Le silence en héritage           

par Graziella De Matteis


Santiago H. AMIGORENA, Le Ghetto intérieur, Paris, P.O.L, 2019.


         « Il y a vingt-cinq ans, j’ai commencé à écrire un livre pour combattre le silence qui m’étouffe depuis que je suis né […] Les quelques pages que vous tenez entre vos mains sont à l’origine de ce projet littéraire », écrit Santiago Amigorena, dans le préambule du Ghetto intérieur.
Raconter ce silence en racontant, sur le mode romanesque, l’histoire de son grand-père, Vicente Rosenberg, telle est l’ambition du Ghetto intérieur, oeuvre que Santiago Amigorena a inscrite dans un vaste programme littéraire aux multiples ramifications, dont la mise en œuvre à débuté, dès 1998, avec la publication d’un premier roman : Une enfance laconique, et poursuivi avec Une jeunesse aphone : Les premiers arrangements (2000)/Le premier exil (2021), Une adolescence taciturne : Le second exil (2002)/Les premières Fois (publié en 2016), Une maturité coite : Le premier Amour (2004)/ Première Défaite (2012)… 

De Chełm à Buenos Aires : le voyage des identités

         Vicente Rosenberg, le protagoniste principal de ce récit, est un Juif polonais qui émigre à Buenos Aires en 1928. C’est le grand-père du narrateur (versant autobiographique) et personnage principal ce roman qui relève aussi de l’autobiographie. Sa famille, originaire d’un shtetl, s’était installée dans la petite ville de Chełm avant de partir vivre à Varsovie, « où son père avait fait fortune en tant que commerçant de bois précieux », p. 26. En 1920, après la mort de son père, Vicente s’engage dans l’armée polonaise, « où il n’avait pas tardé à passer du grade de simple soldat à celui de très jeune officier », p. 26. Vicente « se souvenait de son enfance à Chełm » et des « moqueries qu’il avait subies à l’école lorsque la maîtresse avait demandé aux élèves de raconter leurs vacances d’été en quelques lignes et qu’il avait rendu sa copie en yiddish au lieu de le faire en polonais », p. 29-30.

Vincente dans les années 1920, avant qu’il n’arrive à Buenos Aires/Archives personnelles

Mais ce dernier, ayant pourtant grandi dans un milieu juif plutôt traditionaliste, « rêvait d’un autre horizon, d’un horizon plus lointain et plus vaste. », p. 29. De Chełm à Varsovie, Vicente s’éloignait déjà peu à peu de l’univers qu’il avait autrefois connu :
« Vicente se souvenait même de ce sentiment singulier qu’il avait éprouvé quelques années plus tard, après qu’ils étaient arrivés à Varsovie, lorsqu’ils avaient reçu la visite de ces cousins qui vivaient à Hrubieszów et qui portaient la kippa et des tresses et qui s’habillaient encore tout en noir : le sentiment que non seulement lui-même mais aussi son grand-frère, sa grande sœur, et même sa mère, avaient cessé d’être juifs », p. 30.
Cependant, lassé de « l’antisémitisme de ses compatriotes polonais » (p. 29) mais aussi éprouvant un nécessaire besoin de changement et de s’affranchir de l’autorité maternelle, Vicente Rosenberg émigre en Argentine, en 1928, avec deux autres amis juifs polonais : Ariel Edelsohn et Sammy Grunfield. Il y rencontre Rosita Szapire, qu’il épouse et qui deviendra la mère de ses trois enfants. Bien sûr, « Vicente avait depuis longtemps oublié le yiddish et il avait appris à parler parfaitement argentin », p. 35. D’ailleurs, à part son ami Ariel et sa mère, « plus personne ne l’appelait Wincenty : tout le monde l’appelait Vicente – et il se sentait quand même, finalement, en ce temps-là, bien plus argentin que juif ou polonais. », p. 36. Cette latinisation de son prénom polonais est le premier indice du transfert d’identité qui s’opère.
Pendant plusieurs années, Vicente mène donc une vie paisible avec sa famille et ses amis, qu’il retrouve régulièrement au Tortoni, un café très à la mode de la capitale argentine. C’est d’ailleurs en ce lieu même que le roman débute, le 13 septembre 1940. À ce moment, « Vicente ne savait pas encore au juste ce qu’il était » (p. 15), il ne se posait pas réellement la question de savoir s’il se sentait juif, polonais ou argentin.
En quittant Varsovie, il s’était éloigné de la culture et la tradition juives si chères à sa famille :
« – Comment ça, on doit aller à la bar-mitzvah du fils d’Esther ?
– Oui, dimanche prochain. Je te l’ai déjà rappelé deux fois la semaine dernière.
– Ah bon, tu es sûre ?… Quelle idée de continuer à fêter ces machins ! […]
– Pourquoi est-ce que tu trouves que c’est une idée si farfelue ? C’est normal de fêter ça… On est argentins, mais on est quand même toujours un peu juifs, tu ne penses pas ?
-Juifs ?!… Mais on ne fait plus rien comme des Juifs… Même tes parents, malgré leur accent à couper au couteau, ils préfèrent se parler en espagnol plutôt qu’en yiddish ! Et même eux ne portent plus jamais la kippa ! Et ça fait longtemps qu’ils ont oublié le goulasch, le bortsch et le gefilte fisch ! Ils ne mangent que de la viande, des pizzas et des pâtes, comme nous, comme tous les Argentins ! », p.64-65.
Par cet éloignement géographique et linguistique, cette identité juive s’est également éloignée de lui.

Café Tortoni/Buenos Aires/Circa 1900

Mais nous sommes alors en 1940. En Europe, la terreur nazie s’installe progressivement. Et, alors que Vicente, comme des millions de Juifs, ne se posait pas la question de sa judéité qui allait de soi, l’idéologie nazie l’y ramène, voire l’ y enferme.
« A Varsovie, Vicente avait fait partie de cette bourgeoisie éclairée qui en avait eu assez d’être juive si être juif signifiait se vêtir toujours de noir et être un peu plus archaïque que son voisin. Être juif, pour lui, n’avait jamais été si important. Et pourtant, être juif, soudain, était devenue la seule chose qui importait. “Mais pourquoi je suis juif ? Pourquoi aujourd’hui je ne suis que ça ? Pourquoi je ne peux pas être juif et continuer d’être tout ce que j’étais auparavant ?” », p. 70.
En effet, « l’une des choses les plus terribles de l’antisémitisme est de ne pas permettre à certains hommes et à certaines femmes de cesser de se penser comme juifs, c’est de les confiner dans cette identité au-delà de leur volonté – c’est de décider, définitivement, qui ils sont. », p. 70. Une judéité contrainte en quelque sorte.
Et pourtant, cette identité qui lui semble, de prime abord, imposée par l’extérieur, Vicente se la ré-approprie tout au long du roman. Depuis la mise en place du système nazi, Vicente mû par un élan de reconnaissance, de solidarité mais aussi de culpabilité de ne pas être auprès de sa famille, affirme : « Je ne sais pas… Ces derniers temps, bizarrement, même si je ne sais pas vraiment ce que c’est, je me sens de plus en plus juif… » (p. 75).
Toutefois, un problème de définition se pose.
D’un côté, Vicente affirme :
« – C’est comme si cette origine juive était une grosse valise qu’il allait falloir se trimballer pendant toute notre existence. Une grosse valise pleine de vieux manuscrits écrits d’une écriture illisible… d’une écriture illisible d’une langue qu’on ne parle même pas ! […] » (p. 77) 
L’image de la valise rappelle ici l’errance d’Israël et l’exil qu’a connu Vicente mais figure également le poids de cet héritage encombrant et opaque.
Cependant, dans un mouvement paradoxal, il estime finalement que « cette identité incroyable, douloureuse, absurde et incontestable à la fois, elle a aussi quelque chose de merveilleux… », p. 77.

La Shoah vue hors d’Europe, loin des siens

En 1940 donc, au début de l’intrigue, la Seconde Guerre Mondiale bat son plein. Hitler est au pouvoir depuis 1933. L’Europe connaît une période dramatique et, depuis Buenos Aires, Vicente s’inquiète de ne plus avoir de nouvelles de sa mère :
« -Tu as eu des nouvelles ?
– Non, la dernière lettre c’était il y a déjà trois mois. Je ne sais même pas si elle a reçu les dix dollars que je lui ai envoyés en juin.
– J’ai parlé avec Jacob, qui a reçu un télégramme de son cousin qui a réussi à partir aux États-Unis : il paraît qu’à Varsovie, on ne trouve même plus de timbre… », p. 17.
Avant de quitter l’Europe, Vicente avait promis à sa mère de lui écrire régulièrement. Une promesse qu’il n’a pas tenue… Mais au fil du temps, les lettres de sa mère se font de plus en plus rares : « Les années passaient et Vicente, à chaque fois qu’il recevait une lettre, maudissait les reproches de sa mère. 1932, 1933, 1934. Puis ces mêmes reproches avaient commencé à l’amuser et, avec Ariel, il s’en était parfois moqué. 1935, 1936, 1937. Puis il les avait reçus avec indifférence. 1938, 1939, 1940. Dire que maintenant, depuis trois ans déjà, c’est lui qui s’inquiétait de n’avoir pas assez de nouvelles de sa mère… », p. 22.
Pourtant en 1940, Vicente ne cherche pas à en savoir davantage sur la situation européenne. Il tend à fuir le sujet et à éviter de lire les journaux, de suivre les nouvelles et d’en débattre avec ses amis, même si inquiet pour sa famille restée à Varsovie, il ressent finalement le besoin de connaître le contexte dans lequel sa mère se trouve :
« – Tu sais que je ne lis pas beaucoup les journaux, mais toi tu… tu as su quelque chose ? Je veux dire, tu as su quelque chose sur ce qui se passe chez nous ?
Chez nous ?
Ça faisait très longtemps qu’Ariel n’avait pas entendu Vicente se référer à la Pologne en ces termes.
Oui, chez nous, avait répondu Vicente avec un sourire. », p. 48.

Et déjà l’auteur esquisse l’envers du décor. La conversation entre amis glisse sur la mise en place de ghettos :
« – Il paraît qu’à Varsovie aussi, ils ont commencé à bâtir un mur…
– Oui, comme à Lodz. Ils commencent à faire ça partout. Quand ce n’est pas une palissade, ce sont des fils de fer barbelés. Et chez nous, à Varsovie, c’est carrément une muraille ! », p. 48.
Bien sûr, à ce moment, « on ignorait, presque partout dans le monde, ce qu’était réellement la vie à l’intérieur des ghettos », p. 49, même si  le silence de la mère est désormais brisé.

Mur du ghetto de Varsovie

Vicente reçoit une lettre postée à Varsovie :
« Mon chéri,
Merci pour les dollars. Tu as peut-être entendu parler du grand mur que les Allemands ont construit. Heureusement la rue Sienna est restée à l’intérieur […] On peut dire que nous, on a eu de la chance. Même si, comme tout le monde, on a du mal à trouver de quoi se nourrir », p. 54.
C’est alors que Vicente se mit « à lire assidûment les journaux » (p. 67) pour en apprendre davantage.
Les lettres deviennent de plus en plus alarmantes :
« Wincenty, mon Wincenty, mon cœur, mon enfant,
Tout est devenu compliqué ici. Beaucoup de voisins de l’immeuble sont morts ces derniers mois […] Dans les rues les gens meurent de faim, et on ne s’arrête même plus pour contempler les cadavres. Hier, j’ai vu une femme qui faisait des allers et retours sur le trottoir. Elle a fait ça pendant des heures, son enfant mort dans les bras. Elle pleurait et elle hurlait et elle serrait son enfant mort et elle le montrait aux passants, aux centaines, aux milliers de passants. Et personne ne la voyait. Personne. Personne ne voyait son enfant mort. C’était comme s’il n’existait pas. », p. 82.
Ainsi par bribes, la réalité prend corps dans l’esprit de l’exilé.
Mais les échos à la situation européenne sont rares ; les nouvelles arrivent avec parcimonie. Si les lettres de sa mère reflètent d’une certaine manière les conditions de vie dans le ghetto et disent la peur, la faim, Vicente n’est pas en mesure de prendre conscience de la gravité de la situation en temps réel. Les chiffres, les actualités, les journaux, ne donnent que des informations lacunaires, floues. Le jour même où Gustawa Goldwag, la mère, avait posté la lettre, « à douze mille cinq cents kilomètres de Buenos Aires, par très loin de Königsberg, dans la petite ville de Rastenburg, près de la Wolfsschanze, la tanière du loup, le quartier général d’Hitler, de Reichsfürher Heinrich Himmler rencontrait le chef de la SS et de la police du Gouvernement général, Friedrich-Wilhelm Krüger, et le chef de la SS et de la police du district de Lublin, Odilo Globočnik. », p. 84.
 Le narrateur intervient dans le cours du récit et envisage les différentes prises de décisions historiques et politiques qui mèneront à ce que l’on nomme désormais la Shoah et calque son récit sur la tournure des événements :
« Mais au mois de septembre 1941, ils avaient compris que cette méthode d’assassinat par balle ne pouvait pas fonctionner en vue du massacre à venir – celui de plusieurs millions de personnes […] A la fin de l’été, le Obersturmbannführer Adolf Eichmann avait été convoqué dans le bureau de son supérieur hiérarchique, Reinhard Heydrich, directeur de la RSHA, qui lui avait dit : “Le Führer vient d’ordonner la destruction physique des Juifs.” Mais la décision concrète d’une nouvelle façon de les tuer tous […] fut prise au tout début du mois d’octobre. », p. 86-87.
Toutefois, alors que la « Solution finale » est programmée et mise en place, l’accès aux informations n’en demeure pas moins limité. « Parfois, les journaux parlaient des déplacements de population, ils évoquaient brièvement les ghettos, les camps de travail, mais les informations étaient toujours confuses », p. 95. La perception de la Shoah dans le monde est réduite au peu d’informations transmises dans les médias et dans les rares lettres familiales :
« Vicente s’était-il douté de la sinistre immensité de ce qui se passait en Europe ? Avait-il su ce qui menaçait réellement son frère et sa mère au-delà de la misérable vie, et de la misérable mort, du ghetto ? Non. Malgré les lettres de sa mère, comme la plupart des Juifs dans le monde, Vicente n’avait pas pu imaginer ce qu’il allait savoir plus tard. », p. 109.
D’ailleurs, il faut dire que la circulation des informations est également mise à mal par l’écho limité qu’elle produit : « Alors que les attaques allemandes fléchissaient et que la guerre peu à peu devenait indécise, ce journal conservateur de Londres, le Daily Telegraph, avait plusieurs ce que l’on peut considérer comme l’un des plus grands scoops de l’histoire. Le titre de l’article était : Les Allemands tuent 700 000 Juifs en Pologne. Et le sous-titre : Des chambres à gaz mobiles. […]
Ce scoop incroyable faisait deux colonnes dans la page 5 d’un journal qui en comptait six. Et le moins qu’on puisse dire c’est que sa parution, à l’époque, n’avait pas produit un bruit retentissant. », p. 115.

Daily Telegraph du 25 juin 1942

Nous lecteurs le savons, « la réalité en Europe, en juillet 1942, était encore pire que ce que décrivait l’article du Daily Telegraph. », p. 119. C’est pourquoi, « lorsqu’il a su, Vicente a été dévasté. Car tout ce qu’il avait soupçonné – tout ce qu’il avait pu et tout ce qu’il n’avait pas pu imaginer en 1943 et 1944 – était moins horrible que ce qui était. », p. 180.
L’horreur de la réalité excède alors les pouvoirs du langage ; elle relève de l’indicible : les mots ne suffisent plus à refléter la réalité et Vicente ne parvient plus à se représenter le quotidien des Juifs en Europe. C’est un silence contraint qui s’instaure ; un silence par impuissance à dire.

Au cœur du silence

Vicente Rosenberg vit les événements à distance. Si dans un premier temps, il décide de ne pas savoir ce qu’il se passe en Europe, la réception des lettres de sa mère l’obligera à se renseigner sur la situation dans laquelle elle se trouve. Le silence colore l’ensemble du roman. Il est d’abord celui d’une inquiétude mélancolique et devient très vite celui de la culpabilité. Vicente s’en veut de ne pas être aux côtés de sa mère, de ne pas avoir insisté pour qu’elle vienne le rejoindre en Argentine :
« « J’aurais dû lui répéter tout le temps, toutes les semaines, dans chaque lettre. Jamais je n’aurais dû la laisser à Varsovie ». Vicente était arrivé en Argentine en 1928, presque treize ans auparavant. Il avait fui la Pologne pour des raisons complexes, variées, immenses, terribles – des raisons qui, après avoir lu la lettre de sa mère, lui avaient semblé soudain absolument futiles », p. 56.
Les raisons de son exil lui paraissent désormais à la fois superficielles et égoïstes. Ce départ initialement volontaire et salutaire devient la source d’un sentiment de faute, de honte. L’onde de choc se diffracte et s’enfonce en lui. L’effondrement psychologique est certes progressif, mais il finit par le gagner totalement. Le sentiment de culpabilité est tel que Vicente choisit de se taire, il se mure dans le silence pour porter ce fardeau seul : « Vicente marchait et regardait ces mots morts, piteux, déplorables, et il se disait qu’il fallait absolument arrêter, qu’il fallait absolument arrêter de parler, se taire – qu’il fallait arrêter de penser. », p. 92.
Il s’enferme insensiblement dans un mutisme déchirant. La nouvelle de l’insurrection du ghetto de Varsovie le sort momentanément de sa paralysie langagière, mais l’espoir est « de courte durée » car « à sa seconde tentative, l’armée allemande n’avait pas seulement repris le contrôle du ghetto : la plupart des maisons avaient été rasées et les insurgés avaient été décimés. », p. 152.

De plus, une nouvelle lettre de sa mère arrive. Cette lettre fut la dernière.
Mais, « après cette dernière lettre, tout avait changé. Après cette dernière lettre, Vicente ne voulait plus qu’ignorer. Tout ignorer. », p. 165. Privé de parole, incapable de surmonter le vide de son être et le poids des regrets, prisonnier du ghetto intérieur de sa propre souffrance, Vicente Rosenberg en vient à vouloir disparaître de ce monde. Parce que le déchirement est insurmontable, parce que les mots et la vie ne suffisent plus et que rien ne peut l’apaiser, il tente de se suicider mais apprend que sa femme attend leur quatrième enfant et renonce à la mort. L’aveuglement devient alors son seul moyen de survie. Se taire, ignorer tout ce qu’il se passe, fermer les yeux, Vicente se retrouve ainsi dans cet état végétatif jusqu’au 8 mai 1945 :
« Du salon où il faisait semblant de lire un livre assis sur le canapé, Vicente n’avait pas pu s’empêcher d’entendre la nouvelle. […]
Mi Rusita…
Étonnée par ces mots, par ces premiers mots prononcés par son mari depuis des mois, Rosita avait regardé Vicente un long moment en silence.
– Oui, mon amour ?
– Si c’est une fille, elle s’appellera Victoire.
Rosita avait mis sa main sur celle de son mari et, des larmes aux yeux, elle avait acquiescé.
Victoire est née le 17 juin 1945 », p. 186.

De 1945 à 2019, une enquête familiale

« 1945.
Dix-sept ans plus tard, Ercilia est tombée enceinte et je suis né à mon tour. Martha est devenue ma tante, Juanjo est devenu mon oncle – et Vicente et Rosita sont devenus mes grands-parents.
Victoire est devenue ma plus jeune tante, celle à qui, six ans plus tard, comme elle était partie vivre à Londres, j’écrirais ma première lettre. », p. 187.
Ainsi commence le dernier chapitre du Ghetto intérieur. L’année 1945 vient à la fois clôturer l’histoire romanesque de Vicente Rosenberg et marquer le début de l’enquête de filiation effectuée par le narrateur-auteur Santiago Amigorena. À travers ces dernières pages, celui-ci s’inscrit au sein de l’arbre généalogique. La tante Victoire est à l’origine de l’écriture de la première lettre.

Santiago Amigorean/Septembre 2021

L’arrière-grand-mère, Gustawa Goldwag présage la création littéraire :
« J’ai lu beaucoup de lettres écrites par Gustawa Goldwag, mon arrière-grand-mère, mais, bien sûr, je ne l’ai pas connue. En 1997, la première et seule fois où j’ai visité les ruines touristiques d’Auschwitz, je lui ai écrit un poème. Un poème qui n’est pas très bon. », p. 188.
Et tandis que les lettres sont le fondement du roman, l’histoire familiale constitue le point départ de l’entreprise romanesque. Si certaines choses restent en suspens, si certains secrets demeurent enfouis, Le Ghetto intérieur explore le poids des non-dits, les effets dévastateurs de ce silence que l’auteur se résout à prendre finalement en charge, comme un héritage :

« Je ne sais pas si Vicente, avant de mourir, a compris que se taire n’était pas une solution. Je ne sais pas ce qu’il pensait au juste de la Shoah, cet événement qui, après n’avoir pas eu de nom, n’en a eu que trop. Je ne sais pas s’il a songé que choisir le nom de “Shoah” est une manière d’affirmer que ce qui s’est passé n’a jamais eu et n’aura jamais d’équivalent, que c’est un événement incomparable, d’une portée inégalable – que c’est impensable. Je ne sais pas si, épuisé par son propre silence, il a songé, comme je songe à présent, que pour ne pas être complices de la tentative d’assassinat du langage des nazis, cet impensable, il nous faut pourtant, absolument le penser », p. 189.
L’écrivain fixe l’histoire de sa famille, une histoire qu’il n’a pas connue directement mais qu’il nous transmet par le biais de cette enquête cathartique. Le lecteur a ainsi la liberté d’entendre une mémoire familiale qui, bien qu’elle ait été gravement endommagée et compromise par la Shoah, parvient à se transmettre. Le passage se fait, malgré tout!
« J’aime penser, comme je vieillis, que quelque chose de mon passé vit en moi – de même que quelque chose de moi, vivra dans mes enfants.
J’aime penser que Vicente et Rosita vivent en moi, et qu’ils vivront lorsque moi-même je ne vivrai plus – qu’ils vivront dans le souvenir de mes enfants qui ne les ont jamais connus, et dans ces mots, que grâce à mon cousin aîné, j’ai pu leur adresser », p. 191.

***

Entre réalité historique et fiction, Le Ghetto intérieur donne à lire l’exil, le traumatisme, la culpabilité, la quête identitaire et le silence. Amigorena, au terme d’une enquête familiale à la fois puissante et déchirante, relie l’intime à l’universel et rend hommage à ses chers disparus, à tous les disparus.

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