Le paradoxe des 75%

par Didier Jouault


Jacques SEMELIN, La survie des Juifs en France : 1940-1944, Préface de S. Klarsfeld, Forme abrégée, révisée et actualisée de Persécutions et entraides dans la France occupée : Comment 75 % des juifs en France ont échappé à la mort (2013), Paris, CNRS Éditions, 2018, Collection « Seconde Guerre mondiale ».


Comment ont-ils échappé aux rafles ? Où se sont-ils cachés ? Quels étaient leurs moyens de subsistance ? Vers qui se sont-ils tournés pour trouver de l’aide ? Quelles mains se sont tendues ? Ce sont quelques-unes des questions que l’on ne peut manquer de se poser quand on essaie de se représenter la vie des Juifs en France durant l’Occupation…
Dans un ouvrage foisonnant et très documenté, l’historien Jacques Semelin apporte de nouvelles perspectives sur la vie, et surtout la survie des Juifs en France, sous l’Occupation. Il décrit les vicissitudes quotidiennes de ces survivants et analyse les raisons pour lesquelles, en France, leur proportion est plus élevée qu’ailleurs. Mais dans ce rigoureux essai historique, il engage aussi à la réflexion sur la capacité de ce groupe humain à résister, et s’adapter – comme il l’a toujours fait dans son histoire.

Loin de tout malentendu possible

Le point de départ de l’auteur est clair : il entend comprendre et expliquer comment et pourquoi, dans la France de Vichy, régime qui collabora activement avec la puissance occupante, 75 % des Juifs ont pu échapper à la mort. Ce pourcentage ne laisse pas d’intriguer ; il peut être considéré comme relativement important si l’on considère d’autres pays d’Europe occidentale durant la même période : ainsi, par exemple, seuls 25% des Juifs des Pays-Bas et 45% des Juifs de Belgique ont survécu… Jacques Semelin propose un certain nombre de réponses et analyse les multiples facteurs d’explication tenant à la spécificité de la situation française.
Pour autant, ce taux de survie sur lequel l’historien interroge les documents ne signifie pas le moins du monde que les Juifs de France aient été épargnés par la persécution, l’humiliation, l’obligation de fuir, l’appropriation de leurs biens par d’autres Français. Et surtout, il n’exonère nullement le système Vichy, inspiré et dirigé par Philippe Pétain, qui, loin d’avoir été un bouclier, fut un « gouvernement de fait », complice actif des déportations.
Et encore, la (toute relative) préservation des Juifs concerne-t-elle seulement ceux que, dans les années 1930, on nommait « Français israélites », et pas du tout les Juifs récemment arrivés sur le sol français – que le régime de Vichy qualifie en continu d’ « apatrides », et qu’il rafle en allant même bien au-delà des demandes allemandes.
Ainsi, même s’il examine le sort de tous les Juifs présents sur le sol français, ce brillant essai, très fouillé, devrait s’intituler avec plus d’exactitude : « La survie des Juifs, surtout français, en France ».
La recherche des causes est l’axe central du livre ; ainsi, le plus clair (et simple) est de reprendre les multiples facteurs explicatifs avancés dans cette enquête.

Un vaste territoire

La superficie de le France, l’existence d’une zone « non occupée », la très grande quantité de villages dans ce pays encore profondément rural ont permis une large dissémination des Juifs, à la fois ceux qui sont arrivés dans les années trente – fuyant le nazisme ou exilés de force – et ceux qui sont depuis longtemps « intégrés » mais subissent la pression grandissante des lois vichystes.
Pendant la durée de la guerre, un Français sur trois a quitté son domicile, et les populations juives, récemment immigrées ou non, sont ensuite très souvent restées sur place, là où s’était arrêté leur l’exode (sur ordre des Allemands refusant le retour en zone « occupée »), ou dans le voisinage, contrairement aux Français non juifs qui ont en général retrouvé leur habitation.
On notera au passage un élément intéressant : dans ces campagnes où tout se sait et se dit, on pouvait craindre, surtout après novembre 1942, date à laquelle le territoire a été totalement occupé par les nazis, une recrudescence de dénonciation. Ce fut le contraire : « Cette délation de masse ne s’est pas produite », p.286.

Une certaine aide

Ne partageant pas les thèses d’autres historiens, spécialistes de la période (comme Marrus et Paxton) Jacques Semelin n’adhère pas à la thèse d’un antisémitisme virulent au sein de la population française ; il relève de très nombreuses preuves de solidarité, au moins passive, dont bénéficièrent les « dispersés ». Bien sûr, nul n’a oublié le vieux fond d’antisémitisme qui gangrène depuis des lustres une part de la société française, et que les campagnes de propagande dans la presse d’extrême-droite dans les années trente accroissent considérablement. Mais il est contredit pas de multiples gestes de solidarité.

De même, l’immigration récente de Juifs « en fuite », en particulier polonais, renforce un phénomène que l’auteur refuse cependant de distinguer d’une xénophobie plus générale. Le mouvement est fort : « Dès l’été 42… des Français non-juifs tentent d’aider les victimes… même s’ils peuvent avoir de préjugés antisémites », p.286 ; ils deviennent des « aidants », même s’ils ne sont pas résistants. Pas d’illusion excessive, cependant : ces Juifs « déplacés », surtout ceux qui vivaient en France depuis quelque temps, représentent aussi une nouvelle « clientèle », en quête de logement, nourriture, garde d’enfant… Lucidement, l’auteur note « On ne tire aucun avantage à dénoncer celui dont on profite », p.287.
Pour l’auteur, apporter une aide aux Juifs, et contribuer ainsi pour une part à les préserver, représente un risque « limité » en comparaison d’autres situations : aider un aviateur tombé ou un résistant caché, ou des Juifs visiblement étrangers (reconnus par niveau de vie précaire, accent, usages sociaux…). Selon Jacques Semelin , «  le fait d’aider des juifs en France est peu (…) sanctionné »  (p.288) sauf à l’extrême fin de la guerre. Pourtant, si les poursuites et sanctions restent limitées, la pression ressentie est forte : le gouvernement de Vichy et les Allemands promulguent des textes ou tiennent un discours rigoureux, tout en s’avérant incapables de le mettre en œuvre dans la réalité quotidienne de ce vaste territoire sur lequel d’autres formes de résistance exigent davantage d’attention.

Les Israélites et les autres

Aux « Français israélites » – expression d’époque-, Jacques Semelin consacre un long chapitre (p.151-210) intitulé : « Face aux arrestations, se fondre dans la population ». Il y détaille la distinction capitale faite dans les textes et les faits entre les « Français » et les « Étrangers », vite devenus « apatrides » puisque l’État de Vichy annule des naturalisations récentes, dès le 22 juillet 1940.
Pour les Français, en 1940, ils « conservent leur confiance en la France et sont pour la plupart maréchalistes, à l’image de l’écrasante majorité des Français », p.102. Emancipés en 1791 par la République, accueillis et intégrés de longue date, souvent notables, ils ont fait le choix d’un fort patriotisme national et culturel, « sont passionnément patriotes et républicains » (p.30)  même s’ils participent encore, un peu, à la vie de la communauté. Pour eux, la France est le pays où l’injustice faite au « petit capitaine Dreyfus » a suscité, dans l’opinion et dans une partie importante de la classe politique, une réprobation assez puissante pour conduite à la révision d’un procès militaire et à la réhabilitation de la victime.
Perçus comme français, les « Israélites » peuvent prendre appui sur « de fortes ressources sociales comme faire appel à des proches en zone libre », p.289. Collègues, amis, voisins, relations leur apportent un concours d’autant plus actif (même s’il reste discret) que le temps passe et que les mesures anti-juives (dont le port de l’étoile ou des rafles visibles, intégrant les enfants) finissent par indigner une part grandissante de la population. Ainsi s’explique le chiffre de « près de 90% des Français juifs » ayant pu survivre.

Été 1943, les Lindon sont accueillis dans le Puy-de -Dôme, dans la famille Nony-Pouzadoux dont la mère a travaillé pour eux.

Pour les étrangers, il n’en va pas de même : leur situation est difficile dès le début. Ils constituent d’ailleurs l’énorme proportion des adultes juifs déportés puis assassinés. C’est à eux qu’on pense principalement, aujourd’hui, quand on évoque la déportation ; ce sont, plus que les patronymes francisés des Juifs immigrés de longue date, leurs noms à consonance « apatride » qui frémissent dans notre mémoire.
Eux ne bénéficient « pas de réseau de sociabilité », n’ont pas ou plus d’argent, pas de travail accessible dans un grand nombre de métiers désormais interdits. Ils ne maîtrisent pas (ou pas encore) la langue ni l’ensemble des usages sociaux avec l’aisance dont fait preuve, par exemple, peu avant, l’écrivain « intégré » Marcel Proust, fils d’un lui aussi très intégré médecin hygiéniste devenant « Inspecteur général des services sanitaires ». Ce sont les étrangers, avant tout, qui font l’objet de la très solide aide apportée par les institutions juives, dont celles « soutenue » par l’État, ou tolérées dans le but d’encadrer, telles l’UGIF ou l’OSE. Détournant la volonté vichyssoise de cadrer, leurs membres « se servant de leur responsabilité officielle au sein de l’UGIF, ont couvert voire impulsé des filières clandestines visant à protéger adultes et enfants juifs », p.132.

Juifs internés dans le camp de Drancy après avoir transité par le stade du Vélodrome d’Hiver à Paris/1942/AFP

L’Église et la République

Dans sa volonté d’expliciter encore davantage cette « exception française », l’auteur approfondit son analyse, et met au premier plan un couple d’acteurs, alors constitutif de la société française : l’Église et la République.
La tradition du christianisme, et en premier lieu de la communauté protestante, qui fut elle-même persécutée, est un facteur à prendre en considération. Cette culture religieuse marque le « temps long de l’Histoire », et véhicule des valeurs transformées en action – telle la Charité.  On ne peut nier certes que « la hiérarchie catholique elle-même accepte plutôt bien que ‘le juif’ devienne dans cette ‘nouvelle France’ de Vichy un citoyen de seconde zone » (p.220), ce qui est très différent de la déportation et encore davantage de l’extermination.
Cependant, « on ne peut pas oublier (…), malgré le silence du pape Pie XII, la protestation ouverte de plusieurs prélats catholiques contre les arrestations des juifs étrangers, à l’été 42 », p.291. Non pas double langage, mais refus du pire.

Groupe d’enfants mis à l’abri au Chambon-sur-Lignon, un village du sud de la France/ Août 1942/USHMM.

À côté de cet héritage religieux, il faut placer l’héritage républicain. Les « instituteurs laïques, répartis dans des milliers de communes de France, jouent un rôle essentiel dans l’accueil de enfants juifs » (p.292), et cela encore plus massivement que « à lire nombre de témoignages, il semble relativement aisé, en 1943, de se procurer voire de faire soi-même des faux papiers français », p.180. De façon extrêmement fréquente, en cette période, l’instituteur est aussi « Secrétaire de Mairie » dans les villages, accédant ainsi à formulaires et tampons…Or, dans l’Europe de 1942-1944, deux seuls pays (France et Danemark) continuent à accueillir tous les enfants juifs dans les écoles. Réfugiés, ces enfants peuvent ainsi « face aux arrestations, se fondre dans la population ». Présents avec les autres à l’école, ils tissent des « réseaux de sociabilité » ou des camaraderies dont ils peuvent parfois faire profiter leurs parents, et « les familles juives étrangères en cavale »,(p.293) ce qui a sans aucun doute été «  un facteur essentiel d’intégration » et a « freiné la persécution ».

Aimée Lallement, institutrice, militante socialiste et membre de la Ligue des droits de l’Homme, a cache Jankel Przedborz (ici, à droite, déguisé en jeune fille)/Hiver 1943-1944 /Archives.Jacques Przedborz- Lallement

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À cette toile de fond, en noir et rouge, on pourrait ajouter le « bleu horizon ». Encore marqués par le souvenir de la « Grande Guerre », les Français font preuve d’un « esprit patriotique » ( p.294) et « restent hostiles à l’occupant allemand », au « boche ».

Le point de vue des nazis et de Vichy

Ils « tiennent avant tout à la nature des objectifs de Berlin envers le pays », p.294…
 Si l’Allemagne nazie considère la Pologne, par exemple, comme une terre à coloniser au nom de l’Histoire germanique, le regard porté sur la France est très différent. En particulier, les très riches ressources naturelles et industrielles, pillées comme on sait, participent sans réserve à l’effort de guerre allemand. L’immense coût matériel et humain de construction du « Mur de l’Atlantique » ne peut être absorbé que par la contribution (la « collaboration » dans le pire des cas) des industriels et des travailleurs français , en particulier du S.T.O.
À cet égard, l’occupant ne peut trouver que des avantages dans la «participation », certes résignée mais active, d’une population dont il pille les ressources. La fiction de l’État français autonome de Vichy, jusqu’en novembre 42 au moins (date de l’occupation intégrale du territoire) contribue pour beaucoup à ce constat : « aucun État vaincu ne se trouve dans une situation aussi hybride que la France » et la zone dite « libre », tant qu’elle existe, est en Europe l’un des territoires les « plus propices à la survie des juifs » .( p.294.)
La politique sociale de Vichy n’est pas étrangère à une certaine façon de vivre en France. Comme nous avons de cet « État Français » l’image d’un gouvernement de droite extrême, nous négligeons souvent qu’il est aussi porté par une forte tradition catholique, déjà évoquée. Ici, la « fraternité », le souci du « plus pauvre » se traduisent par une « action importante en matière de protection sociale » (p.295), qui – pas d’illusion – vise aussi à prévenir ou combattre l’action des ex-syndicats. Là encore, comme pour l’École, la tradition installée bénéficie, indirectement au moins, aux enfants et familles juives (les « mères seules »  en particulier), dans un maillage social et culturel qui, exemple parmi beaucoup d’autres, fait que pour les Éclaireurs Israélites de France, « il ne paraît pas déshonorant de se faire aider par l’État Français », tandis qu’il « existe une convergence paradoxale entre les valeurs de Vichy et celles de ce mouvement scout juif » (p.129), tous deux attentifs à la formation de la jeunesse.

Léon, Renée et leur fille Denise Baumann, une famille juive de Vitry-le-François / Photographiés sous la photo du maréchal Pétain lors d’une fête du Secours national / Juin 1944/ Seule Denise échappe à la déportation ; ses parents, son mari, ses trois petites filles sont internés à Drancy puis assassinés à Auschwitz.

Le maintien d’un État Français, enfin, doté, même après 42, d’« une relative autonomie interne » et dont «  les dirigeants sont traversés par des contradictions », (p.296 ) : pressions de l’Église ou d’une opinion rétive aux persécutions d’une part, pression des nazis d’autre part. L’auteur recourt à une expression qui pourrait s’appliquer à de nombreux cadres ou fonctionnaires de Vichy : « des brèches d’humanité », p.86.

Évolutions et adaptation aux circonstances

 « Les antisémitismes respectifs des nazis et de Vichy ne sont pas les mêmes » et « Vichy veut ‘réduire l’influence’ des juifs dans la nation française, pas les tuer », essayant de s’en tenir (presque jusqu’à la fin) à « la livraison de juifs apatrides » (p.296), au préalable regroupés dans l’un des nombreux camps, parfois depuis le début du régime. Un document découvert par Serge Klarsfeld permet d’observer que même Laval – collaborateur convaincu – prône une certaine modération, « compte-tenu des problèmes avec l’Église ». L’accord Bousquet-Oberg (juin 1942) ne prévoyait pas, ainsi, l’arrestation des Juifs Français.
Si Vichy semble se préparer, fin 1943, à des mesures plus violentes, c’est « la société française qui a (donc) agi comme un garde-fou retenant les dirigeants », p.300.
De leur côté, selon Jacques Semelin, les nazis évoluent dans le temps, se livrent à des concessions « pour préserver le rôle stratégique de ce gouvernement dans le maintien de l’ordre et la sécurité des troupes en France » (p.297), et d’autant plus que, au fur et à mesure des renversements de puissance (débarquements alliés en Italie, revers militaires nazis en Russie) « police et gendarmerie françaises sont de moins en moins fiables pour exécuter ce genre de mission », p.298.
Enfin, en 1943 et surtout 1944, « si la Résistance ne fait pas de la protection des juifs un objectif en tant que tel, son développement contribue dans les faits à détourner l’attention des autorités vers d’autres priorités » (p.301), en particulier pour l’utilisation de forces militaires de plus en plus réduites.
Au cours de la période, à vitesse historique très élevée, les rapports ont ainsi changé, ce qui contribue aussi à expliquer la (très relative) préservation des Juifs, surtout français.

D’inhabituels choix de construction

Évoquer un essai historique revient le plus souvent à décrire beaucoup et un peu évaluer les informations majeures que le chercheur a décidé de mettre à disposition des lecteurs. À propos de « La survie des juifs en France 1940-1944 », force est d’ajouter une triple observation non pas sur la méthode historique, mais sur d’inhabituels choix de construction.

Personnaliser l’Histoire

Le premier d’entre eux est un étonnant, mais fructueux, compromis entre la notice biographique et l’approche généraliste de l’historien étudiant un groupe humain ou des ensembles de faits. En effet, si l’ouvrage vise bien à examiner les conditions de survie des Juifs, il entrecoupe les analyses usuelles (statistiques, état des recherches, propositions d’interprétation) de très courts textes, bien distincts grâce à une police différente : de dix à quinze lignes décrivant comment une personne singulière, ou un noyau familial, a vécu les réalités du thème historique décrit.
Ainsi, par exemple, le chapitre 1 consacré à « La Dispersion » compte quatre « inserts » qui racontent comment Stanley Hoffmann et sa mère ; les Klarsfeld ; Léon Poliakov ; Léon Werth ont pu, chacun de leur côté, subir les « déplacements » dus aux persécutions nazies dans leurs pays d’origine, ou à celles datant de l’occupation, et se «  disperser » sur le territoire français. Il s’agit, en quelque sorte, de mini « instantanés » qui donnent vie et humanité à un récit historique qui pourrait sembler trop sec.


Le procédé est d’autant plus efficace que, d’un chapitre à l’autre, ce sont fréquemment les mêmes noms qui réapparaissent, pour la partie de leur vie pouvant illustrer le thème du chapitre, et cette fois le plus souvent dans le fil même du texte : désormais, nous connaissons ces « personnages », et nous en suivons les pénibles cheminements. Par souci d’efficacité, l’auteur ajoute des noms célèbres à sa liste d’inconnus : Joseph Minc, par exemple, ou Vidal Nahoum, futur père du sociologue Edgar Morin.

Imager l’abstrait

Cette volonté particulière de personnalisation va de pair avec un recours très massif à l’illustration, intégrée dans le cours du texte, et qui privilégie les photos de famille ou portraits plutôt que les tableaux et cartes (qui sont toutefois en nombre suffisant pour éclairer la compréhension). Cette logique a conduit l’éditeur à inclure un « cahier central » de photos (8 pages) ne comportant que des scènes de vie des personnes suivies dans l’ouvrage, presque devenues familières – à l’exclusion de la reproduction d’une affiche de film : « Le vieil homme et l’enfant » -mais ce sont aussi des personnages.
Or, l’une des thèses de Jacques Semelin est justement que la (relative) préservation des Juifs en cette période a été due à la différence faite par beaucoup de Français entre « Les Juifs » (à l’origine de l’antisémitisme) et « Les Personnes, en particulier les Enfants » (à l’origine de solidarités).
Dès lors, tout au long de l’étude, le lecteur se confronte sans cesse à ces deux approches, l’une très généraliste, et l’autre très individuelle, sans que cela vienne aucunement nuire à la qualité de l’exposé ou de l’analyse, présentés dans une langue très simple. Comment réussir mieux à nous faire sentir cette vérité : derrière chaque mot d’Histoire il y a la vie d’un être humain.

Conclusion ou résumé ?

Le troisième point d’étonnement vient de l’importance et de la tonalité peu usuelle de la Conclusion (p.285-303). En règle générale, une étude se conclut par une brève synthèse essentiellement vouée à lancer de nouvelles recherches par des questions encore non résolues, ou à proposer des pistes d’approfondissement du travail présenté, par exemple.
Jacques Semelin a préféré, en huit chapitres denses, offrir comme un résumé précis de l’ouvrage entier. D’une certaine façon, la « Conclusion » aurait pu être une sorte de long et solide « abstract » comme on en place en tête d’un article, les chapitres revenant très en détail, ensuite, sur les analyses. De cette construction, il pourrait ressortir une impression de « redite », mais apparaît ici l’autre volonté manifeste de l’auteur : s’assurer, quitte à répéter, de la bonne compréhension de sa thèse en apparence «  paradoxale ». Il veut éviter tout malentendu sur l’origine de la «  préservation », et toute mauvaise querelle.

La vie, la mort, la chance

Au terme de cette liste de facteurs explicatifs, l’historien conclut : « ils ont cherché à vivre, malgré tout (…) croyant en la vie et celle de leurs enfants ». Au-delà de cette puissance de réactivité, l’auteur n’oublie pas de mentionner : «  un facteur pourtant présent dans bien des trajectoires, la chance », p.302.
La Chance ? Plutôt l’extrême mobilité des statuts, des politiques, des événements, et encore plus, la forte mobilisation, même anonyme et passive et individuelle, d’une partie grandissante de la population, tels sont les principaux facteurs qui expliquent ce « paradoxe des 75 % survivants », paradoxe accru si l’on a retenu que 90% des Juifs de nationalité française ont échappé à la mort.

***

L’analyse et la pensée de cet essai historique sont assez souvent elles-mêmes sinon « paradoxales », du moins hétérodoxes, en regard d’une vision accusatrice et sans nuance selon laquelle la France de Vichy aurait été une terre d’extermination. Cela a été le cas pour les populations juives « étrangères », qui avaient espéré être accueillies par la République, et qui ont été massivement victimes d’une France, il est vrai, dé-républicanisée. Mais pas pour les Juifs français, persécutés, humiliés, déplacés, réduits à peu, mais… survivants en majorité, grâce uniquement aux mains tendues par d’autres Français, solidaires contre les lois de Vichy.

Références bibliographiques

Jacques Semelin, écrit avec Laurent Larcher, « Une énigme française. Pourquoi les trois quarts des Juifs en France n’ont pas été déportés », Paris, Albin Michel, 2022

Jacques Semelin expose, sur le mode du plaidoyer pro domo, les motivations de sa recherche ; le cheminement de son questionnement ; les obstacles qu’il a dû surmonter ; les oppositions qu’il a rencontrées dans le cercle de spécialistes de haute volée (Robert Paxton, Henry Rousso…).
Cet ouvrage fait lui-même l’objet d’une critique négative de la chercheuse Sonia Combe dans la revue En Attendant Nadeau :  : https://www.en-attendant-nadeau.fr/…/taux-survies-semelin/… 

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