« Homme à l’intérieur, Juif dans la rue »

par Stéphane Gödicke

Présentation et traduction inédite d’un extrait de : Barbara HONIGMANN, Georg, Munich, Éditions Hanser, 2019.

Extrait publié sur Sifriaténou avec, pour une durée de deux ans à compte du 11 février 2022, l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur.

Georg Honigmann/Circa 1960/© Collection privée Honigmann

Présentation

C’est à une véritable traversée du XXème siècle que nous convie Barbara Honigmann, avec Georg, récit biographique dans lequel elle suit les traces de son père.
Parce qu’il était Juif, Georg Honigmann (1903-1984) fut contraint par la montée du nazisme à se réfugier en Angleterre ; parce qu’il était allemand, il fut exilé de cet exil, quand les Anglais, qui le considèrent comme un enemy alien, le transfèrent dans un camp au Canada ; enfin, entre-temps devenu communiste, il revint s’établir à Berlin-Est en 1946, et ce choix peut bien sûr se lire comme une profession de foi politique.
Cependant, chez cet homme aux identités multiples, rien n’est vraiment aussi simple qu’il n’y paraît.
Ainsi, son retour dans la zone d’occupation soviétique au lendemain de la guerre n’est peut-être pas tant son fait que celui de sa femme du moment, Litzy, la mère de l’auteur ; Georg est sans doute moins guidé par une adhésion ferme à la ligne du parti que par un vague idéal humaniste et la possibilité de repartir de zéro dans un pays tout neuf. Lui qui a été impressionné par la discipline des militants communistes dans son camp d’internement au Canada dira plus tard à sa fille qu’en matière de communisme, il n’a « jamais dépassé [Hermann] Hesse » (p. 72), par quoi il entendait vraisemblablement qu’il s’en tenait à un pacifisme teinté d’humanisme.

La bataille de Berlin (du 16 avril au 2 mai 1945) : les forces alliées de l’Union soviétique victorieuses mettent en scène leur triomphe/ »Le drapeau rouge sur le Reichstag »/Photographie © Yevgeny Khaldei/Getty Images

Il restera pourtant pendant encore quelques années rédacteur en chef d’un journal fraîchement créé, la Berliner Zeitung, avant d’occuper des fonctions assez importantes au sein de la DEFA, la compagnie des films est-allemande, puis de diriger un cabaret à Berlin. Mais son communisme ne convenait pas tout à fait aux nouveaux maîtres du pays, et puis pouvait-on se fier à quelqu’un qui avait passé autant de temps en Angleterre? Sans parler du fait qu’il était juif…
Pourtant, son rapport au judaïsme n’offre pas tellement plus de clarté. Issu d’une famille qui, à l’instar de très nombreux Juifs allemands et autrichiens avait fait le choix de l’assimilation, Georg Honigmann ne porte pas un prénom juif et sa famille a abandonné depuis déjà deux générations la foi ancestrale.
« Homme à l’intérieur, Juif dans la rue », est pourtant une formule qui résume assez bien le rapport de Georg au judaïsme.
Ce trait d’esprit renverse la devise du judaïsme proposée par la Haskala/Les Lumières Juives qui préconisait de revendiquer publiquement l’appartenance à l’humanité, à l’universel, et à réserver la dimension juive à la sphère privée, à l’intérieur.
Alors, que faut-il entendre par là ?

Vraisemblablement qu’il ne suffit pas de ne plus vouloir être Juif, de claquer les talons et de tourner le dos à la tradition pour que ne vous y ramènent pas sans cesse, avec ou contre votre gré, les amis ou les ennemis, ou tout simplement le temps qui passe. C’est ainsi que Georg, après avoir été contraint à l’exil par les nazis puis avoir espéré un temps échapper à sa détermination juive dans le communisme – qui le faisait camarade dans un monde d’égaux ayant dépassé les nations -, se retrouve sur ses vieux jours à vitupérer contre « l’héritage foireux » de son grand-père David, à savoir cette foi naïve dans l’idéal des Lumières. Il collectionne les articles rédigés, à la fin du siècle précédent, par cet homme.
Le passé juif subsiste cependant, en dépit de tout. Il se peut en effet que la foi en une humanité une et indivisible, dégagée de ses attachements et de ses origines, subsistant par sa seule raison et son appartenance à l’universel, soit une chimère aux yeux de l’histoire.
Quand il n’est pas « Juif dans la rue », l’homme « à l’intérieur » n’est pas tellement plus facile à cerner et se dérobe lui aussi à toutes les assignations. Il faut dire que les revers de fortune ne manquent pas : Georg perd sa mère à onze ans, puis c’est son frère aîné qui tombe à la guerre, quatre ans plus tard. Son père se remarie (bien vite, un peu trop vite au goût du jeune homme), avec une femme qu’il déteste, qui plus est. Mais il faut dire qu’il ne manifeste pas beaucoup plus d’affection pour son propre père. « Je crois qu’il ne l’aimait pas, parfois on aurait même dit qu’il le détestait, lui aussi », écrit Barbara Honigmann au début de son récit, p. 17.

De ces infortunes, Georg se consolera avec des femmes — il en épousera quatre, mais il y en aura beaucoup d’autres : « Mon père vieillissait, mais ses femmes avaient toujours trente ans », p. 11.
De ces unions naîtront des filles, qui s’appelleront toutes Anna, pas tant par commodité que par un hommage à sa grand-mère. Tantôt quittant, tantôt quitté, c’est un homme à femmes mais sans biens (hormis une paire de chaussures de randonnée) et sans attaches, un homme qui s’installe toujours chez ses épouses, s’insérant dans leurs vies, dans leurs meubles, dans leurs cercles d’amis. Et quand ça n’est pas le cas, il prend un meublé chez une logeuse et se retrouve, à soixante ans passés, contraint de vivre comme un étudiant, avant finalement d’emménager chez sa dernière femme et de lui faire un enfant — une Anna, donc…
C’est un homme difficile à retenir, impossible à situer, et dont Barbara est finalement l’unique fidélité, lui qui avait coutume d’affectionner les moments « entre garçons » partagés avec elle!

Barbara Honigmann dans les bras de son père/Photographie s.d./© Collection privée Honigmann

Le ton du récit, neutre et sobre, procède en longues boucles, des phrases amples comme des lianes qui tissent lentement leurs cercles autour du sujet, et nous permettent d’approcher progressivement Georg. Approcher n’est peut-être pas le bon mot, puisque, on l’a vu, Georg est insaisissable, et pourtant, à mesure qu’on fait sa connaissance et qu’on découvre de nouvelles facettes de cet être complexe, on ne peut s’empêcher d’entrer en sympathie avec l’homme, avec sa fille, à moins que ça ne soit avec le couple père-fille qui se dessine entre les lignes.

On peut lire ce livre comme une lettre au père ; mais on est très loin du ton de Kafka, tellement à vif face à son père. Et bien sûr, contrairement à Kafka, ce récit est adressé au père post mortem, tout en faisant un barrage de mots contre la mort et contre l’oubli.
Mais surtout, chez Barbara Honigmann, l’émotion naît précisément de cette absence de recherche d’émotion, elle puise son origine dans ce ton neutre mais dans lequel l’empathie affleure partout.

Barbara Honigmann/Circa 2020/© Collection privée Honigmann

En refermant ce bref opuscule, on est tenté de dire, comme la fille le répète à son père à intervalles réguliers dans le texte — et c’est là l’un des leitmotivs du livre, formant un système d’échos narratifs — « erzähl weiter, Pappi » : 

« Raconte encore… Barbara ! ».


Traduction

Barbara HONIGMANN, Georg, Munich, Éditions Hanser, 2019, p. 43-49.

A Breslau[1], où il avait étudié deux semestre en 1926, Georg était appelé « Schorschel », car Breslau était la ville de naissance de son père, c’était là-bas que vivaient les frères de celui-ci ainsi qu’une de ses sœurs et ses enfants, donc les oncles, la tante et les cousins et cousines de Georg, et là-bas on lui donnait donc ce diminutif affectueux et enfantin de « Schorschel ». Justement, cette année-là surgirent aussi des cousins d’Amérique, les fils d’Abraham et de Pauline, le frère et la soeur du grand-père David, qui avaient déjà émigré de Breslau vers l’Amérique et qui rendaient maintenant visite à leur famille restée sur place à la faveur de quelque voyage d’affaire sur le vieux continent. Ils parlaient de leur vie en Amérique et de leur réussite là-bas, ils habitaient le New Jersey dans un neighbourhood, comme ils disaient, peuplé de Juifs allemands, la vie était vraiment très différente en Amérique, mon père se souvenait qu’ils étaient ravis de leur nouvelle patrie. Peut-être que ces récits ont contribué alors à fait naître son amour de l’Amérique, lequel ne se démentit jamais, ainsi que son intérêt pour l’histoire de ce pays à la technique si avancée, dont la voiture était le symbole. La guerre de Sécession était son sujet de prédilection, sur lequel il lisait sans cesse de nouveaux livres, et il me recommanda plus tard de lire absolument l’un d’eux, « The Copperheads », puisqu’une traduction du livre, dont l’auteur était un communiste américain, venait de paraître en RDA, mais mon père nommait toujours le livre par son titre original, en anglais. Peut-être aussi que Georg s’intéressait à ce conflit parce que c’était un conflit qui se déroulait loin de lui et dans lequel il n’était pas impliqué. Car à Breslau, précisément, dans la ville d’origine de sa famille paternelle, parmi ses oncles et ses tantes, ses cousins et ses cousines tous bien établis, qui, à l’instar de leurs voisins et partenaires d’affaires chrétiens, se sentaient allemands et citoyens de Breslau et appartenaient à la bourgeoisie aisée de cette ville, il devait ressentir son propre dilemme de façon particulièrement nette. Une de ses cousines lui raconta bien plus tard, quand ils se retrouvèrent à Londres en 1938, tandis qu’elle attendait un visa d’entrée aux Etats-Unis pour elle et sa petite fille — son mari venait de mourir fort jeune à Breslau l’année précédente —, que dans son enfance, elle récitait cinq prières chaque jour, deux prières chrétiennes et trois prières juives, mais malheureusement sans le moindre succès, comme ils devaient le constater maintenant.

Le grand-père David nous a « laissé un héritage foireux », m’écrivit un jour mon père, et il y revint souvent par la suite. Cet « héritage foireux » consistait dans le fait que lui, le père et le grand-père de tous ces oncles, cousins et cousines, avait rompu avec les traditions et les conventions originelles du judaïsme orthodoxe et de l’étude talmudique, pour se tourner avec une naïveté confondante vers le courant des Lumières, et finalement se retrouver « comme nous tous », et par « nous tous » mon père entendait essentiellement lui-même, assis entre deux chaises. Son grand-père s’était toujours considéré comme un réformateur du judaïsme, mais dès la génération suivante cette réforme avait mené à un vide spirituel intérieur et à l’éloignement, puis finalement au reniement du judaïsme. C’est ainsi que le formulait mon père, car c’est ainsi qu’il en avait fait l’expérience personnelle, et lorsque plus tard il me l’écrivit encore une fois en termes similaires, il ajouta « parfois, je pense qu’il vaudrait mieux que nous vivions juste de façon étroite et bornée, car ainsi nous ne souffririons pas de toutes les contradictions et absurdités de notre existence ». Au moment où il m’écrivit cela, cela faisait assez longtemps déjà qu’il vivait en RDA, et il avait pris ses distances non seulement avec ses origines juives mais aussi avec sa foi communiste, ou du moins il avait une conscience de plus en plus claire de ce double détachement et il ne se débarrassa pas de l’héritage de son grand-père, bien qu’il soit foireux, mais au contraire il l’endossa et subit cet état avec résignation – je veux parler de cette position entre les chaises. C’est probablement en y repensant plus tard, sur la fin de sa vie, au cours de ce qui fut son dernier mariage, retiré au fond de la province, qu’il se replongea encore une fois dans cet univers de Breslau, effectua des recherches sur son grand-père, sélectionna et photocopia, chose peu évidente en RDA, sinon tous, du moins une grande partie des très nombreux articles que son grand-père avait publiés dans la Breslauer Zeitung, parmi lesquels se trouvaient beaucoup de critiques, le plus souvent sur des thèmes juifs. En outre, son grand-père avait écrit un essai sur « les belles-lettres allemandes comme prolégomènes à une émancipation des Juifs », un rapport sur le synode israélite de 1869, puisque les Juifs étaient désormais devenus « israélites », ainsi qu’une série de romans; Georg recensa toutes ces publications et les recopia, manifestant un intérêt tardif qui n’existait pas encore, autrefois, à Breslau. De plus, il avait hérité de son père des copies de notes que son grand-père avait intitulées « Souvenirs de la vie d’un jeune garçon d’il y a cinquante ans » et « Carnets de mes années d’études 1841-1845 », et ces notes ont traversé avec lui toutes les époques de sa vie, tous les mariages, les pays, les appartements, c’était, avec ses chaussures de randonnée Bata, l’unique chose qu’il possédât et qu’il me légua plus tard, assortie de ses commentaires et de ses annotations. Dans ces écrits, qu’il a publiés vers la fin de sa vie, son grand-père décrivait son difficile « chemin vers la liberté », celui-là même que son petit-fils Georg percevait comme un héritage foireux. Il y racontait comment, dans les années 1830, à treize ans révolus, il avait appris le « hochdeutsch », le haut-allemand, découvrant « sa force et sa majesté, sa grâce et sa douceur », avant de se battre dans cette langue comme juriste pour l’émancipation totale des Juifs de Prusse, il appelait cela sa « guérilla », mais aussi de devenir écrivain et de plaider pour une réforme du judaïsme traditionnel, qui lui semblait dépassé.

Mais déjà ses fils ne s’intéressèrent plus du tout à ces réformes et c’est sans regret qu’ils tournèrent le dos au judaïsme, devinrent médecins ou avocats et accédèrent, non sans trébucher quelquefois, à la culture allemande et à la bonne société de Breslau. Au cours des deux semestres qu’il passa chez sa famille, « Schorschel » se fit remarquer avec ses façons bohèmes, « sa manière de s’habiller, de parler, son comportement qui nous semblait toujours en décalage, et plus généralement son discours et ce que l’on entendait à son sujet et à celui de son amie, ils n’étaient même pas fiancés, nous étions outrés », m’a raconté sa cousine, quand je lui rendis visite à New York des années plus tard, après la mort de Georg, cette même cousine que Georg avait retrouvée à Londres en 1938 et qui récitait ses cinq prières quotidiennes, les deux prières chrétiennes et les trois prières juives. « Il est vrai que nous étions horriblement bourgeois, de vrais arrivistes totalement adaptés au système, tellement fiers des succès sociaux de notre famille; l’un de nos cousins est devenu patron des usines Odol[2] et un autre directeur du zoo de Breslau, et le week-end nous allions à l’opéra ou au théâtre et nous étions simplement très, très conservateurs. »

Toute cette tribu conservatrice, tous ces cousins et ces cousines, les Hans et les Franz, les Ernst, Emil, Hedwig et Antonia, tous se sont retrouvés une poignée d’années plus tard en exil, du moins pour ceux qui ont pu, à Londres ou lors de la traversée pour l’Amérique, ou bien dans leur recherche de n’importe quel lieu de ce monde où l’on voudrait bien les accepter. Parmi la génération des anciens, celle dont les membres se sentaient désormais de véritables Allemands et qui de fait, l’étaient devenus, puisque par mariage, baptême et tout simplement par assimilation, ils avaient tourné le dos à leur judaïsme et ne connaissaient pas d’autre culture que la culture allemande, c’est justement parmi les gens de cette génération que beaucoup ne sont pas parvenus à s’extraire de leur pays, ils laissèrent la priorité à leurs enfants, car on ne pouvait pas obtenir de laisser-passer, de visas et d’affidavits pour tout le monde, et c’est ainsi que ces septuagénaires et ces octogénaires ont finalement été tirés de leurs demeures bourgeoises ou de leurs villas et été déportés à Theresienstadt, où ils sont morts, et pas un seul de leurs voisins de rue ou de loge à l’opéra n’a levé le petit doigt pour empêcher que cela ne se produise.
Les cousins et cousines de Georg ont alors recommencé une nouvelle vie en Angleterre ou en Amérique, comme jadis Abraham et Pauline, et la plupart d’entre eux, à l’instar de Paulus Geheeb, n’ont plus jamais remis les pieds en Allemagne, ce pays défendu, et ils ont même empêché leurs enfants d’apprendre l’allemand.

Après la guerre, « Schorschel » était le seul à être non seulement retourné en Allemagne, mais par dessus le marché, à s’être installé de l’autre côté du Rideau de fer, en zone d’occupation soviétique, afin d’y vivre et d’y travailler, et de nouveau avec une autre femme, une qu’ils ne connaissaient pas, et c’est ainsi que ses cousins et ses cousines le tinrent désormais pour disparu. Et le plus drôle dans toute cette histoire, c’est que la dernière des choses qu’ils auraient imaginées au sujet de ce bohémien, dans les années vingt, était bien qu’il puisse un jour devenir communiste.
Et c’est pourtant ce qui est arrivé, le bohémien était devenu communiste. Georg pouvait précisément dater et localiser le moment où c’était arrivé: c’était au cours de son deuxième mariage, celui avec ma mère, à Londres, puis ensuite au camp d’internement au Canada en 1940, où les Anglais ont transféré les enemy aliens.

Georg Honigmann/Circa 1960/© Collection privée Honigmann

Mais il se peut bien qu’à ce moment de sa vie, à la lumière de « l’héritage foireux » de son grand-père, cela ait été pour Georg un choix cohérent et libérateur, un choix qui lui permettait de sortir enfin de cette position de tiraillement si inconfortable, de cette éternelle position entre deux chaises, et dans cette quête de repères et de clarté, cela lui permettait de prendre enfin place sur une seule chaise, sur celle-ci et sur aucune autre.


[1] Breslau, aujourd’hui Wroclaw, en Basse-Silésie.

[2] Odol: Célèbre marque allemande de bain de bouche, fondée en 1892.