Fenêtre sur la pensée du Netsiv

par David Scetbon

 Aurèle MEDIONI, « Creuse la parole !»  : La paracha de la semaine inspirée par Rabbi Tsvi Yehouda Berlin (le Netsiv), Préfacé par Élie Kling, Paris, Éditions Lichma, 2020, Collection « Textes bibliques ».

Si l’exercice du commentaire biblique a été un genre très prisé des maîtres de la tradition juive tout au long des siècles, le commentaire linéaire, verset après verset, en est un sous-ensemble bien particulier. Il a connu un essor considérable au Moyen-Âge, pour devenir moins usité au fil du temps, au profit d’un style plus homilétique, fait de discours ou de longs développements que l’on trouvera ultérieurement, notamment sous la plume des grands penseurs hassidiques.
Un maître contemporain pourtant, tout particulièrement, marque l’exégèse juive par ses commentaires bibliques linéaires, le Rav Naftali Tsvi Yehouda Berlin/נפתלי צבי יהודה ברלין, plus connu sous son acronyme de « Netsiv ». Celui-ci relève le défi sur la base d’une exigence bien spécifique : mettre au jour le sens obvie des versets bibliques par son analyse patiente, minutieuse, du sens qui se loge au cœur du texte lui-même.

Approfondir la parole : Une méthode analytique

Son commentaire sur le Pentateuque, intitulé Ha’emek davar/Creuse la parole/העמק דבר se propose d’explorer le sens obvie du texte biblique, d’analyser grammaticalement les versets, étudier leur polysémie ; il repose sur une connaissance intime de la langue hébraïque. Pour le Netsiv, comme pour les commentateurs médiévaux (Rachi, Nahmanide, Sforno ou Ibn Ezra) dont il prolonge le travail, le texte biblique n’est jamais redondant et aucun mot n’est exactement synonyme de l’autre. Chaque phrase, chaque terme est chargé de son sens propre. Pour autant, le commentateur ne cesse de convoquer le Midrache et les écrits talmudiques, qu’il maîtrise à la perfection ; mais il les met à profit pour offrir la lecture la plus proche possible du texte, dans sa littéralité.

C’est à la découverte de cette œuvre majeure que nous convie Aurèle Medioni dans « Creuse la parole ! ». Le volume présente des extraits du Ha’emek davar, commentés, présentés selon l’ordre des péricopes du Pentateuque. Il s’agit de passages plutôt courts, analysés à la suite d’une brève exposition du passage biblique auquel il se rapporte.
L’auteur présente l’analyse du Netsiv, expose sa thèse, puis la confronte à celle de multiples auteurs, depuis des commentateurs médiévaux jusqu’à des ouvrages très récents.
Cette méthode a plusieurs vertus.
Elle replace la pensée du maître dans la perspective des sages qui l’ont précédé, dévoilant ainsi les sources auxquelles il s’abreuve, les lignes de pensée qu’il prolonge. Mais elle restitue également la pertinence, et même l’actualité de la pensée du commentaire en le relisant à l’aune d’ouvrages contemporains.
Elle permet également de déployer les problématiques chères à l’auteur parfois au moyen d’œuvres ou d’auteurs moins connus, permettant aux lecteurs les plus hardis de prolonger la réflexion.
Et c’est bien là l’intérêt de ce livre : initier à l’originalité des écrits du Rav de Volojine.
On constatera, à travers ce volume, non seulement la richesse mais également la cohérence de cette pensée. En effet, bien qu’il ne s’agisse que d’extraits d’une œuvre d’une grande densité, on peut y déceler les thématiques importantes qui reflètent quelque peu les grandes préoccupations de l’auteur.

Une exégèse au service d’une haute exigence morale

Ainsi, le Rav Berlin fait montre à plusieurs reprises d’une grande exigence morale, proche de celle que l’on retrouve sous la plume des maitres du mouvement de pensée mettant l’accent sur l’éthique juive, connue sous le nom de Moussar. Mais ici, les enseignements viennent du cœur même des versets, lus par le Netsiv.
Dans le passage de Genèse 25 : 19 : 28, 9/ Paracha de Toldote  (p.57), A. Medioni développe les enseignements du Netsiv relatifs au cri poussé par Esaü.  Celui-ci se découvre victime du subterfuge mis en place par son frère Jacob pour lui ravir le droit d’aînesse. Rappelons les versets 25 : 33-34 : « Isaac trembla d’une frayeur extrême et il dit : « Qui alors est celui qui a chassé du gibier et me l’a apporté et moi qui ai mangé de tout avant que tu viennes et l’ai béni ? Qu’il soit également béni. // Lorsque Ésaü entendit les paroles de son père, il poussa un cri retentissant et amer et dit à son père : « Bénis-moi, moi aussi, mon père ! ».

Govert Flinck/Isaac bénit Jacob/ 1638/Rijksmuseum/ Amsterdam : Isaac aveugle bénit Jacob (qui porte des gants velus) sous le regard de Rebecca

La lecture habituelle tend à disculper Jacob, dont les motivations seraient pures… Mais n’échappe pas au maitre de Volojine la souffrance qui sous-tend ce cri. Il reproche à Jacob d’avoir tiré une jouissance personnelle, si infime soit-elle, de sa victoire sur son frère. Dès lors, le cri de son frère sonnera comme une accusation dont les descendants de Jacob auront à rendre compte. C’est dire le haut niveau où doit se situer, pour le Netsiv, l’exigence de droiture morale. Si le projet de Jacob est un tant soit peu intéressé, il doit alors rendre compte des souffrances causées à d’autres sur son passage.

On retrouvera ce thème de la pureté de l’intention, dans le chapitre 34 de la Genèse/Paracha Vayichla’h (p.79) : le commentateur met en cause les tribus de Siméon et de Lévi. On se souvient que ces deux fils de Jacob s’étaient livrés, avec leurs hommes, à de terribles représailles à l’encontre de la population de Sichem. Le fils de Hamor, chef des Phérézéens s’était épris de leur sœur Dina et l’avait violée… Voici ce qu’ils répondirent pour se justifier devant à leur père qui leur reprocha leur conduite : « Jacob dit à Siméon et à Lévi : « Vous m’avez rendu malheureux en me mettant en mauvaise odeur chez les habitants du pays, le Cananéen et le Phérézéen ; moi, je suis une poignée d’hommes, ils se réuniront contre moi et me frapperont et je serai exterminé avec ma famille./Ils répondirent : « Devait-on traiter notre sœur comme une prostituée ? », Genèse, 34 : 30-31.
Le Netsiv maintient l’accusation sans chercher de circonstance atténuante à ces agissements : les tribus de Siméon et Lévi ont été mues en premier lieu par la colère et le désir de vengeance, ruinant ainsi la légitimité de leur acte.

Le Rav Berlin revient d’ailleurs sur cet épisode lorsqu’il analyse l’attitude des enfants d’Aaron relatée dans Lévitique 9 : 1 – 11 : 47/Paracha de Chemini (p. 133). On peut lire dans Lévitique, 10 : 1-2 : «   Les fils d’Aaron, Nadab et Abihou, prenant chacun leur encensoir, y mirent du feu, sur lequel ils jetèrent de l’encens, et apportèrent devant le Seigneur un feu profane sans qu’il le leur eût commandé.// Et un feu s’élança de devant le Seigneur et les dévora, et ils moururent devant le Seigneur »
À cette occasion, le Rav formule une analyse très précise des termes utilisés dans les deux contextes, démontrant les liens entre eux, signifiés par les tournures de phrase et expressions utilisés de manière quasi identique dans les deux épisodes. Il s’agit d’ailleurs là d’un des passages les plus significatifs de l’approche comparatiste du maître : un zèle affiché peut être le paravent d’une intention qui ne soit pas totalement pure.

Une exégèse qui donne à penser

L’approche éthique du texte s’accompagne d’une réflexion plus large sur les grands problèmes de l’humanité. Le court chapitre (p.43-45) relatif à l’épisode de la Tour de Babel dans Genèse 6:9-11:32/ Paracha de Noa’h en est un exemple assez frappant. Décryptant le projet des bâtisseurs, il le décrit comme une tentative d’unification forcée, l’instauration d’une police de la pensée avant l’heure, un refus de la pluralité : « ils craignaient que quelqu’un ose émettre une opinion différente de la leur. […] C’est la raison pour laquelle ils ont fait en sorte que personne ne puisse s’extraire de leur cité, en condamnant les dissidents. Celui qui voulait tourner le dos au ‘projet commun’ était condamné à être brûlé», p.44.
Le projet de Babel est lu, à juste titre, comme la matrice des régimes totalitaires ; lecture anticipatrice et riche d’enseignements pour les générations qui le suivront.

À chacun, au fil de sa lecture, au fil du texte, de méditer un commentaire qui n’offre pas tant une pensée déjà toute formulée qu’il ne donne à penser.

***

« Creuse la parole ! » joue donc parfaitement son rôle modestement pédagogique en dévoilant pas à pas, suivant l’ordre des péricopes, quelques grands thèmes de la pensée du Rav de Volojine, nous livrant ainsi certaines des idées les plus marquantes du  « Ha’emek davar » relatives à la vocation d’Israël, à son rapport aux Nations, à son lien à sa terre.
On regrette que cet ouvrage d’initiation n’offre pas la traduction d’extraits plus larges de l’œuvre qui auraient pu permettre une plongée plus profonde dans les mots même du Netsiv. À cette réserve près, il s’agit d’un recueil de lectures bibliques, bref et utile, qui, en attendant qu’il puisse disposer d’une traduction intégrale du Ha’emek Davar, donne au public francophone un suggestif aperçu d’une exégèse juive, qui, par sa rigueur même, est stimulante pour la pensée.


QUI EST LE NETSIV ?

Le Netsiv nait en 1816 dans la ville de Mir en Russie. Après de longues études rabbiniques, il prend en 1853 la tête de la glorieuse Yechiva, académie talmudique de Volojine. Devenir Roch yechiva de cette institution est tout un symbole, tant elle est marquée du sceau de son fondateur, Rabbi Haim de Volojine, élève principal du Gaon de Vilna qui, plus que tout autre, a placé l’étude des textes sacrés au centre de la vie juive. Il combattra d’ailleurs ardemment contre les tentatives d’y faire entrer de nouvelles méthodes d’étude qui lui semblaient trop éloignées de la tradition de ses illustres maitres.
Seulement, l’époque à laquelle il doit se confronter voit naitre de nouveaux défis.
La population juive qui souffre des persécutions, et des troubles politiques, voit apparaitre en son sein des mouvements sionistes dans toute l’Europe de l’Est. Si certains maitres décident de s’en distancer pour marquer leur réprobation du vent de laïcité qui les accompagnait souvent, tel ne fut pas le cas du Netsiv. Il décida de soutenir les initiatives de certains de ses élèves qui tournaient leur regard vers la Terre promise, mais en les encourageant à y fonder des communautés fidèles aux lois de la Torah.
Sur sa terre de résidence, il se confronte avec opiniâtreté aux velléités des autorités locales de mainmise sur le programme d’étude de la Yechiva/Maison d’études, jusqu’à décider de fermer l’institution, une fois la pression devenue insoutenable.
À sa mort, en 1893, il laisse une œuvre considérable qui touche à tous les domaines : du commentaire talmudique, aux responsa, et l’explication d’ œuvres classiques comme le Cheiltote/שאלתות .
Il est notable que l’on entende, de nos jours, ses œuvres citées dans des lieux d’étude juive de tendances et de sensibilités parfois radicalement différentes. Peut-être est-ce là le propre d’une pensée subtile et complexe, de ne pas se prêter aisément à une appropriation partisane.

%d blogueurs aiment cette page :