L’oubli et le souvenir

par Jean-Yves Carfantan

Nathan WACHTEL, Mémoires Marranes, Paris, Éditions du Seuil, 2011.

Dans La Foi du souvenir, Nathan Wachtel, à partir des procès consignés dans les archives de l’Inquisition, retraçait les itinéraires des Marranes, ces Juifs du secret convertis de force au christianisme à partir de la fin du XIVe siècle. Dans Mémoires marranes, il suit leurs traces jusque dans le Nordeste brésilien ; il analyse et décrit la mémoire vive de leurs descendants partagés entre leur aspiration à l’oubli et le désir de perpétuer une certaine mémoire juive.

Portrait de l’auteur et page de couverture de l’ouvrage/Source : Editions du Seuil.

L’ouvrage  est composé de deux parties distinctes.
La première intitulée « Contextes » (p. 27- 139), traite des résurgences du marranisme dans différentes régions du Portugal et du Brésil depuis le début du XXème siècle.  « Récits » (p. 141-298), la seconde partie, recueille le témoignage et brosse le portrait de vingt descendants de ces exilés.

Jusque dans le sertão 

L’auteur propose d’abord une analyse historique fondée sur l’exploitation méthodique des archives de l’Inquisition à Lisbonne. Il centre ensuite son travail sur le sertão du Nordeste brésilien – une vaste partie du territoire de cette région qui s’étend sur plus de 800 000 km2. Cet espace aride, éloigné des plaines littorales qui longent l’Atlantique, « coïncide en grande partie avec ce que les géographes désignent comme le « polygone de la sécheresse » » (p.64) ; ce lieu, très inhospitalier, est propice chez ceux qui s’y dissimulent à leur désir de « disparaître », d’être hors de prise : les pluies y sont rares et les longs épisodes récurrents de sécheresses rendent difficile l’implantation de cultures. L’écosystème local, la caatinga, est dominé par une forêt de petits arbres épineux qui ne vivent que de manière saisonnière. Les paysages sont pourtant souvent d’une beauté. Couvrant l’intérieur de huit États du Brésil actuel (Alagoas, Bahia, Ceará, Paraíba, Pernambuco, Piauí, Rio Grande do Norte et Sergipe), longtemps peu accessible, le sertão a été pendant toute la période coloniale (du début du XVIème siècle à 1882) une terre de refuge pour tous ceux qui pouvaient craindre du pouvoir en place.
C’est sur ces terres que se sont installés de nombreux Nouveaux-Chrétiens à partir du XVIème siècle. C’est aussi dans la région qu’un mouvement de retour au judaïsme atteignant la dimension d’un phénomène collectif est observé depuis la fin du XXème siècle.

N. Wachtel montre comment l’espace a façonné les mentalités locales et imprimé sa marque sur l’histoire, mais aussi comment le territoire s’est transformé à son tour au cours du temps, durant la colonisation portugaise.

Le Nord-Est du Brésil et le sertão aujourd’hui/Carte réalisée par J.-Y. Carfantan

Les descendants

Plusieurs des personnages présentés se disent des descendants de Nouveaux-chrétiens de la période coloniale : les témoins que Nathan Wachtel a rencontrés au cours de nombreuses années d’enquête de terrain vivent dans les États du Nord-Est, principalement le Pernambouc, la Paraíba et le Rio Grande do Norte. « Porteurs d’une très ancienne tradition, mais, pour ceux d’entre eux qui ont décidé de revenir au judaïsme, responsables d’une manière de rupture dans le choix même de la plus grande fidélité, ils avaient aussi le souci d’expliquer leur itinéraire pour l’édification des générations futures », p. 145.

Ils sont ainsi parvenus à établir des généalogies qui remontent jusqu’au XVIIIème siècle. Les familles d’origine rurale de ces passeurs d’histoire ont maintenu jusqu’à nos jours diverses pratiques et rites : elles préfèrent les unions endogamiques, s’interdisent le porc et la consommation du sang ; elles pratiquent un abattage spécifique des animaux, allument des bougies le vendredi soir, et même observent des jeûnes de vingt-quatre heures à diverses époques de l’année ainsi que des rituels de deuil distinctifs… Tous ces signes indiquent qu’elles ont conservé (consciemment ou inconsciemment) un héritage marrane. Le plus souvent, l’oubli a fait son œuvre : les traditions familiales sont dépourvues de signification connue mais elles persistent néanmoins.

L’auteur combine pour analyser ce processus les problématiques et les méthodes rigoureuses de l’historien et de l’anthropologue sans cesser d’écrire avec fluidité et simplicité.

Spécificité du marranisme portugais

Un retour dans le passé s’impose pour comprendre ce qui en subsiste et comment s’est formé le présent. Il faut d’abord ici situer dans le temps les origines et la spécificité du phénomène marrane brésilien.

Les Juifs qui, en 1492, fuient l’Espagne et trouvent refuge au Portugal sont des Juifs observants, sans doute les plus ardents dans leur foi. Cinq ans plus tard, en 1497, le roi Manuel décide à son tour d’imposer le baptême à tous les Juifs vivant au Portugal. Cependant la situation n’est pas la même : La répression de « l’hérésie judaïsante » obéit à une conjoncture singulière ; le contexte et l’enchaînement des événements diffèrent de ce qui s’est déroulé en Espagne où les vagues de conversions forcées avaient commencé dès la fin du XIVème siècle puis continué pendant tout le XVème, laissant subsister une communauté juive très réduite qui sera victime de l’expulsion finale, en 1492. Ce fut une violence qui suivit un processus assez long. Au Portugal, en revanche, la communauté juive tout entière est contrainte en même temps à la conversion. Cela signifie que les réseaux de sociabilité et de sociabilité ne sont pas démantelés mais qu’ils passent brutalement à la clandestinité.

En Espagne, c’est dès 1480 que l’Inquisition est introduite. Pendant les premières décennies d’intervention du Saint-Office, le combat mené contre les croyances et les pratiques crypto-juives s’accomplit avec une telle violence et une telle intensité que dès la moitié du XVIème siècle, le marranisme espagnol est réduit à quelques cas résiduels. Dans le pays voisin, au cours des années qui suivent la conversion forcée, les autorités vont tolérer des pratiques juives dès lors qu’elles sont discrètes. Cette attitude ambiguë va perdurer jusqu’à l’introduction de l’Inquisition à partir de 1536. Pendant près de quatre décennies (1497 à 1536), un marranisme portugais relativement put tant bien que mal se former vivre, s’organiser et survivre.

Sur le territoire de la grande colonie américaine qu’est le Brésil, l’implantation de l’administration portugaise est un processus très lent. Des premières expéditions portugaises (1500) à l’établissement d’un véritable contrôle de la plaine littorale de ce pays continent, il s’écoule plusieurs décennies durant lesquelles l’activité inquisitoriale reste relativement modérée. Ce n’est qu’à l’extrême fin du XVIIème siècle que sont déclenchées des poursuites intenses contre les judaïsants et encore ces persécutions se prolongent-elles jusqu’à la seconde moitié du XVIIIème siècle. Ainsi, pendant un siècle et demi, la colonie a offert un refuge relativement sûr aux nouveaux-chrétiens. Cette situation va renforcer le phénomène de cristallisation crypto-juive qui s’était produit au Portugal au cours du siècle précédent, pendant les quatre décennies consécutives à la conversion forcée.

Une autre spécificité de l’histoire brésilienne va imprimer sa marque sur le marranisme local. Il s’agit de l’épisode bref d’occupation hollandaise dans le nord-est de la colonie. Après la déroute des Hollandais en 1654, si de nombreux Juifs établis à Recife fuient la colonie portugaise, des nouveaux-chrétiens déjà bien établis sur le territoire n’eurent d’autre issue que de se réfugier à l’intérieur des terres, dans les vastes étendues du sertão. Au milieu du XVIIème siècle, le Brésil peuplé de Portugais, de Hollandais et d’autres européens se limitait à une étroite frange côtière.

Il faut attendre les années 1650-1660 pour que des initiatives de colonisation dépassant la plaine littorale soient engagées. Des européens s’aventurent vers l’intérieur du Nord-est, du Pernambouc, de la Paraíba ou du Rio Grande do Norte. Les Nouveaux Chrétiens vont jouer un rôle majeur dans ce vaste mouvement d’expansion. Venant du Portugal, d’Italie, du sud-ouest de la France ou des Pays-Bas, ils ne cessent d’affluer au Brésil tout au long des XVIIème et XVIIIème siècle.

Des élites parias

Comme le montre N. Wachtel, l’histoire des Nouveaux-Chrétiens ou Marranes dans la région est donc liée à la conquête du vaste territoire par les Portugais mais aussi à celle de la persécution et de la guerre contre les populations autochtones. Dans le Nord-Est, dès le début de la colonisation, des marranes deviennent d’importants propriétaires terriens. Ils introduisent la culture de la canne à sucre sur les plaines littorales, une production agricole qu’ils ont appris à maîtriser lors d’un premier exil à Madère ; ils créent des engenhos ces moulins broyant la canne et fournissant le sucre, denrée très recherchée par les cours européennes ; ils disposent parfois d’une véritable armée… Ces moyens de défense freinent aussi les ardeurs de l’Inquisition. Au XVIIème siècle, les marranes persécutés et arrêtés par l’Inquisition sont principalement des commerçants mais pas les propriétaires d’engenhos qui contrôlent une activité économique essentielle pour la colonie et le Royaume.

Engenho de production de sucre au XVIIe siècle/Source : National Geographic.

Pour se protéger, d’autres familles de nouveaux chrétiens doivent s’avancer à l’intérieur des terres. Elles reçoivent, dans le sertão, des terres qui leur sont concédées par la Couronne, des sesmarias à condition qu’elles y installent  des élevages bovins extensifs- une activité  complémentaire de la production sucrière, capable d’assurer un approvisionnement du littoral en viande. 

La Casa da Torre

N. Wachtel s’est particulièrement intéressé à  l’histoire de la Casa da Torre, véritable empire foncier créé sur plusieurs générations à partir de l’installation dans la région de Bahia en 1550 du nouveau-chrétien Garcia d’Avila (1528-1609). La famille forte de relations privilégiées avec le premier gouverneur général de la colonie contribue à l’installation du pouvoir portugais : elle défend les premiers établissements coloniaux contre les attaques des Indiens Tapuias, l’ethnie principale de la région.

Castelo Garcia d’Ávila – A Casa da Torre

Plus tard, la famille utilise des Indiens capturés pour lutter contre la présence de Jésuites qui cherchent à évangéliser sur les terres de la Casa da Torre. Tout au long des XVIIème et XVIIIème siècle, des marranes arrivent sur le littoral et dans le sertão Nord-Est brésilien. Ils contribuent de manière décisive à l’essor économique.

Outre leur rôle dans l’économie sucrière, l’auteur insiste à raison sur l’importance de la pratique de l’élevage bovin auquel ces réfugiés participent, sur les épisodes de violence (les autochtones se révoltent, les nouveaux-chrétiens veulent freiner la pénétration des missionnaires jésuites, agents  de l’Inquisition) et de famines récurrents (les conditions climatiques sont difficiles). La violence, c’est aussi la lutte entre bandes rivales, la concurrence entre des clans familiaux.

Tous les Nouveaux-chrétiens installés au Brésil n’appartiennent cependant pas à l’élite coloniale. Dans les petites villes qui émergent, nombreux sont ceux qui exercent de modestes activités commerciales, vivent d’artisanat, sont apothicaires. En milieu rural, dans le sertão, d’autres sont agriculteurs ou éleveurs et louent les terres qui ont été distribuées aux nouveaux-chrétiens proches du pouvoir. Ces derniers contractent parfois des mariages avec des Catholiques.

Ils restent pourtant marqués par la « souillure héréditaire » de leurs origines, leur « sang impur ». Ils doivent dissimuler leur ascendance nouvelle-chrétienne lors les périodes où, à l’occasion des visites du tribunal du Saint Office de Lisbonne, l’Inquisition se fait plus ardente et dure. « Ces élites coloniales ont intérêt à corriger leurs arbres généalogiques afin de dissimuler des ancêtres gênants », p.84. Pour l’auteur, ces démarches sont une autre manière de se souvenir. Pendant tous les siècles de la colonisation, les marranes du Nord-Est comme ceux installés sur d’autres régions du Brésil ne peuvent pas révéler leur origine, leur foi et leur culture profonde. Dans la colonie, les postes occupés par les Marranes dépendent de leurs talents personnels, de leurs capacités créatives, des services qu’ils peuvent apporter aux représentants de la monarchie (les producteurs et négociants en sucre, les médecins, par exemple). Leur destin est aussi déterminé par leurs origines, le fait qu’ils sont descendants de Juifs. Même s’ils occupent des charges importantes, les marranes sont des parias : ils sont à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la société coloniale. A partir du XVIIIème siècle, ils deviennent bien plus vulnérables car les lois relatives à la « la pureté du sang » commencent alors à être appliquées de manière plus rigoureuse.

Trajectoires contemporaines

La seconde partie de l’ouvrage (p. 141- 298) ramène aux années 2000, lorsque N. Wachtel part à la rencontre des descendants de familles de nouveaux-chrétiens. L’auteur a sélectionné vingt récits qui sont souvent des épopées familiales. Chacun des interlocuteurs relate une histoire personnelle mais ces témoignages se répondent : ils évoquent des traits propres à une mémoire commune. Le lecteur est frappé de découvrir l’ampleur, la précision et la rigueur des recherches généalogiques conduites par ces héritiers de la culture marrane qui vivent aujourd’hui dans le Nord-Est du Brésil. Nombreux sont ceux qui ont eu recours à l’aide d’universitaires, notamment des équipes formées par le professeur Anita Novinsky de l’Université de São Paulo. Les recherches de ces experts ont établi qu’une grande partie des habitants du sertão est d’origine juive.

Paysage du sertão, près de Caíco. Source : Agência Envolverde.

Un des informateurs de N. Wachtel, l’évêque catholique de Caíco affirme en même temps sa foi chrétienne et son ascendance juive. Il souligne que des travaux généalogiques les plus sérieux ont montré que sa région était depuis la fin du XVIIème siècle un réduit juif. A partir de 1691, cinquante familles juives venues du littoral (notamment après la défaite des Hollandais) s’étaient établies dans ce coin du sertão parce que c’était une région dont le climat était relativement favorable à l’élevage bovin. L’évêque souligne que les ancêtres juifs de ces familles venaient de Galice espagnole et des Açores. Représentant d’un surprenant syncrétisme, ce membre de l’épiscopat se présente encore aujourd’hui très officiellement comme « Juif de la diaspora, curé de la cathédrale et paroisse de Sainte Anne de Caíco, et chapelain du pape », p. 232.

Si l’auteur évoque des personnages pittoresques, il attache aussi une importance particulière aux témoins qui ont œuvré pour la connaissance historique et généalogique des marranes du Brésil au cours du siècle passé et jusqu’à nos jours. Plusieurs des interlocuteurs rencontrés ont d’ailleurs participé à un rapprochement avec les institutions communautaires fondées par des Juifs venus d’Europe à partir du début du XXème siècle.

« Retours »

D’autres ont réalisé un véritable retour vers le judaïsme grâce au concours et à l’accompagnement des grandes communautés de villes comme São Paulo. Particulièrement émouvant est le parcours de Jucelina Alves de Carvalho (p. 217) que l’auteur rencontre une première fois en 2001. Cette descendante de marranes portugais arrivés au Brésil à la fin du XIXème siècle raconte qu’elle n’a jamais été baptisée, qu’elle a toujours vécu dans le respect des traditions juives. Longtemps isolée avec ses parents au cœur de l’Etat de la Paraíba, à l’âge adulte, Jucelina s’installe avec son mari à Campina Grande, la seconde ville de l’Etat. En 1997, elle prend l’initiative d’entrer en contact avec le Centre Israélite de Recife, la capitale du Pernambouc distante de 200 km. Avec son mari et ses filles, elle est accueillie par cette petite communauté. La famille prend ensuite l’habitude de rejoindre Recife pour le Sabbat et les fêtes. En 2007, N. Wachtel retrouve cette famille qui a effectué son retour officiel au judaïsme, préparé et vécu une cérémonie célébrant cette Techouva. À l’auteur, Jucelina annonce alors que ses filles pourront faire bientôt leur Alyah, que ses petits-enfants auront le droit de faire leur bar-mitsvah. « Depuis l’Inquisition, nous étions privés de ces droits », p. 222.

Sans aller jusqu’à la Montée en Terre d’Israël, ce retour prend parfois la dimension d’un engagement local, au service d’une communauté déjà existante. João Fernandes Dias Medeiros a lui aussi grandi dans l’intérieur de l’État de la Paraíba. Toute son enfance a été marquée par la volonté de ses parents de maintenir des rites et une appartenance juive. « Ma famille savait, a toujours su que nous étions descendants de l’antique peuple de Judée, le peuple qui a écrit la Bible », p. 148. Le témoin a cependant cru pendant toute sa jeunesse que ce peuple avait disparu. Jusqu’au jour où, à l’âge adulte, il entend parler de la Shoah, de l’État d’Israël. Après avoir été pasteur d’une église évangélique, il noue des relations intellectuelles et spirituelles avec deux rabbins, suit une formation pendant deux ans et fait sa Techouva en 1974. Il est alors « re-identifié à la religion de Moïse et d’Israël, adoptant le nom juif de Yohanan Ben Yedidiah », p. 153. Ce Ben Anoussime/descendant de Sépharades forcés à se convertir ne s’arrête pas là. Appuyé lui aussi par la communauté juive de Recife, il relance la communauté vacillante de Natal, la capitale du Rio Grande do Norte. En 1978, il participe à la création de la première école secondaire juive de cette ville. Depuis 1980, la communauté locale dispose de son propre espace dans le principal cimetière de Natal, une cité portuaire où…. de nombreux nouveaux-chrétiens portugais ont débarqué jusqu’au XVIIIe siècle. L’ancien local de prière a été remplacé par un nouveau lieu de culte en 2016.

Façade de la synagogue de Natal/Source : Associação Religiosa Sinagoga Braz Palatnik.

Parmi les interlocuteurs sollicités par N. Wachtel, des personnalités très attachées à leurs traditions juives familiales sont restées en marge du judaïsme traditionnel brésilien. D’autres témoins cultivent une mémoire généalogique sur le seul mode culturel sans s’identifier aux Juifs contemporains. Ils sont parfois catholiques ou membres d’une des nombreuses églises évangéliques que compte le pays. D’autres ont fait le choix de la libre pensée. Il y a encore en ce XXIème siècle commençant des témoins interrogés qui veulent simplement « perpétuer la tradition telle qu’elle est, faire comme on a toujours fait, c’est-à-dire persister dans le marranisme clandestin », p. 60. Ceux-là rappellent à leur manière que l’originalité du marranisme était bien le secret.

Nathan Wachtel présente ces récits de manière très vivante. Bien souvent, « le récit d’épopées familiales confère à l’ouvrage une allure de recueil de légendes » comme le note avec justesse  Sophie Nizard.

Il y a l’évêque qui revendique son identité de « Juif de la diaspora ». Il y a encore un interlocuteur qui se dit descendant d’un colonel de l’armée coloniale, Caetano Dantas Correia, fils de nouveaux chrétiens originaires de Barcelos (Portugal) arrivés au Brésil au début du XVIIIe siècle. Le personnage qui a vécu jusqu’en 1797 possédait des terres dans le Rio Grande do Norte.

À cette époque, l’Inquisition n’était plus seulement une menace lointaine dans la colonie : elle persécutait jusqu’aux notables soupçonnés de crypto-judaïsme. Dantas Correia était l’objet d’une surveillance assidue de la part des représentants du Saint Office et de tous les espions que ce dernier utilisait. La légende dit que pour tromper la vigilance inquisitoriale des prêtres, le nouveau-chrétien judaïsant les invita à un dîner où il servit du porc, et notamment, le fameux chouriço, confiture à base de sang de porc. Il y a quelques années, la communauté israélite de Lisbonne a certifié que Caetano Dantas Correia était un descendant direct de Juifs sépharades de la capitale portugaise.

Tous les témoins interrogés par l’anthropologue soulignent qu’ils ont pris conscience de leur identité marrane pendant leur enfance ou quand ils ont rencontré au cours de la vie adulte des personnes qui appartiennent à la communauté juive brésilienne d’aujourd’hui. Pour tous, l’identité marrane était comme en sommeil dans leurs premières années puis s’est réveillée à l’âge adulte au gré des circonstances.

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Le travail de Nathan Wachtel est important à plusieurs titres.

Il constitue d’abord un apport majeur à la connaissance historique et anthropologique du marranisme brésilien et des descendants de marranes au Brésil. Le phénomène marrane n’est pas un épisode mineur ou marginal de l’histoire de la colonie portugaise. Il en est une composante importante. De ce point de vue, Wachtel apporte une contribution à une meilleure connaissance de l’histoire du pays (encore mal connue) et de son histoire juive.

Il aide aussi à mieux comprendre comment se transmet une identité religieuse grâce à la persistance de pratiques et de rites lorsque les institutions concernées ne peuvent pas exister au grand jour. Pendant des siècles, la mémoire des gestes, des rythmes de vie, des rites, des lectures du texte biblique, des prières et du silence qui sauve a été transmise d’une génération à l’autre.

La « mémoire marrane, écrit Nathan Wachtel, se compose de deux mouvements antithétiques (mais non exclusifs car ils peuvent fort bien coexister parmi les membres d’une même famille, voire chez le même individu) : d’un côté, fidélité persévérante malgré les bûchers, de l’autre, volonté de fusion et recherche de l’oubli (ce qui ne signifie pas disparition totale du champ de la mémoire). Or le Brésil, au cours de son histoire, a offert et offre aujourd’hui encore des conditions particulièrement favorables à l’un comme à l’autre phénomène », p.12. Cette transmission orale a toujours été assurée dans un respect méticuleux des messages et des consignes reçus. Elle revenait essentiellement aux femmes ; les récits de vies ici recueillis et publiés leur rendent un bel hommage.