Quand avons-nous vraiment quitté l’Égypte ?

par Nancy Rozenchan

Traduit du portugais (Brésil) par J.-Y. Carfantan.

Orly CASTEL-BLOOM, Le Roman égyptien, Titre original : הרומאן המצרי /Haromane hamitsri (2015), Traduit de l’hébreu par R. Pinhas-Delpuech, Paris, Éditions Actes Sud, 2016, Collection Lettres hébraïques.

Cet article été publié sous le titre : « Quando foi mesmo que saímos do Egito? A saga de Orly Castel-Bloom », dans la revue Cadernos De Língua E Literatura Hebraica, numéro 18, p. 36-45. Cette traduction/adaptation s’inscrit dans le cadre d’un partenariat de l’Association Sifriaténou avec le CEJ de l’Université de Sao Paulo

Plus de soixante-dix ans après la proclamation de l’Indépendance d’Israël, s’ils n’ont pas été tous résolus, tous les problèmes que le jeune État hébreu a rencontrés ont, au moins, été posés et discutés (souvent avec âpreté !).
Parmi ces questions toujours ouvertes, figure, en particulier, celle de l’intégration des nouveaux arrivants sommés, non sans quelque brutalité, de s’adapter à la vie dans le pays : apprendre une langue nouvelle, accepter des normes socio-culturelles nouvelles…
Dans Le Roman é
gyptien, publié en 2015, O. Castel-Bloom traite de l’immigration de la famille Castil (du nom de sa propre famille) : depuis l’Égypte jusqu’à l’installation en Israël, des origines séfarades à l’effondrement des rêves sionistes, et au- delà.

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Quel regard porter sur l’histoire de l’État d’Israël, après plus de soixante-dix années d’existence ? Que signifie vivre en son sein, aux yeux des différentes populations qui le composent ? Autant d’interrogations auxquelles la littérature hébraïque d’Israël a offert de nombreuses réponses. Par sa grande richesse, celle-ci propose le récit des innombrables événements, des débats et controverses qui ont marqué l’histoire de la construction du pays. Cette littérature de pionniers s’est inspirée de la lutte menée pour établir une nouvelle nation mais aussi de l’expérience passée et contemporaine de ses habitants.
L’État hébreu s’est construit sur une immigration dense venue des quatre coins du monde. Aussi, les très nombreuses œuvres qui composent la récente littérature de fiction proprement israélienne (écrite en hébreu et produite en terre d’Israël), reflètent cette variété géographique et offrent mille sujets et mille approches ; ainsi, les « romans de l’immigration » sont enrichis en permanence par de nouvelles contributions.

Une thématique littéraire récente

Au cours de la première moitié du XXème siècle, les premières vagues d’immigrants (les ‘aliyote) sont principalement composées de Juifs d’Europe centrale et orientale (ashkénazes). Ce sont eux qui créent la littérature en hébreu du début du XXème siècle. Le pays était alors occupé par une population arabe, par des habitants sépharades issus de pays de l’Europe méditerranéenne et par des Juifs originaires de pays arabes que l’on finit par nommer mizra’hime (orientaux). Le nombre de ces « Orientaux » était cependant restreint. Ils ne constituaient pas alors un centre d’intérêt culturel majeur et leur évocation dans la production littéraire était réduite.

Au moment où est déclarée l’Indépendance de l’État d’Israël, même si le nombre de Juifs habitant dans le pays avait déjà sensiblement augmenté depuis les premières ‘alyote, la population de ce jeune État devait encore s’enrichir de nouveaux apports : les survivants de la Seconde Guerre mondiale (avec ou sans famille) qui n’avaient plus de lieu où s’installer en Europe, un continent où leur destin avait été scellé ;  mais aussi l’immigration d’un grand nombre de ressortissants de pays arabes, d’Afrique ou du Moyen Orient, expulsés ou fuyant des territoires où ils avaient vécu pendant plusieurs siècles.
Les écrivains d’origine ashkénaze demeuraient néanmoins encore majoritaires. Les thèmes qu’ils privilégiaient concernaient les efforts et combats menés pour créer et consolider le pays en favorisant l’intégration de tous les arrivants. Ces auteurs évoquaient aussi la dilution progressive des particularismes qui caractérisaient les Juifs de la Diaspora. Si les groupes de population minoritaires – Marocains, Irakiens… – connaissaient une augmentation progressive de leurs effectifs, ils ne jouissaient pas pour autant d’un meilleur positionnement dans l’espace littéraire hébraïque. Au cours des phases les plus complexes du processus d’intégration au pays et à sa culture, ces couches de la population ne bénéficièrent que rarement de l’attention qu’elles méritaient, aussi bien de la part des autorités que du monde littéraire. À de rares exceptions près, nul auteur ne porta la voix de ces minorités, muette dans les écrits des auteurs les plus reconnus.
Parmi les nouveaux arrivants, quelques écrivains originaires d’Irak, reconnus dans leur pays d’origine, parvinrent non sans difficulté à adopter l’hébreu. Tant qu’ils continuaient à écrire en arabe, ils avaient du mal à attirer de nouveaux lecteurs. Un phénomène analogue fut observé chez les écrivains qui publiaient en yiddish. La persévérance de ces derniers, et le riche substrat culturel inhérent au yiddish, évitèrent l’extinction précoce de cette forme d’expression, sans plus. Les écrivains s’exprimant en judéo-espagnol (ladino) ne bénéficiaient pas, eux non plus, d’une audience littéraire significative.
De façon générale, sans même parler de la langue, les thèmes qui préoccupaient les nouveaux arrivants n’étaient pas mis en avant. La honte, l’humiliation, les souffrances étaient occultées, souvent par ceux-là mêmes qui avaient vécu des épreuves. Par ailleurs, le public autochtone ne prêtait guère attention à eux.
Construire la nation : telle était la priorité.

Immigrants venant d’Égypte (Port Saïd)/1956/Photographie Agence Juive

Le tournant des années 1970

À partir des années 1970, le contexte change. Après la guerre de Kippour, un changement d’orientation du gouvernement se fait jour et l’on se montre plus réceptif aux groupes jusqu’alors traités comme marginaux.
De nouvelles possibilités d’expression littéraires s’ouvrent. Ces secteurs de la population plus « visibles » s’efforcent d’occuper l’espace qui leur revient dans la vie culturelle, ce qui favorise l’émergence de nouveaux auteurs. Les thèmes qu’ils privilégient suscitent un intérêt croissant, au point de devenir des sujets majeurs. De nouveaux écrivains, issus de ces minorités, commencent à conquérir leur propre espace. Plusieurs font écho aux questions abordées dans d’autres pays : la Shoah, les survivants, les femmes et le féminisme, l’homosexualité, le sort des Arabes, et, progressivement, celui des Palestiniens, les nouveaux immigrants éthiopiens et soviétiques, les travailleurs étrangers (les Philippins ou autres), d’autres souffrances…
Au tournant du XXIème siècle, une seconde génération est à même de porter sur tous ces sujets un regard neuf, libre et incisif. Plus audacieuse, cette génération exige des réparations, et fait valoir ses droits. Ces écrivains prennent position, exposant, par la même, blessures et cicatrices – racines de leur protestation.
La trajectoire littéraire d’O. Castel-Bloom, née en 1960, considérée souvent comme l’écrivain le plus audacieux de sa génération, s’inscrit dans ce contexte. Dans son quatorzième ouvrage, Le Roman égyptien, paru en 2015, elle évoque, sur un ton souvent sarcastique, les douleurs de « sa » sortie d’Égypte. Mais l’expression d’une souffrance individuelle cède à la place à celle d’une collectivité quand elle raconte les difficultés rencontrées par les Juifs égyptiens lors de leur installation en Israël. Comme pour les autres Juifs ayant immigré en Israël, leur épreuve est liée autant au départ d’Égypte qu’aux conditions de vie dans leur nouveau pays d’accueil.

Une “saga” familiale ?

Le Roman égyptien – ce titre est à entendre peut-être comme une antiphrase car il est difficile de considérer cette œuvre comme un roman, tant sa forme est éclatée et la mode de narration peu linéaire- est composé d’une série de récits ou petits contes entre lesquels il n’existe pas nécessairement de liens. Ces derniers ne font pas toujours référence à un lieu précis, même si la plupart se déroulent en Israël et quelques-uns en Égypte et en Espagne. Tous concernent le passé ; ils s’appuient sur des souvenirs apparemment insignifiants. Seuls points de cohésion entre ces éléments épars réunis dans ce roman sombre : le rejet des institutions comme la famille, une profonde révolte contre les réalités de l’immigration, un refus d’une « histoire nationale idéalisée » ou des obligations qui découleraient des liens de sang. Il n’y a pas même de personnage principal ou d’événement qui survienne en un lieu déterminé et se déploie sur une certaine durée. L’œuvre offre une combinaison dramatique d’événements, de faits divers auxquels s’ajoutent des rumeurs, des outrances macabres et satiriques, parfois à la source de bouleversements émotionnels.
L’ensemble toutefois finit par former une sorte de saga familiale un peu hors normes et chaotique, en partie autobiographique comme l’indique le nom de famille de plusieurs des personnages, par exemple, celui de Castil, originaire de l’Espagne d’avant l’expulsion des Juifs en 1492.
On reconstitue donc une histoire éclatée de l’immigration depuis l’Égypte, à partir de deux frères, Vita et Charlie Castil, qui, pendant leur jeunesse à la fin des années 1940, après la création de l’État d’Israël, ont été membres de la branche cairote du mouvement de jeunesse juif marxiste et sioniste השומר הצעיר/Hashomer Hatsaïr/La jeune garde », une organisation grâce à laquelle eux et leurs futures épouses (Adèle et Viviane) purent immigrer et s’installer dans le kibboutz Ein-Shémer, près de la ville de Hadera, dans le nord d’Israël.

Membres de la brigade Yiftach/1er Bataillon, Compagnie D/Kibboutz de Ein Shemer/1947

Or, bien que tous les résidents partagent en principe les mêmes orientations idéologiques, les premiers arrivés dans le kibboutz, originaires de Pologne, acceptent mal l’installation des orientaux tandis que les jeunes gens, ayant depuis peu quitté l’Égypte, s’imaginaient que dans un pays libre, ils pourraient exprimer leurs opinions sans contrainte. De leur côté, les kibboutzniks « européens » jetaient sur ces immigrants, dont les familles étaient en général socialement et culturellement aisées dans leur pays d’origine, le même regard dépréciateur qu’ils portaient sur les immigrants venus des autres pays arabes qui en raison, notamment, de leur origine sociale, culturelle et économique modeste, reçurent un accueil souvent indigne.

Une exclusion originelle

Au cours du récit, on découvre que le traumatisme majeur des frères Castil, idéalistes, n’est pas engendré par la fuite de leur pays d’origine, mais bien par l’obligation, à la suite d’un conflit idéologique, de quitter le kibboutz où ils ne vécurent que trois ans – alors qu’ils comptaient y vivre le restant de leur vie. À l’origine de ce départ précipité, un vote, destiné à déterminer si les kibboutzim soutenaient, ou non, le procès, à Prague, d’un haut fonctionnaire du Parti communiste de Tchécoslovaquie, Rudolf Slansky, et de douze autres leaders, presque tous Juifs, accusés de trahison et d’appartenance aux mouvements trotskiste, titiste et sioniste. Vingt-trois Juifs égyptiens, pourtant marxistes fervents, sont expulsés du kibboutz pour avoir voté contre la décision « nationale », et une soixantaine quitte le kibboutz par solidarité avec ces derniers.
Ironie de l’histoire : après ce renvoi, la majorité du groupe s’en va occuper des emplois administratifs à Tel Aviv, s’assurant ainsi un niveau de vie plus élevé et plus confortable que celui de leurs anciens camarades du kibboutz. Au lieu de devenir des prolétaires travaillant à la campagne, ils se transforment en bourgeois urbains, retrouvant leur mode de vie originel. Les balcons près de la mer de Tel Aviv ou en bordure du fleuve Yarkon remplacent ceux qui donnaient sur le Nil, dans un parallèle qui aliment une certaine nostalgie de leur enfance et jeunesse égyptiennes.

Adolescents juifs posant devant les pyramides/Circa 1950/Photographie Akadem

Les circonstances de leur éviction, pour « antisionisme », et la stigmatisation subie, demeurent un secret connu des seuls frères. Ce passage peut être jugé comme une féroce satire des temps révolus du sionisme « communiste ».
La ‘aliyah, telle qu’elle est présentée dans le roman, est une expérience insipide et décevante, un parcours fait de promesses irrémédiablement suivies de rejets, où les idéaux sont définis comme un pacte pragmatique, impuissants à remédier au défaut de l’intégration culturelle et idéologique espérée ; une expérience de désillusion.
Alors que la génération expulsée du kibboutz finit tant bien que mal par s’établir et s’installer en Israël, en dépit d’une frustration persistante, la génération des descendants périclite. Les filles des deux couples ne sont présentées que par indications anonymées. Ainsi, on désigne les personnages ainsi : « la fille la plus vieille, la fille la plus jeune, la fille unique, la cousine de celles-ci ».,
Les autres filles souffrent de maladies auto-immunes, de décalcification, ou de souffrances dues au non-respect de certains engagements. L’effondrement des idéaux des parents se reflète dans les handicaps de leurs enfants.
Des serments faits sur le lit de mort – la famille se soutiendra et restera unie – demeurent vains, soit en raison de l’incapacité à les honorer, soit à cause de circonstances défavorables. Ces filles apparaissent comme des individus sans identité, déstructurés.

Les frustrations vécues en Israël démentent ainsi l’affirmation prophétique de Jérémie : « En ces jours-là, on ne dira plus : « les pères ont mangé des raisins verts, Et les dents des enfants en ont été agacés » », Jérémie, 31 : 29.

Regards croisés sur l’Égypte et Israël

Le faisceau de récits tissés par O. Castel-Bloom trouve son centre dans la famille de la romancière qui part d’expériences personnelles, soit vécues ou transmises. Ce récit discontinu intègre également des anecdotes sans rapport obvie avec l’histoire familiale, survenues en Israël, en Égypte ou en Espagne… Celles-ci introduisent des coupures dans le récit des parcours familiaux, eux-mêmes assez tendus. Elles permettent de créer des scènes secondaires qui complètent, de diverses façons, la scène principale où les personnages vivent et ont vécu.
Ces anecdotes mettent aussi en évidence la position de la narratrice, toujours présentée comme étant « la fille la plus âgée ». Elles soulignent que la vie quotidienne continue à s’écouler, ailleurs, en dehors d’une saga familiale chargée en mésaventures. Elles confèrent enfin, un relief particulier à des histoires pittoresques remontant à la période de cohabitation entre Égyptiens et Israéliens, au cours des premières années d’établissement de relations diplomatiques entre les deux pays, ou pendant les années de la révolution égyptienne à partir de 1990.
Ainsi, donnant au lecteur l’occasion de faire un pas de côté par rapport à l’histoire proprement familiale, l’auteur évoque au chapitre 9 – intitulé « La caissière en promotion » –, les rêveries et réflexions qu’elle prête à l’employée de la superette de la rue Rokach à Tel Aviv.
Un autre exemple d’histoire pittoresque remontant aux périodes évoquées est introduit à la fin du livre, lorsque Castel-Bloom évoque l’Égypte contemporaine à l’époque de la destitution du président Hosni Moubarak. La narratrice réfléchit alors sur la perception que les Égyptiens ont des Israéliens et en conclut à l’impossibilité de faire confiance à l’interlocuteur égyptien.

Ainsi, dans le chapitre 14 – intitulé « Le printemps des émeutes » –, qui n’a aucun rapport direct avec la famille Castil, on retrace la vie surprenante de l’historien et guide touristique égyptien Farid al-Amrawi, qui pratique l’hébreu. Le récit évoque ses études d’archéologie : il s’attarde sur les années de prospérité, lorsque, après l’établissement de relations diplomatiques, les Israéliens débarquaient en masse dans le pays voisin. Il retrace encore les années de vaches maigres qui ont suivi la Révolution égyptienne, le médiocre travail dans ce qui était autrefois le beau jardin zoologique du Caire – aujourd’hui en état de total abandon –, la rencontre du guide avec une Juive cairote millionnaire excentrique, Celeste Sanuah, une survivante presque solitaire de la communauté juive disparue, d’une tête et demie plus haute que lui. Le texte décrit les relations entre le guide et sa compagne, qui s’achèvent sur la disparition du premier après qu’il eut dérobé quelques biens à la seconde.

L’auteur dévoile in fine la fausseté de cette relation, motivée avant tout par les intérêts : la rupture amoureuse est décrite comme une métaphore, ou répétition, de l’histoire de l’Égypte et de ses Juifs… Dans la trame du récit de cette anecdote du chapitre 14, l’auteur intègre une quantité considérable de commentaires acerbes et souvent très perspicaces, formulés sous la forme de phrases lapidaires, aussi bien sur les Israéliens, les Juifs, que sur la situation lamentable de l’Égypte. Personne n’est épargné.

Une certaine histoire des Séfarades

En racontant l’histoire de sa famille, l’auteur a souhaité, selon les propos qu’elle tient dans un interview, retracer l’histoire des Séfarades. « Ce roman est mon devoir de mémoire séfarade. C’est un hommage à ma tribu, la famille Castil, originaire d’Égypte, mais auparavant d’Espagne, pays d’où ils furent expulsés en 1492 par les instigateurs d’une Inquisition catholique féroce. »
Le roman égyptien est l’histoire des Séfarades (dont chaque branche en Israël ou ailleurs, a sa propre histoire juifs) est appréhendé dans l’optique satiriste de Castel-Bloom. Elle se réfère à « ses » Séfarades d’Égypte, même si elle ne se limite pas à cela. D’autres origines sont mentionnées. On sait en effet que la communauté juive égyptienne du XXème siècle comptait également des Ashkénazes, installés après l’ouverture du canal de Suez, des Juifs italiens, et orientaux. Dès le début du livre, à propos du personnage de Viviane, la narratrice évoque l’origine surprenante, forgée dans son imagination :

Le huitième chapitre du livre, intitulé « L’année du cochon », retrace l’histoire tout aussi extravagante d’une grande famille, s’adonnant à la fois à la culture de la lavande et à la fabrication dérivée de savonnettes ou élevant des troupeaux de moutons et d’agneaux au XVème siècle dans localité de Torre de Mormojón, en Castille. Devant la menace de l’Inquisition, sept des huit frères et leurs familles fuient vers la bande de Gaza. L’histoire qui est mise en lumière est considérée comme un secret de famille. C’est celle de ce frère qui se trompe d’itinéraire en tentant de fuir, débarque au Portugal où il n’est pas bien reçu par les Juifs du pays. À son retour en Espagne, il se convertit en bonne et due forme, vend sa fille Esther comme esclave puis la récupère. Dans l’intervalle, celle-ci est convertie trois fois. Pour cacher son identité juive, elle soutient sa famille en devenant porchère, un métier appris lorsqu’elle était esclave – à l’époque, elle s’abstenait de s’occuper des porcs les samedis –. L’histoire de la porchère, aux accents tragiques, constitue pourtant l’un des passages les plus amusants du livre. Esther finit par être obligée de vêtir le sambenito, le vêtement d’infamie de ceux qui étaient condamnés par l’Inquisition. Le contraste prononcé entre les odeurs et sentiments qu’inspirent la lavande et les porcs provoque des dissensions au sein de la famille. Il révèle clairement la situation tragique des conversos et les tensions existantes entre des pratiques religieuses camouflées et affichées.
Comme s’il fallait ajouter un détail à cette étrange histoire, on y trouve un certain rabbin Isaac Abuab qui n’arrive nulle part parce qu’il meurt de la peste sur son chemin.

Ces récits excentriques, provocants, suscitent une certaine gêne.

Le dernier exode ?

Aux origines déjà multiples de la famille Castil d’Égypte, il faut ajouter les différents exodes des Hébreux et Juifs de ce pays. Au récit biblique, connu, de la fameuse fuite dirigée par Moïse, s’ajoutent les exodes du XXème siècle, lorsque les Castil s’en vont. En 1948, lorsque l’indépendance d’Israël est prononcée, les Juifs soupçonnés de militantisme sioniste ou communiste sont faits prisonniers puis expulsés d’Égypte un an plus tard. Au cours des années qui suivent, la majorité des Juifs restés dans le pays ne sont pas expulsés. Néanmoins, comme dans le texte biblique, des circonstances très variées les conduisent à partir. En 1956, après la campagne du Sinaï, des Juifs sont arrêtés, leurs biens sont confisqués, le tampon « sans droit au retour » est inscrit sur leurs passeports. Sur une population de près de 80 000 Juifs vivant dans le pays, moins de la moitié va alors se diriger vers Israël.

Propagande antisémite/Nasser jetant d’un coup de pied le Juif (Israël) à la mer, avec l’appui des armées libanaise, syrienne et irakienne, « Al-Farida », Liban, 1967.

Le Nil est un élément important dans l’une des histoires racontées par le personnage de Vita Castil. Le chapitre 7 – intitulé « Révolution » – retrace un épisode de mécontentement contre les conditions de vie misérables du pays. Les paysans égyptiens, appauvris, sont présentés aux membres du mouvement Hachomère Hatsaïr. Les directives du mouvement sioniste réveillent alors chez Vita Castil un sentiment nationaliste… égyptien. En tant qu’Égyptien nationaliste, il risque sa vie en participant à des manifestations contre le régime monarchique du roi Farouk et, en tant que sioniste, il aide des Juifs à sortir clandestinement du pays. Si ce Moïse contemporain a dû sortir des eaux du fleuve pour se sauver, il bénéficia d’un soutien fort différent de celui fourni à l’illustre maître de la Bible. En effet, au cours d’une manifestation sur le pont Abbas, des manifestants s’y retrouvent bloqués, puis contraints, par les forces de police actionnant le pont-levis, de sauter du pont, au risque de se noyer, pour se sauver. Mauvais nageur, Vita Castil hurle « Maktoub ! », reprenant les exclamations apprises des paysans exprimant ainsi leur sentiment d’impuissance devant l’exploitation et la misère. Notons également la phrase d’encouragement que lui crie un Égyptien alors qu’il émerge et qu’il est incité à fuir en nageant : « Ya’alla, ya’alla, Kilimanjaro ». C’est finalement à ce cri qu’il s’accroche, se remémorant les sommets appris lors de ses études de géographie, qu’il se figure comme des points d’appui : « À sa droite se trouvaient le Kilimandjaro, l’Everest, le Mont Blanc, l’Ojos del Salado et l’Aconcagua, et à sa gauche, Maktoub », p.80. Entre la foi et l’espérance, l’acceptation du destin et la lutte, c’est ainsi que Vita se sauve. Une fois de plus, le destin des Juifs est lié au Nil. Dans ce cas-ci, nul besoin d’invoquer l’aide divine.

Selon le récit biblique, les descendants de Jacob durent souffrir pendant des années dans le désert, emplissant Moïse leur guide de tristesse et d’amertume. Ce dernier dû leur apprendre qu’il existait une préoccupation bien plus essentielle que les casseroles de viandes dont ils avaient la nostalgie…
Les Castil du XXème siècle, bien qu’ils aient d’autres raisons d’être amers, n’ont pas cessé de se remémorer le bien-être et plaisir de leur vie au bord du Nil. À contrepied des textes de certains auteurs israéliens séfarades ou orientaux, Castel-Bloom n’évoque pas l’ancienne patrie sur un ton « pleurnicheur » ni ne verse dans le sentimentalisme mais adopte un ton sarcastique ou burlesque.

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Un peu avant la première phase de révolution égyptienne de 2011, à l’origine de la démission du Président Moubarak, l’écrivain s’est rendu en Égypte pour connaître le pays. Ce séjour a-t-il inspiré ou influencé, et si oui à quel point, son Roman égyptien ? Impossible de répondre à cette question. Selon l’interview déjà citée plus haut, elle s’y sentit bien et libre. Du moins jusqu’au jour où, dans une institution universitaire où elle devait prendre la parole, elle fut confrontée à la brutale attitude de rejet brutal manifestée par les Égyptiens envers les Israéliens, ou du moins les Israéliens juifs : après s’être présentée comme israélienne, elle fut ignorée, et rejetée.
Quoique l’Égypte soit constitutive de leur identité, elle semble pourtant continuer à les rejeter.

Références bibliographiques

Entretien d’O. Castel-Bloom mené par Elias Levy, paru dans LVS La Voix Sépharade, Québec, Avril 2017.

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