 ; « Certains personnages qui font partie de l’intrigue de ce récit, tels Assuérus et l’Obersturmführer Licht, sont de pure fiction, mais créés telle une mosaïque des personnages extrêmes qui peuplèrent l’univers fou du pouvoir nazi. », p. 502. Inversement : « Certains comme Kurt Franz, ‘Bouba’ du camp de Treblinka, ou le kapo juif Yehezkiel Ingster ont, eux, réellement existé. Sur leurs forfaits et ceux de centaines de milliers de leurs comparses, la bibliothèque de Yad Vashem et ses archives sont particulièrement éloquentes. », p. 503-503.
Dans le roman, le parcours de Yosef pendant la guerre, sur les traces de son grand amour Feïgué, est amplement développé et donne lieu à un récit peu vraisemblable (p. 353). Y figurent ainsi un SS surnommé Assuérus, un kapo qui se sacrifie pour sauver la vie de Yossef, une paysanne qui cache un rabbin mais le soumet à ses désirs sexuels.
En revanche, le récit du père d’Amir – sauvé sept fois – est plus factuel. Il a aussi droit à son propre chapitre. Amir y est présent mais plus à distance : il pose des questions, apporte des compléments et corrige entre parenthèses. Cela s’explique par le fait qu’il s’agit d’un véritable témoignage, non-fictif, celui du père de l’auteur, déposé à Yad Vashem.
Au fond, ce livre écorne la sacralité du témoin. Amir Gutfreund a expliqué que « les rescapés sont des saints en Israël. On n’a pas le droit de les toucher. Moi j’ai connu d’autres gens, des gens qu’on peut toucher, des gens humains, bons et mauvais ».
Dans le même temps, le roman concentre un certain nombre de topoï récurrents dans ce qu’il est convenu d’appeler « la littérature de la Shoah ». Ainsi, tant dans l’histoire de Yosef que dans celle, réelle, du père, on retrouve des péripéties et des personnages communs à bien des témoignages : les SS sadiques, femmes incluses, le nazi prêt à épargner, pour un temps, un Juif doté d’un don qui le fascine, le kapo juif plus cruel que le nazi, ou encore la série de rencontres et de hasards qui laisse la vie sauve, sans parler des détails atroces.
La somme des histoires racontées dans ce roman permet d’aborder toutes les souffrances connues par les survivants (mutilation de la famille et du corps, folie, dépression, mutisme, cauchemars, précarité, et pour certains résistance et retour à la vie). Apparaissent aussi la défaillance des mémoires, la concurrence des expériences, les « [i]nstincts de propriété ponctués d’éternels soupirs » (p. 50) et les inimitiés datant des camps ou de rumeurs. S’expriment également de nombreux sentiments souvent partagés par les générations d’après, comme celui de devoir son existence à un miracle, le boycott des produits allemands, l’interdiction de jeter de la nourriture et l’attente d’avoir « l’âge » pour entendre certains récits.
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Les Gens indispensables ne meurent jamais est un roman sur l’après-Shoah, à la fois sensible au pittoresque d’une communauté et aux problèmes rencontrés par les rescapés et par leurs familles. L’originalité de cette œuvre est non seulement son regard à hauteur d’enfant mais plus largement le parti-pris assumé du narrateur qui transforme les histoires rapportées en légendes, qui s’explique certainement par le fait que l’auteur a entendu parler de la Shoah quand il était lui-même enfant. Certaines histoires de survivants ne racontent-elles pas, à l’instar des contes de fées, comment des héros ont réussi à échapper miraculeusement au danger ? Amir Gutfreund explique à B. Loupias : « Pour moi, quand j’étais petit, Superman, Batman, Spiderman, et la Shoah, c’était la même chose : un sujet de curiosité, à propos duquel je voulais en savoir plus. ». Cet énoncé n’a au fond rien de scandaleux… « il n’y a rien de drôle ou de comique dans la Shoah » comme le dit Amir Gutfreund. Les rescapés sont ici d’abord saisis comme des êtres de légende puis comme des êtres humains, souffrant de pathologies, et enfin comme des personnes riches de leurs ambivalences, avec leurs qualités et leurs défauts.
Devenu adulte, Amir doit finalement accepter que les victimes ne sont ni des héros de contes et légendes ni des saints mais des gens ordinaires. En cela, le roman est, pour reprendre les mots de Elrud Ibsch, « démystifiant et désacralisant » vis-à-vis de la Shoah et surtout du devoir de mémoire institutionnalisé. En effet, tôt dans le roman, on peut lire : « La Shoah revêtait deux aspects ; l’un, celui des commémorations scolaires avec ses six millions, ses flambeaux et placards noirs, et l’autre, sa sœur jumelle, qui avait engendré non pas six millions cette fois mais une foule de personnages concrets, pas seulement réduite à grand-père Yosef, papa et maman, mais qui comprenait aussi des figures plus banales, en marge de l’existence. », p. 73-74. On peut trouver cette démystification irrespectueuse et la récuser… Ou bien entrer dans la démarche d’un écrivain israélien qui renonce au « devoir de mémoire » pour assumer sa position de non-témoin et produire ainsi une œuvre littéraire originale.
Références bibliographiques
Norbert Czarny, « Des coquilles vides avec leurs souvenirs », Quinzaine littéraire, n° 959, 16 décembre 2007, p. 14-15.
Dominique Frischer, Les Enfants du silence et de la reconstruction : la Shoah en partage : trois générations, trois pays : France, Etats-Unis, Israël, Paris, Grasset, 2008.
Présentation de l’éditeur : « Plus de soixante ans ont passé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et la libération des camps. Les survivants de la Shoah ont presque tous disparu, et bientôt, il n’y aura plus personne pour témoigner de cet événement tragique et fondateur de notre histoire. Pourtant, la mémoire de l’Holocauste n’a pas fini de marquer les esprits. Ce livre, fruit d’un impressionnant travail de recherche (150 entretiens), nous révèle comment, aujourd’hui encore, l’héritage de la Shoah continue de peser sur les générations successives nées après la guerre. Longtemps, les survivants ont préféré garder le silence sur ce qu’ils avaient vécu. Contrairement aux idées reçues, ce silence ne leur a pas été imposé de l’extérieur mais s’est au contraire imposé à eux, comme un principe de survie et de reconstruction – ce que l’auteur appelle le « silence structurant ». Nombre de rescapés mais aussi d’orphelins de la Shoah n’ont ainsi commencé à parler que sur le tard, quand l’essentiel de leur vie était derrière eux et qu’ils craignaient moins d’affronter le souvenir de cette expérience traumatisante. Or, ce travail de deuil s’est souvent révélé infiniment plus douloureux qu’ils ne l’escomptaient. D’autant que ce long silence n’a pas empêché leurs enfants d’être à leur tour marqués, de manière profonde et durable, par cet héritage. Dominique Frischer est partie à la rencontre, en France, aux Etats-Unis et en Israël, de ces « enfants du silence », pour recueillir la parole de tous ceux qui ont grandi dans le silence : orphelins de la Shoah, deuxième génération (enfants de rescapés), génération « deux et demie » (enfants d’un orphelin de la Shoah et d’un parent non directement concerné, souvent élevés dans l’ignorance la plus totale de leurs racines), et troisième génération (petits-enfants de survivants). On découvrira, dans ces entretiens, avec quelle diversité et quelle intensité, selon les âges, les origines, les situations familiales et les parcours personnels, est vécu l’héritage de la Shoah ».
Elrud Ibsch, « Comfort and Scandal of Memory. Anne Michaels and Amir Gutfreund : Two authors of the second‐and‐a‐half generation », Journal of Modern Jewish Studies, t. 5, n° 2, 2006, p. 203-212.
Entretiens
Entretien d’Amir Gutfreund avec Bernard Loupias, « Amir Gutfreund : deux enfants et la Shoah », Le Nouvel observateur, 12 mars 2008.
Entretien d’Amir Gutfreund avec Michèle Tauber, dans le cadre du cycle de conférences au Collègue de France intitulé « Littérature et Shoah. Dans la grande bibliothèque de la Catastrophe », Coordonné par Anny Dayan Rosenman, 12 novembre 2013.