Arendt et Scholem : Aux origines de la discorde

par Lyvann Vaté

Hannah ARENDT, Gershom SCHOLEM, Correspondance (1939-1963), Édition critique établie par D. Heredia et M. L. Knott,  Traduit de l’allemand par O. Mannoni et F. Mancip-Renaudie, Paris, Seuil, 2012.

            Pendant les temps sombres, Gershom Scholem et Hannah Arendt se donnaient, par plaisanterie, rendez-vous « deux heures après la guerre ». Le premier, sioniste convaincu, avait quitté l’Allemagne dès 1923 pour s’installer en Palestine où il souhaitait mener ses recherches sur la Kabbale ; l’autre avait fui vers la France et rejoint, apatride, les États-Unis après son internement au camp de Gurs, dont elle s’est échappée. Les deux amis ont entretenu, durant une trentaine d’années, une correspondance régulière et abondante où affleure la tendresse d’une amitié ancienne ; mais qui expose de vifs désaccords sur les questions du sionisme, du judaïsme ou de l’antisémitisme.
Cette correspondance, qui s’étale sur près de trente ans, s’achèvera en 1963 : leurs désaccords amicaux ont fait place à une rupture définitive. Le reportage de H. Arendt a écrit sur le procès Eichmann (publié en 1963 sous le titre : Eichmann à Jérusalem : Rapport sur la banalité du mal) a été peut-être l’occasion et le motif de la brouille ; mais en lisant plus attentivement les lettres que ces deux amis échangent, on voit bien que leurs divergences philosophiques et politiques antérieures, bien plus profondes et perceptibles dès les années 1940, en sont la cause.

La première querelle

Prenons ainsi la première querelle d’importance entre Arendt et le monde juif, entraînée par la publication d’un article intitulé « Zionism reconsidered »/« Réexamen du sionisme ».
Reprenons ici les arguments-forces de ce texte.
Arendt reproche aux sionistes réunis à Atlantic City en 1944 de n’avoir pas pris en compte les Arabes, dont la présence en Palestine n’est pas même mentionnée. Elle y voit un mauvais coup fait aux partis juifs déjà installés en Palestine qui « n’ont jamais cessé de prôner la nécessité d’une compréhension entre les peuples juif et arabe » in Écrits juifs, p.510. Le transfert des Arabes palestiniens hors d’un État juif ne changerait rien, selon elle, à la fragilité de cet État, alors entouré de puissances hostiles. Or, un nationalisme est déjà suffisamment néfaste à lui seul et il l’est d’autant plus quand il ne s’appuie que sur le soutien d’une nation étrangère (la Grande-Bretagne).

Trois questions sont examinées par les deux épistoliers ; leur désaccord est entier.

La question de la force motrice de l’antisémitisme : Arendt reproche à Herzl de s’être résigné devant la poussée antisémite au point d’avoir pensé en tirer avantage pour attirer les Juifs vers le projet sioniste, comme si l’antisémitisme pouvait provoquer une dynamique positive interne au monde juif.

Le problème de « l’accord nazi-sioniste de transfert », c’est-à-dire l’accord Haavara : certains sionistes ont été amenés « à faire des affaires avec Hitler », et donc en somme le problème de la responsabilité de certaines autorités juives qui ont cru bon de conclure, selon Arendt, une sorte de pacte avec le diable.
La question de la querelle entre les sionistes et les assimilationnistes: elle suggère qu’en se combattant l’un l’autre, ils n’ont fait que créer un conflit à l’intérieur du peuple juif sans combattre l’antisémitisme qui devient, indirectement « leur père » (idem, p.520) commun. Les positions accusatrices de son interlocutrice ont scandalisé Scholem ( et ces divergences reviendront, sous une forme renouvelée et plus aiguë, en 1963).

            Les mots de Scholem commentant Zionism reconsidered sont de ce point de vue sans ambiguïté. « Je me trouve dans la situation extrêmement désagréable de devoir vous donner mon opinion […] sans avoir pour autant l’intention de me fâcher avec vous jusqu’à la fin de mes jours », écrit-il. Il récuse en tout point ses propos ; il considère la critique arendtienne du sionisme comme d’obédience « expressément trotskiste et antisioniste » (lettre 19 du 28 janvier 1946).
Au fond, c’est peut-être l’un des points les plus notables du sionisme selon Scholem. Ce dernier est, selon sa propre expression, « sectaire »; il le revendique en désignant, non sans un certain sens du paradoxe, le sectarisme comme quelque chose de « très décisif et très positif ». Par ailleurs, il faut avoir ici en tête la précision ajoutée par le spécialiste de la Kabbale : ce « sectarisme » assumé ne se focalise en aucun cas sur une organisation politique ou sur l’analyse de la société juive. Le problème du sionisme tel que Scholem l’esquisse est indépendant de la question de l’État juif ou du projet d’en édifier un jour, c’est le sens de la revendication d’une « croyance politique anarchiste », où l’on croit percevoir l’hypothèse d’un sionisme sans État juif… car sans État du tout – peut-être sur le modèle communautaire ou autogestionnaire des kibboutzim qui l’ont tant intéressé.

Les élites juives en accusation

La question de la responsabilité de certaines autorités juives dans ce qu’on appellera ici le problème du transfert, à savoir l’accord Haavara de 1933 , apparaît, toujours dans cette lettre de 1946, comme un point majeur de controverse entre les deux interlocuteurs. Il ressemble trait pour trait à l’un des aspects du livre qu’Arendt écrira sur Eichmann en 1963 : cette critique très lourde d’Arendt y sera reprise et étayée ; elle va jusqu’à évoquer « la participation » des Juifs à la Shoah, la compromission de Juifs puissants… Ces thèses sont évidemment inadmissibles ; elles ont choqué particulièrement Scholem et avec lui, l’ensemble du monde juif.
Il convient de rappeler cependant que Hannah Arendt a noté et apprécié, dès 1941, que le travail de Scholem sur les « grands courants de la mystique juive » fasse du peuple juif un peuple actif et non plus passif ; c’est que la question de la responsabilité personnelle est en jeu partout dans la pensée arendtienne, même si elle ne l’est pas de manière explicite. Ici, il semble évident qu’elle ne reproche pas au peuple juif, ou aux sionistes en général, de s’être compromis dans un accord dont elle ne conteste pas qu’il ait pu présenter des avantages au moment où il est intervenu.
La dureté qu’elle manifestera plus tard envers les autorités juives qui ont corrompu leur responsabilité en collaborant, même temporairement, avec Hitler – et espérant bien sûr par là des contreparties pour la communauté – se retrouve dans la virulence des attaques qu’elle porte contre les organisations sionistes qui auraient, selon elle, « fait affaire » avec l’Allemagne après 1933.

Première “alyah de jeunes Juifs allemands au kibboutz d’Ein Harod/1934/Photographie de Zoltan Kluger /National Photo Collection of Israel

Ces deux thèses sont, semble-t-il, du même type : elles sont l’une et l’autre sous-tendues par l’idée que les Juifs ne sont plus, comme on pouvait le penser au siècle précédent, de simples victimes de persécutions qui n’auraient nulle possibilité d’entrer dans l’histoire : pour Arendt, les Juifs sont des adultes responsables, et non des mineurs qui n’auraient jamais à rendre compte de leurs actes. Ils ne sont plus objets mais sujets, soumis au même principe de reddition de comptes que quiconque en ce qui concerne les décisions arbitrées. C’est donc en pleine responsabilité personnelle – et non collective, comme individus et non comme peuple – que certains Juifs ont cru pouvoir tirer parti de l’Allemagne hitlérienne. Scholem présente cet accord comme un « dilemme moral » mais considère que les Juifs en question n’ont fait que leur devoir, là où, dit-il, Arendt devait voir … des traîtres.

Quant à la critique faite à Herzl au sujet de « la force motrice de l’antisémitisme« , Scholem considère qu’il n’y a là qu’une lecture partiale et partielle de L’État des Juifs mais il ne la réfute pas dans sa lettre de 1946. Dans sa réponse, Arendt revient sur ce point, puisqu’elle voit dans la folle idée d’un antisémitisme « qui nous serait favorable », une « incapacité d’évaluer correctement les rapports de forces politiques ».
De ce que l’on pourrait appeler la « controverse de 1946 » autour de « Réexamen du sionisme », on retiendra que la question de la relation du sionisme avec l’antisémitisme, est déjà présente, et qu’Arendt, déjà, reprochait à certains Juifs leur participation au régime nazi, c’est-à-dire que les deux axes polémiques du livre sur Eichmann sont déjà à l’œuvre près de quinze ans plus tôt.

La question du nationalisme juif

Arrêtons nous même brièvement, sur le problème qui clôt la discussion de l’article : c’est la fin de la lettre 20. Pour Arendt, Gershom Scholem, en revendiquant « un nationalisme sectaire », joue avec le feu : il ne sait pas ce qu’il fait, ni quelles sont les conséquences qui se trouvent impliquées par une telle position.
Ainsi, non seulement son rejet de toute idéologie aboutit au rejet par Arendt de tout « -isme » – son travail faisant état d’une étonnante énergie consacrée à ne pas rigidifier sa pensée en système – mais elle ne peut comprendre que son interlocuteur se positionne au sein de l’idéologie nationaliste. Elle avance alors que tout nationalisme cohérent, à l’heure du déclin de la nation comme forme de gouvernement des peuples, est nécessairement raciste. Et prétendre, comme une évidence, qu’on serait un « sioniste anarchiste », ne change rien à ce point. C’est alors qu’elle ajoute : « La transformation d’un peuple en horde raciale est un péril permanent à notre époque », comme une grave mise en garde contre le nationalisme revendiqué par le destinataire de la lettre.
(Ne jamais oublier, que cette dernière phrase si fréquemment citée hors de tout contexte, n’a jamais été écrite à propos du régime hitlérien, mais qu’elle prend place à l’intérieur même du monde juif, pour caractériser certains courants sionistes).

Deux hypothèses  :

(1) Il est tout à fait possible que la critique par Arendt de certains sionistes soit en fait un rejet de l’idéologie sioniste comme idéologie, une critique du sionisme comme « isme ».
(2) Il est tout à fait possible également qu’elle n’ait pas voulu soutenir l’idée d’un État nationaliste juif, « pour » le peuple juif et chargé de le défendre. Ce peuple, devenant un peuple comme les autres, aurait alors à craindre le même péril de radicalisation progressive en horde raciale. Ces deux points ne sont pourtant jamais détaillés par Hannah Arendt, mais offrent deux pistes de réflexion qui inviteraient à reconsidérer intégralement le rapport même à la notion de peuple ou de nation.

Sionisme et nazisme

Si ce n’est pas l’expression de « banalité du mal» qui, à elle seule, a pu attirer sur son auteur les foudres du monde entier, c’est bien parce que d’autres thèses défendues dans le Rapport ont, elles aussi, un caractère hautement polémique. L’idée qu’Adolf Eichmann ait pu avoir des affinités avec le sionisme et qu’il ait lu Herzl, est défendue dans Eichmann à Jérusalem et suscite les plus vives objections de la part de Gershom Scholem.
Cette analyse est en quelque sorte le miroir de la critique qu’elle fait de Herzl : nous n’avons plus un sioniste qui croit profiter de l’antisémitisme, mais nous tenons, avec Eichmann, un antisémite qui croit pouvoir se servir du sionisme.

En effet, à lire Arendt, on comprend que l’idée sioniste a intéressé Eichmann, comme d’autres dignitaires nazis, en ce qu’elle constituait une solution politique au problème juif, à distinguer de la solution finale, qui n’intervient que peu de temps après. Par solution politique, nous entendons, toujours avec Arendt, la possibilité d’établir une colonie juive qui viderait progressivement l’Europe du peuple juif alors déporté sur d’autres terres, ce qui amènerait progressivement à l’accomplissement du projet nazi de purification de l’Allemagne.
Dans le Rapport sur le procès Eichmann, elle rappelle que l’île de Madagascar aurait été alors envisagée, mais que la mise en œuvre d’un projet visant à établir un État juif dans le seul but de vider l’Allemagne de ses Juifs, aurait nécessité de déporter de force des millions de gens sur des bateaux, et ce, en plein conflit mondial – ce qui est  financièrement in-envisageable pour un pays en guerre, et ce qui, de plus, techniquement très compliqué puisqu’il aurait alors fallu décider arbitrairement d’un pays étranger et de traverser l’océan pour y « déposer » des millions de Juifs. Tel est en tout cas l’un des aspects du travail d’Eichmann, qui a été amené comme fonctionnaire à connaître ce projet hitlérien. Ce qu’Arendt remarque, c’est que c’est sur le fond d’un échec technique de la solution politique qu’a pu se mettre en place la solution finale – l’extermination.
Elle y voit, à l’évidence, la vérification de ses principales objections à Theodor Herzl à qui, très tôt, elle a reproché d’avoir pu voir une force positive dans l’antisémitisme. Nous voyons donc ici, à travers la lecture de sa correspondance privée, qu’entre 1946 et 1963, Arendt a été constante sur ce point : elle faisait grief à Herzl de ne comprendre l’antisémitisme que comme accélérateur de son propre projet sioniste, comme si l’antisémitisme avait un revers positif en tant que force motrice poussant progressivement les Juifs aux marges des sociétés européennes jusqu’à les amener à former un État indépendant. Par là même, contrairement à ce que pourrait laisser penser Scholem, Arendt n’a jamais considéré que le sionisme était théoriquement compatible avec le national-socialisme allemand. Le reproche qu’il lui adresse (p. 423 et suivantes), estimant qu’Arendt nourrissait une telle hostilité envers le sionisme que celle-ci l’a aveuglée, la poussant à l’imputer même aux nazis, nous semble infondé, ou du moins discutable. Qui peut imaginer qu’Arendt ait pu raisonnablement faire du sionisme un produit du nazisme ? Le malentendu provient simplement du fait qu’Eichmann, comme nombre de nazis, a vu dans le sionisme l’opportunité de se débarrasser des Juifs d’Allemagne. Cela n’a jamais voulu dire, dans l’esprit d’Arendt, que sionisme et nazisme pouvaient être compatibles.

Aimer Israël?

          Enfin, il nous faut ici signaler un argument formulé par Scholem dans le compte-rendu qu’il établit sur Le rapport…  : il ne ressent, chez Arendt, aucune forme d' »ahavate israel« . Scholem réagit ainsi à l’accusation qu’elle porte à l’endroit des Judenräte qui auraient corrompu leur responsabilité en acceptant un pacte avec le diable. Il voit dans cette position sans nuance l’effet d’un manque d’amour pour le peuple juif. Scholem, à bon droit blessé par la virulence du propos, place le débat sur un terrain émotionnel ou mystique.

Manifestation de joie et d’amour pour Israël, lors de la déclaration d’indépendance de l’État d’Israël/Jérusalem/1948/Photographie de Robert Capa

La réponse d’Arendt : elle reconnaît ne jamais avoir ressenti cette « ahavate israel« . Elle n’a jamais pu aimer le peuple juif en tant que peuple, de la même manière qu’elle n’a jamais aimé les Allemands ou les Français comme tels. Elle énonce alors deux raisons : la première, c’est qu’elle n’a jamais aimé que ses amis, et non des groupes – on comprend bien comment elle s’extrait toujours des catégories communautaires pour revenir au niveau de l’individu. La seconde, c’est qu’étant juive elle-même, en aimant le peuple juif, elle aurait l’impression de s’aimer elle-même, de renvoyer cet amour vers le Même. Non seulement on ne peut aimer que ses amis (des individus singuliers), mais on ne peut aimer que l’Autre, et non le Même : c’est cette irréductible différence qui permet l’amitié. 
Si, à l’intérieur même d’une amitié si houleuse, on remarque ce qui s’apparente à une éthique arendtienne de l’amitié, retenons surtout le refus de porter un amour immodéré à des groupes, à des peuples ou à des masses, recherchant toujours à singulariser l’objet sur lequel l’affection se porte – refus de reconnaître le peuple juif comme tel, ici, pour faire droit à la singularité de chacun des Juifs, quitte à passer, aux yeux de ses amis juifs, pour une mauvaise juive elle-même.
À la lecture de ces lettres, on comprend que le différend qui oppose Scholem et Arendt s’il ne connaît son paroxysme qu’en 1963, était déjà en germe dans des divergences qui se sont fait jour sur une période de vingt ans.

Comment punir Eichmann?

Néanmoins, des aspects émergeant en périphérie du procès ont également joué dans les malentendus qui ont conduit à la controverse de 1963. On pense au problème posé par l’exécution d’Eichmann.
En effet, en considérant que le type de crime commis par le régime nazi est sans commune mesure avec tout ce que nous avons connu auparavant, Arendt se livre à une réfutation des critères juridiques traditionnels utilisés pour estimer la culpabilité du justiciable. Au fond, les crimes nazis excèdent de très loin les critères habituels (l’amélioration du criminel, la justice rétributive, ou la vertu dissuasive par l’exemple) car aucun des nazis, et encore moins Eichmann, ne pouvait correspondre à ces critères : ils ne représentaient plus un risque avéré de récidive et leurs victimes avaient subi un crime si énorme qu’on voyait difficilement comment une peine, quelle qu’elle soit, pût être en mesure d’en « réparer » les dommages, d’une manière ou d’une autre. Ces crimes sans précédent rendent les catégories juridiques inopérantes.
Ainsi, la notion de distance à l’instrument fatal n’a plus de sens. En général, on considère que « le degré de responsabilité augmente à mesure que l’on s’éloigne de l’homme qui manie l’instrument fatal de ses propres mains » (p. 431 du rapport sur Eichmann). Dans les organisations mafieuses classiques, ou le grand banditisme, on considère spontanément que le commanditaire est « plus » responsable que le simple « homme de main ». Or, dans les cas de crimes de masse, qu’il faut entendre au double sens de crimes commis sur une multitude et de crimes commis par une multitude, le nombre de responsables impliqués est si grand qu’il n’y a plus aucun sens à considérer la distance qui sépare le haut fonctionnaire du kapo physiquement présent à l’intérieur du camp. Qu’Eichmann ait pu solliciter des conseils ou en donner à d’autres en vue d’une action criminelle, c’est indubitable. Mais, en l’espèce, le type de crime commis est si radicalement distinct des crimes que l’on connaissait auparavant que le degré dans la hiérarchie, l’ampleur ou le contenu desdits conseils fournis ou reçus ne renseignent pas sur la spécificité de l’acte commis.

Ainsi, Scholem, dans sa lettre du 23 juin 1963, réitère sa plus forte opposition à l’exécution de la peine prononcée. S’il considère comme convaincant l’argumentaire du jury, il présente la condamnation d’Eichmann comme une erreur historique car, au fond, la condamnation donne l’illusion que l’on pourrait imputer la Shoah à un particulier, en blanchissant par contraste tous les autres. Cette position rejoint l’argument de Martin Buber qui, s’opposant à l’exécution d’Eichmann, y percevait « une erreur aux dimensions historiques » car « elle permettrait à de nombreux jeunes Allemands d’échapper à leur sentiment de culpabilité », comme si toute la responsabilité du crime nazi pouvait échoir à une personne unanimement désignée comme coupable. L’imputation du crime, diluée dans la multitude des agents, ne pouvait pas, selon eux, se concentrer sur un seul homme, l’eût-il mérité.
Nous ne revenons pas, ici, sur les idées très innovantes de sentence – les travaux forcés dans le Neguev pour rendre au peuple juif ce qu’il leur a pris, qui illustre, en passant, une forme de dimension rétributive – mais nous devons souligner les difficultés de la sentence quant à ce procès. Fallait-il considérer que les nazis étaient inhumains, et qu’ils ne pouvaient donc recevoir de peine humaine ? Mais le droit suppose toujours une humanité commune entre celui qui juge et ceux qu’on juge. Le mal était-il si extraordinaire qu’aucun de ceux qui l’ont pratiqué ne pouvait être jugé à la mesure de ses actes ? Ou était-il, à l’inverse, si banal, qu’il fallait considérer comme banals ceux qui l’ont mis en œuvre et donc les juger comme des criminels ordinaires, de droit commun ? La notion de banalité du mal pose problème du point de vue de la peine, c’est-à-dire avant tout dans le cadre d’une pensée du droit.
Un autre argument essentiel exploité contre l’exécution d’Eichmann est le suivant : le mal en question est si peu banal, si extraordinaire, qu’aucun pays, ni Israël ni un autre, ne peut le juger selon son droit. Un crime contre l’humanité est toujours plus qu’un crime contre un pays – et aucun État particulier n’est alors en position de le juger. C’est la position de Jaspers, qui proposait un tribunal international pour statuer sur le cas Eichmann. Considérant – c’est une des facettes de la « banalité du mal » – que ce genre de crimes est « plus et moins à la fois qu’un crime ordinaire », Jaspers avait proposé que le tribunal de Jérusalem se déclare lui-même incompétent et ce, pour deux raisons : d’une part, car la nature juridique des crimes devait être éclaircie, et d’autre part, car l’idée qu’un État pouvait seul juger des crimes commis avant même sa création par un autre État indépendant était, sur le plan juridique, loin d’être une évidence. S’il était difficile pour le tribunal de décréter lui-même son incompétence, Israël aurait pu, une fois l’affaire jugée, refuser d’exécuter la sentence en s’en remettant aux Nations unies jusqu’à la création d’une cour pénale internationale permanente.

Cela aurait eu l’avantage d’éviter trois critiques :

– l’idée qu’un tribunal qui ne représente qu’une seule nation ne peut juger un crime contre l’humanité sans en atténuer la gravité, sans le minimiser ;

– l’idée qu’il fallait éviter le risque d’un sentiment anti-israélien postérieur à la mise à mort d’Eichmann, qui aurait pu provoquer une hostilité contre cet Etat ;

– l’idée qu’on ne peut pas juger si l’on est juge et partie, et qu’alors les Juifs étaient à la fois les juges et les victimes.

Le refus plusieurs fois réitéré de David Ben Gourion d’avoir recours à un tribunal international s’adossait à l’affirmation historiquement incontestable qu’en 1961 les Juifs avaient en tant que Juifs la possibilité de juger un crime contre leur peuple, et ce, pour la première fois depuis le siège de Jérusalem en l’an 70. Ce n’est qu’ici que l’on peut comprendre les raisons pour lesquelles Arendt approuve l’exécution (contre Scholem, Buber et Jaspers, donc) : elle est, des quatre, la seule à avoir considéré qu’une fois l’hypothèse d’une justice internationale éliminée, et une fois affirmée la compétence du tribunal, il n’y avait d’autres solutions que d’exécuter la peine. Au fond, pour Arendt, la seule raison légitime qu’on aurait eue pour justifier qu’Eichmann ne soit pas mis à mort aurait été l‘opposition de principe à la peine capitale, argument qui n’a pas été avancé au moment du procès, ni par Scholem ni par Martin Buber, ni par Karl Jaspers.
C’est pourquoi la question de l’exécution autant que la notion de « banalité du mal » se trouvent corrélées, constituant l’un des nœuds polémiques de la rupture entre Arendt et Scholem en 1963 : l’une estimant que le tribunal a été, par moments, fort peu convaincant dans l’accusation, mais que la peine devait être exécutée une fois établie la culpabilité, l’autre considérant à l’inverse, que l’accusation a été convaincante, et efficace à démontrer à tous égards la culpabilité de l’accusé, mais refusant l’exécution de la peine pour des motifs extrinsèques au procès lui-même.

Les points de dissension

En somme, la Correspondance d’Hannah Arendt et Gershom Scholem permet d’établir un certain nombre de points :

(1) La polémique ne peut être circonscrite à la simple notion de « banalité du mal« , mais découle d’autres thèses plus sulfureuses encore : ces thèses-là, la mise en relation du nazisme et du sionisme et la collaboration de certains Juifs avec le régime, prennent elles-mêmes racine dans une certaine conception du sionisme, point de divergence entre Scholem et Arendt dès les années 1940.

(2) II faut entendre l’apport du rapport Eichmann dans le champ de la philosophie du droit, posant le problème juridique de la peine,  et pas seulement de la philosophie morale, ce qui est n’est pas évident dans le reportage mais explicite dans les lettres.

(3) L’expression « banalité du mal » a vocation à restituer une responsabilité individuelle (de chacun, qu’il soit juif ou non, dignitaire nazi ou non) sans jamais minorer la gravité des crimes commis. Jamais il ne s’est agi d’oblitérer la responsabilité d’Eichmann, puisque Arendt revendique au contraire le primat de la responsabilité individuelle sur toute responsabilité collective, meilleur moyen de diluer la première.

***

    L’auteur des Origines du totalitarisme est devenu, en l’espace de quelques décennies, une philosophe de référence, étudiée et commentée. Son œuvre, tardivement reconnue, est aujourd’hui traduite dans le monde entier, et on la considère unanimement comme un auteur indispensable pour comprendre le vingtième siècle. Rétrospectivement, on a donc du mal à saisir l’ampleur de la controverse de 1963 : un texte signé par Vladimir Jankélévitch et quelques autres grands intellectuels, publié dans le Nouvel observateur du 23 octobre 1966 s’intitulait même : « Hannah Arendt est-elle nazie ? ». K. Jaspers dans un entretien avec Peter Wyss en 1965, parle d’ « une action organisée, une action polémique », des incitations à ferrailler contre Arendt, et même des pressions contre des libraires new-yorkais pour qu’ils cessent de vendre le livre.
Avec cette correspondance, on situe un peu mieux le contexte et on mesure avec plus d’équité la profondeur des malentendus qui ont éclaté autour du Rapport sur le procès Eichmann, ambiguïtés qu’une lecture attentive de la correspondance privée permet d’éclaircir.

Références bibliographiques

On trouvera l’article « Réexamen du sionisme » (1946) dans, H. Arendt, Écrits juifs, Traduction par S. Courtine-Denamy, Paris, Fayard, 2011, p. 509-543.

H. Arendt, Eichmann à Jérusalem : Rapport sur la banalité du mal (1963)/Eichmann à Jérusalem : Rapport sur la banalité du mal, Titre original : Eichmann in Jerusalem, Report on the Banality of Evil (1963), Traduit de l’anglais par A. Guérin ; Traduction revue par M.-I. Brudny de Launay puis révisée par M. Leibovici, Gallimard, 2017, « Collection Quarto ».

H. Arendt, K. Jaspers, À propos de l’affaire Eichmann, Traduit de l’allemand par O. Mannoni, A. Tautou et M. Leibovici, Suivi d’un texte d’Alexander Mitscherlich, Avant-propos de M. Leibovici et A. Mréjen, Paris, Édition de L’Herne, 2021.

Présentation de l’éditeur : « Du 11 avril au 14 août 1961, se tient, à Jérusalem, le procès d’Adolf Eichmann – ancien chef de service du bureau IV B 4 de la Gestapo chargé de la « solution du problème juif en Europe » – pour lequel Hannah Arendt obtient du journal The New Yorker d’être envoyée en tant que reporter. En 1963, elle publie à la suite de ce procès son livre Eichmann à Jérusalem : Rapport sur la banalité du mal. Il s’agit ici de proposer une nouvelle approche de la réception du livre d’Arendt et de sa polémique à travers la lecture de quatre textes inédits en français. L’entretien de Karl Jaspers avec Peter Wyss ainsi que l’article d’Alexander Mitscherlich ont été publiés en Allemagne au moment de sa parution en 1964. Préoccupés l’un et l’autre par l’implication du peuple allemand dans le régime nazi, ils attirent l’attention sur un point central du livre : le lien entre l’effondrement moral provoqué par les nazis dans toute l’Europe et la criminalité d’Eichmann. Les deux textes suivants sont des transcriptions de textes préparatoires à deux interventions faites par Hannah Arendt à la même époque. Elle y aborde les questions soulevées par la polémique en répondant d’un point de vue politique, morale et juridique (…). »

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