Réflexions d’un exilé protestant sur la question juive

par Damien Labadie

Paul TILLICH, Christianisme et judaïsme, Textes traduits par M. Boulanger, M. Hébert, A. Massini et A. Gounelle, Genève, Labor et Fides, 2017, Collection « Œuvres de Paul Tillich ».

Le 13 avril 1933, Paul Tillich, pasteur luthérien et professeur de théologie à l’Université de Francfort, est brutalement démis de ses fonctions au motif de son opposition au régime national-socialiste. Il l’avait ouvertement exprimée en publiant, en 1933,  son pamphlet Die Sozialistische Entscheidung/La décision socialiste. Peu de temps après sa révocation, il est invité par le Ministre de la Culture pour un bref entretien. Paul Tillich lui pose cette simple question : « Que se passe-t-il réellement avec les Juifs ? » La réponse qu’il reçoit le décide à quitter l’Allemagne, le 1er novembre 1933, avec sa femme, Hannah, et leur fille Erdmuthe et à s’exiler aux États-Unis.
L’oppressante question juive ne cessera plus d’attiser les fécondes réflexions de Paul Tillich au cours de son exil américain, si bien que le dialogue entre judaïsme et christianisme acheva de prendre une place centrale dans sa pensée philosophique et théologique.
Professeur à New York (1933-1955), puis Harvard (1955-1962), Paul Tillich ne dissocia jamais sa carrière académique de son engagement politique en faveur des Juifs allemands, comme en témoigne la manifestation du 29 novembre 1938, survenue à New York, au cours de laquelle il prononça une retentissante allocution, publiée sous le titre de : The Meaning of Antisemitism : il y dénonçait l’imposture nazie et appelait à ne pas succomber à cette idéologie anti-humaniste et anti-chrétienne.
Ce discours, ainsi que divers essais et conférences que Paul Tillich rédigea sur le judaïsme et ses rapports avec le christianisme ont été recueillis et traduits de l’anglais ou de l’allemand dans Christianisme et judaïsme.
En lisant ce riche recueil, on se laisse saisir par le souffle prophétique d’une personnalité aussi originale qu’attachante.

La précipitation du départ de Paul Tillich est à la mesure du drame dont il est le témoin en Allemagne. La destruction du peuple juif, qu’il pressent, annonce à ses yeux, l’inéluctable disparition du christianisme ; le destin du premier est indissociable du second, car c’est un seul et même Dieu, le Dieu d’Abraham et de Jésus, qui est assailli : « Dans ce fanatisme aveugle qui sacrifie prestige, valeurs, avantages politiques et économiques pour atteindre ses buts, il y a davantage : il s’agit d’un problème religieux, du combat démonique contre le Dieu d’Abraham et des Prophètes, qui est aussi le Dieu de Jésus et de Paul, d’Augustin et de Luther, le Dieu dont le nom sacré est Yahvé, le Seigneur des armées », p. 28.

Un face-à-face « je-tu » théologique

Tillich resta profondément marqué par la pensée de Martin Buber au point qu’elle informa et dessina ses rapports, aussi bien philosophiques que personnels, avec le judaïsme. S’emparant de la dialectique bubérienne du « je-tu », selon laquelle le sujet croyant devient un « je » au travers de la rencontre d’un éternel « tu divin » qui ne saurait dès lors se réduire à un « cela » empirique, Paul Tillich, chrétien, ne peut se résoudre à objectiver le judaïsme, à l’assujettir à de pures règles d’interprétation phénoménologique. La théologie chrétienne, qui a longtemps fait du judaïsme un « cela » déterminé et absolutisé, doit transcender son rapport avec ce dernier afin de laisser surgir, et éclore, une authentique rencontre entre un « je » et un « tu ». Ainsi, dans l’ essai qu’il a consacré entièrement à Martin Buber (« Évaluer Martin Buber. Pensée protestante et pensée juive », p. 51-62), Tillich déclare que l’existentialisme bubérien a permis, à ses yeux, d’inaugurer une « interrelation » et un « dialogue » entre les deux religions, « autrement dit la rencontre “je-tu” du judaïsme et du christianisme », p. 62.

Martin Buber/En Palestine/Circa 1940-1950/The David B. Keidan Collection of Digital Images from the Central Zionist Archives

Dialogue, interrelation, rencontre entre judaïsme et christianisme : le rapport entre le premier et le second, en conséquence, ne se fonde plus sur l’échange d’arguments apologétiques, rarement dépourvus d’intentions polémiques, mais sur une pénétration réciproque et un échange continuellement fécond. Si des Karl Barth (1886-1968) et Emil Brunner (1889-1966), ces éminents théologiens, avaient déjà insufflé à la pensée du christianisme la thèse de Buber sur la relation « je-tu » entre Dieu et l’homme, c’est à Paul Tillich, néanmoins, que l’on doit l’adoption la plus systématique, et enthousiaste, de cette idée dans la théologie protestante. Il ne craint pas ainsi de déclarer dans Les influences juives sur la théologie chrétienne contemporaine :
« J’estime avoir pour tâche de dégager les éléments de la pensée religieuse qui font du judaïsme un correctif permanent pour la théologie chrétienne et en particulier pour la protestante. Ce qui nous intéresse, ce n’est pas l’influence fortuite entre des universitaires qui travaillent dans le même champ. Ce qui est important, c’est autre chose : l’influence essentielle que le judaïsme et ses représentants théologiques exercent et doivent exercer sur le christianisme », p. 63-64.
À ce titre, Tillich détaille plusieurs domaines dans lesquels les intellectuels juifs ont durablement influé sur les théologiens chrétiens, à savoir l’archéologie biblique, la critique textuelle, le mysticisme et même l’histoire de l’Église (p. 64-69).
De manière plus fondamentale, il attribue au judaïsme le réveil de l’esprit prophétique au sein du christianisme à l’orée du XXème siècle. À la différence du christianisme, le judaïsme a su maintenir, à la fois, une expérience religieuse de type sacramentel (le sacré comme « présence ») et une autre de type éthique (le sacré comme « transcendance »). En délaissant, à la différence du judaïsme, l’exigence de justice et la critique sociale au profit de la seule expérience sacramentelle, le christianisme a renoncé à toute vocation prophétique ; c’est pour cette raison, constate Tillich, que l’Église luthérienne allemande s’est si timidement opposée au nazisme dans son entreprise d’éradication du peuple juif. Néanmoins, dans le sillage du socialisme religieux de l’entre-deux-guerres, qui favorisa les échanges entre Chrétiens et Juifs, l’esprit prophétique du judaïsme ranima nombre d’Églises européennes et américaines : « Le réveil général de l’esprit prophétique, voilà le fruit le plus important que la théologie protestante contemporaine a reçu du judaïsme », p. 77.
Au terme de longs siècles de séparation, christianisme et judaïsme scellent ainsi une nouvelle relation « je-tu », où l’un écoute l’autre avec faveur et affabilité, à l’image d’une conversation entre deux amis qu’un éprouvant malentendu avait éloignés. La parole de Paul Tillich, après le fracas et les horreurs de la guerre, résonne avec une singulière douceur, empreinte de gratitude pour la joie suscitée par de telles retrouvailles : « La pensée juive peut être accueillie dans la théologie protestante. En tant que théologien protestant, je suis content et reconnaissant de ce que nous en avons déjà reçu », p. 77.

Portrait de Paul Tillich, Professeur de théologie à Harvard/ Circa 1950/Photo Alfred Eisenstaedt

Cependant, Tillich ne nie pas que des points de divergence subsistent.

La rupture : Jésus le Messie

Le désaccord concerne, avant tout, la figure de Jésus comme Messie. Ainsi que le déclare Tillich, « le débat le plus profond entre judaïsme et christianisme  porte sur cette question : le messie est-il venu ou bien viendra-t-il ? », p. 137. Alors que les Chrétiens proclament que Jésus est le sauveur espéré, les Juifs demeurent dans l’attente du véritable Messie. Néanmoins, Tillich ne manque pas de relever la justesse de l’objection juive au sujet de la messianité de Jésus :
« Les juifs avancent un argument qui a été pris très au sérieux par les premiers chrétiens et qui devraient l’être encore plus par les chrétiens d’aujourd’hui. Ils font valoir que Jésus ne peut être le Christ parce qu’il n’a pas accompli ce que le Messie est censé faire : il n’a pas apporté le nouvel éon. Les premiers chrétiens ont été tellement attentifs à cette objection qu’ils y répondirent par la doctrine de la seconde venue du Christ. La fin tarde, le monde n’a pas changé, les chrétiens vivent entre les temps : les Christ est venu ; mais il doit venir à nouveau » dans : Existe-t-il une tradition judéo-chrétienne ? », p. 84.
Mais, rétorque Tillich, aux yeux des disciples de Jésus, « ce n’est pas le changement du monde qui fait la nouveauté du nouvel éon, mais le changement du cœur de ceux qui, malgré leurs défaites extérieures, sont intérieurement victorieux », p. 85. Pour les Chrétiens, le royaume de Dieu a déjà été inauguré, grâce à l’action souveraine de l’Esprit saint, qui établit une communion invisible avec Jésus le Christ et son assemblée, l’Église. Ce royaume intérieur, déjà advenu, est « impossible à accepter pour la foi juive. Car, dans cette foi, l’attente reste l’attitude fondamentale, précisément parce que le royaume de Dieu n’est pas encore apparu visiblement. On ne peut pas nier et on ne doit pas sous-estimer ces différences » conclut Paul Tillich, p. 85.

La tentation polythéiste

Sans nul doute les pages les plus puissantes de Tillich portent-elles sur la question du nazisme et de l’antisémitisme, qu’il entrevoit et explique de manière, avant tout, spirituelle. La série de conférences intitulée  La question juive. Un problème chrétien et un problème allemand  (p. 87-137) et l’essai  Le conflit du temps et de l’espace » (p. 139-148) renferment une réflexion fondamentale du rapport entre espace, temps et religion, contrastant deux types de rapport au sacré, le polythéisme et l’esprit prophétique. D’un côté, le polythéisme est fondé sur la conception d’un attachement à un espace donné ; le polythéisme se construit sur la juxtaposition de lieux sacralisés, entre lesquels surgit nécessairement des conflits territoriaux :
« Les dieux du polythéisme sont liés à l’espace, ce qui leur donne leur force et leur limite. Le polythéisme ne se caractérise pas par la multitude, mais par la juxtaposition. Et c’est la juxtaposition qui fait que l’espace est espace. Le polythéisme donne une valeur absolue aux espaces juxtaposés ; ils ont un caractère sacré, que symbolisent des dieux ; chacun règne sur un espace bien défini, que cet espace soit géographique ou social, ou qu’il soit une sphère de valeurs représentée par un dieu. Le polythéisme connaît des conflits entre les dieux […] Chaque dieu polythéiste a donc en lui une prétention universelle, ce qui le rend impérialiste […] Il déborde de l’espace qui lui est dévolu et veut conquérir tous les espaces. L’impérialisme caractérise ce qui, d’un côté, est absolu et qui, de l’autre, est lié à un espace particulier », La question juive : Un problème chrétien et un problème allemand , p. 118.
Fort de cette définition, Tillich voit dans le nationalisme allemand, et tout particulièrement dans l’idéologie nazie, l’expression d’un nouveau polythéisme qui sacralise l’espace, celui de la race germanique, et qui convoite avidement les espaces contigus, qu’il entend conquérir en vertu d’une pulsion impérialiste. En somme, le nazisme est un paganisme.
Paul Tillich, toutefois, est conscient qu’une telle dérive n’a pas épargné, et n’épargne pas, les tenants du monothéisme. En effet, il est arrivé, surtout depuis le Moyen Âge, que les Chrétiens aient sacralisé l’espace qu’ils occupaient, unissant étroitement leur Église à un territoire et, in fine, un État. Ainsi, l’apparition d’Églises « nationales » a résulté d’une consécration sacramentelle de l’espace : le divin est présent sur ce territoire et pas ailleurs. Comme le remarque Tillich, « on utilise le sacré, considéré comme présent dans l’Église, pour consacrer la réalité nationale et, du coup, la rendre absolue », p. 123. À ce titre, une Église nationale n’est rien de plus que l’émanation d’un christianisme paganisé. L’organisation des deutsche Christen, appelant de leurs vœux la création d’une « Église impériale »/Reichskirche dès 1933, témoigne de cette tentation polythéiste, même parmi les chrétiens. Paul Tillich fut le spectateur horrifié de la constitution de cette Église allemande, soutien du régime, qui bannit de ses rangs tous les Chrétiens d’origine juive. Son compatriote, le pasteur et théologien Dietrich Bonhoeffer, fonda, en réaction à cette perversion païenne, la bekennende Kirche, l’« Église confessante », réduite à la clandestinité. Tillich rejoint Bonhoeffer qui considérait qu’une Église professant l’antisémitisme ne pouvait se prévaloir du titre d’Église de Christ et affirmait : « Celui-là seul qui crie en faveur des Juifs a le droit de chanter du grégorien » – cité dans A. Corbic, Dietrich Bonhoeffer : Résistant et prophète d’un christianisme non religieux, Paris, Albin Michel, 2002, p. 39.

Dietrich Bonhoeffer (1906-145)

D’un autre côté, l’esprit prophétique se distingue par un rapport particulier au temps, et non plus à l’espace :
« Dans la sphère du prophétique, le temps, et non l’espace, est décisif. Le futur étant le mode qui donne au temps son sens, le prophétique est lié au futur. Bien sûr, puisque tout ce qui est doit avoir une place, le prophétique naît lui aussi dans un lieu déterminé. Cependant, il brise son lien avec ce lieu, non pas au profit d’un espace universel, comme le fait l’impérialisme, mais au profit du temps. Aucune histoire ne caractérise mieux cette situation que celle de la vocation d’Abraham. Elle exprime dans un symbolisme classique tout ce que nous avons dit du conflit entre l’espace et le temps. Abraham est appelé à quitter la place qui était la sienne, à rompre les liens sociaux, culturels et religieux qui lui donnaient son existence. Il est appelé à sortir de l’espace et à entrer dans le temps, ce qui ne signifie pas une négation de l’espace en tant que tel : il doit aller dans un pays que Dieu lui montrera. Mais cet espace futur reste indéterminé, ou plus exactement, il est déterminé par le futur, le mode décisif du temps », dans « La question juive : Un problème chrétien et un problème allemand », p. 119.
Alors que les dieux païens dépendent d’un lieu sur lequel est érigé un temple ou un autel, le Dieu d’Israël, dieu unique, est le Dieu qui s’affranchit de l’espace. Il est le « Dieu de l’histoire et du temps », p. 121. Certes, le peuple juif a un espace, mais il n’en est que l’usufruitier, car Dieu peut le lui retirer à tout moment. En conséquence, déclare Tillich, « le peuple qui représente le temps contre l’espace est nécessairement l’ennemi de tous les nationalismes et de tous les impérialismes liés à un lieu […] Le judaïsme attaque le panthéon des dieux parce que, dans son essence, il est un monothéisme lié au temps », p. 120-121. Ainsi, pour Paul Tillich, l’antisémitisme nazi, qui prolonge l’anti-judaïsme antique, est le reflet d’une aversion polythéiste pour le Dieu d’Israël, perpétuant le conflit séculaire entre les dieux de l’espace et le Dieu unique du temps, entre la prétention nationaliste du paganisme et la vocation universelle du judaïsme. « D’aucune autre nation, affirme Tillich, on ne peut dire qu’elle est la nation du temps au sens où l’est la nation juive ». Peuple de l’histoire, selon Tillich, les « juifs survivront, car sans leur vocation, la vocation du genre humain ne peut pas s’accomplir : ils sont appelés à témoigner du Dieu de la justice, de l’unité de tous les hommes, du Dieu qui seul est Dieu, au-delà des dieux des nations, au-delà de toutes les valeurs et de tous les idéaux nationaux », p. 34.

La question sioniste

On comprendra aisément, à l’aune de ces réflexions, la méfiance initiale de Tillich à l’égard du projet sioniste. Le judaïsme, en s’attachant à une terre, ne risquait-il pas de devenir une religion de l’espace et, par conséquent, succomber à quelque forme de paganisme ? Devenant une nation comme les autres, circonscrite à un espace, pourrait-elle sensément prétendre, désormais, à s’élever au-delà de « tous les idéaux nationaux » ?
Cependant, dans l’essai intitulé « J’ai changé d’avis sur le sionisme » de 1959 (p. 149-155), Paul Tillich reconnaît finalement que l’on ne peut confondre l’État d’Israël, en tant que nation juridique, avec le peuple du temps, comme il l’a lui-même défini. Que des Juifs s’installent et vivent sur un territoire défini, reconnu comme une entité politique autonome, ne signifie nullement que disparaît la mission universelle du peuple d’Israël ; en somme, des frontières nationales ne peuvent cerner le peuple de l’histoire ni éteindre le principe prophétique qui le vivifie. Le peuple de l’histoire continuera de vivre en dehors et au-delà de l’espace ou, comme le formule Tillich, « le judaïsme existe, aussi longtemps qu’il y a histoire à l’intérieur et à l’extérieur de l’État d’Israël », p. 155.

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En 1952, séjournant à Berlin pour donner un cycle de conférences sur la question juive, Paul Tillich déclara à ses auditeurs : « Je suis né allemand, durant l’année de malheur que fut 1933, j’ai émigré et je me suis trouvé du côté de ceux qui se sont opposés à ce qui est arrivé en Allemagne depuis cette année, en particulier à ce que l’Allemagne a fait subir aux juifs d’Europe », p. 89. Ainsi, banni d’Allemagne, Tillich a inscrit son exigence de justice dans l’expérience de l’exil, loin de la terre qui l’a vu naître, aux côtés d’autres proscrits, comme lui. Paul Tillich, par sa vie et son œuvre, semble avoir réalisé l’idéal prophétique qu’incarne, sans nul autre pareil à ses yeux, le peuple juif, peuple de l’exil et peuple du temps qu’aucun espace ne saurait contraindre ni contenir. L’impératif prophétique, que Tillich concevait comme un don du judaïsme au christianisme, l’a conduit à défendre toujours plus passionnément la cause des Juifs persécutés, comme en témoignent non seulement son œuvre théologique, philosophique et politique, mais aussi son inlassable engagement et ses fidèles amitiés.
Nul autre penseur protestant n’aura su ressentir et exprimer, de manière aussi tangible, à la fois en actes et en paroles, l’impérieux devoir de reconnaissance du christianisme à l’égard du judaïsme.