Un regard américain sur la condition juive
Mark TWAIN :
« À propos des Juifs»
Traduit de l’anglais
par Nadine Picard
Mark TWAIN, Concerning the Jews : Article publié dans le mensuel new-yorkais, Harper’s Monthly, pp. 527–535, Mars 1899.
PRÉSENTATION
Tout au cours de sa vie, l’auteur des célébrissimes Aventures de Tom Sawyer a porté son regard au loin, et, en tout cas, très loin de son cher Mississipi. Bien qu’il ait écrit une oeuvre sans nul doute indissociable du Nouveau Monde tant elle est enracinée dans la jeune culture des États-Unis, Mark Twain a vagabondé sur toute la planète. La Polynésie, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, l’Inde, l’île Maurice, l’Afrique australe ne sont que quelques-uns des lieux que l’écrivain a visités et dont il a rapporté des récits divertissants et pleins d’humour. Son métier de reporter mais surtout sa curiosité toujours en alerte l’ont conduit à rencontrer bien des peuples et à s’intéresser de près aux problèmes moraux ou sociaux qui les concernaient… Son humanisme itinérant fut sans frontière.
Ainsi, rien d’étonnant que, parmi les cent sujets que ses voyages autour du monde lui ont inspirés, Mark Twain – qui fut un journaliste prolixe -, ait consacré un très long article aux Juifs. Celui-ci, intitulé Concerning the Jews a été publié dans le mensuel new-yorkais, Harper’s Monthly, en septembre 1899 et a connu, à son époque, un certain retentissement …
Partout où il passe, cet esprit peu conventionnel trouve matière à exercer son libre jugement : passant de la farce à l’ironie parfois féroce, de la moquerie sans méchanceté au rire sacrilège, il s’en tient à ce qu’il voit : il n’embellit ni n’idéalise la réalité. « Les voyages sont fatals aux préjugés, au fanatisme et à l’étroitesse d’esprit, et à ce titre, bien des gens de chez nous en ont grand besoin. On ne peut acquérir de vision large, saine et charitable des hommes et des choses si l’on végète dans son coin toute sa vie », écrit-il en conclusion de son Voyage des innocents (p.496).
Comme tous les écrivains humoristes, il travaille à débusquer puis à démonter clichés et stéréotypes qui sont légion dans les récits de voyage. Il en découvre les ridicules et met au jour les préjugés qu’ils véhiculent, exerçant par là une sorte de magistère moral aux antipodes de tout moralisme péremptoire. Son journalisme ne repose pas sur une investigation poussée, sur des enquêtes détaillées et encore moins sur une documentation irréprochable mais plutôt sur une éthique de la conviction : il rapporte ce qu’il voit et dit avec franchise ce qu’il pense de ce qu’il voit… Ses « papiers » sont des exercices d’hygiène intellectuel et moral.
Pourtant, quand, en 1867, Mark Twain participe à un voyage pour la Terre Sainte organisé par l’Église Évangéliste de Brooklyn et qu’il visite la Palestine, alors sous domination ottomane, il ne semble prêter attention, lors de son séjour à Jérusalem, à aucun des Juifs vivants qui s’y trouvent.
Dans la série de lettres qu’il a écrites pour le quotidien Alta California, – ces articles-missives seront rassemblés en 1869 dans un recueil intitulé : The Innocents Abroad, or The New Pilgrims’ Progress – il rapporte pourtant, de façon détaillée, ses impressions de voyage en Terre Sainte…
Le souvenir de la Bible est certes partout présent et il évoque à bien des reprises l’histoire d’Israël mais il s’en tient à l’histoire antique et se contente de « couvrir » ce pèlerinage chrétien qu’il accomplit sans la moindre révérence pour aucun des lieux sacrés qu’il visite. Il n’a, en effet, rien de commun avec les pèlerins confits en dévotion que, pourtant, il supporte sans trop d’agacement. Jamais en effet il n’adopte une attitude voltairienne ; chez lui, on ne discerne pas la moindre velléité d’écraser l’Infâme… Simplement, il ne partage pas les transports qui s’emparent de ses compagnons de voyage : l’émotion mystique n’est pas son fort. Libre aux pèlerins de s’extasier ou de pleurer devant des tombes vides. Il abandonne volontiers les dévots à leurs croyances, pourvu que nul ne l’oblige à se confire en dévotion.
L’aura qui entoure des paysages bibliques que l’imagerie orientaliste a magnifiés, ne le porte à nulle exaltation et, en tout cas, ne le contraint à nulle admiration factice. Dans l’Orient désert, quel fut son ennui ! Tout lui paraît sale, étroit et surfait ; l’accumulation même des ruines prestigieuses le lasse. Jérusalem lui semble une cité… vraiment minuscule.
Battant en brèche toutes les idéalisations d’inspiration romantique, il ne laisse son imagination prendre le pas ni sur son sens de l’observation ni sur son esprit critique : « C’est sur les gravures que les scènes orientales sont les plus belles. Je ne pourrai plus m’en laisser imposer par l’image de la Reine de Saba rendant visite à Salomon. Je me dirai : « Vous êtes jolie, Madame, mais vous avez les pieds sales et vous sentez le chameau » (Voyage des innocents , p.409).
Mark Twain est un écrivain plein d’esprit mais il n’est nullement un spirituel : il pratique une placide indifférence en matière de religion et, au contraire des illustres voyageurs qui l’ont précédé, il ne semble éprouver à l’égard de la Terre Sainte ou du destin d’Israël aucune fascination, voire aucun intérêt.
C’est bien des années après, lors d’un long séjour qu’il fit en Autriche (1897-1899), que les circonstances le conduisent à s’intéresser au sort des Juifs. Cinq ans après l’Affaire Dreyfus qui fait toujours rage en France, il constate le déchaînement antisémite qui agite Vienne, ville où il aurait pu très bien croiser un autre journaliste comme lui, Theodor Herzl …
Il s’interroge sur les raisons qui poussent les peuples du Vieux Continent à persévérer, jusqu’à l’époque moderne, dans leur antique détestation du Juif. L’antisémitisme est, à ses yeux, un problème européen ou, du moins, c’est un mal qui affecte la Vieille Europe et auquel le Nouveau Monde doit apporter sinon la solution, du moins une réponse …
Son article, Concerning the Jews, se construit d’ailleurs comme une longue réponse à des questions que lui pose un de ses lecteurs juifs, résidant en Amérique mais soucieux du sort de ses coreligionnaires européens en butte à une « animosité haineuse et infondée ». Il s’adresse à un autre Américain, c’est-à-dire sans doute à un esprit qu’il considère comme affranchi des préjugés arriérés propres aux Européens… : « Je vous prie de me dire, de votre point de vue d’écrivain non-engagé, ce qui, selon vous, en est la cause. Les Juifs américains ont-ils le pouvoir de changer cette situation, que ce soit chez eux ou à l’étranger ? Cela cessera-t-il un jour ? Ne sera-t-il jamais permis à un Juif de vivre honnêtement, décemment, paisiblement, comme tout le reste de l’humanité ? ».
Mark Twain s’offre de répondre à ce lecteur, en toute franchise.
Il se défend d’abord d’éprouver le moindre sentiment antisémite ; et pour montrer à quel point il est affranchi de tout préjugé, il déclare que même Satan trouverait en lui un avocat équitable et impartial ! Trait d’humour peu subtil qui sent le soufre et dont on peut redouter l’ambivalence…
Tout le développement qui suit, plus sérieux, ordonné méthodiquement en successives mises au point numérotées, ne se veut nullement l’éloge du peuple juif mais simplement l’exposé d’un point de vue neutre, et résolument politique.
Pour le chroniqueur du Harper’s Monthly, la haine envers les Juifs dans un monde moderne sécularisé n’a plus sa source dans le fanatisme religieux qui lui semble « chose du passé ». Puisque, selon une opinion unanime, les Juifs ne troublent ni l’ordre public ni les sociétés où ils vivent, qu’ils sont « de bons citoyens respectueux de l’ordre », qu’ils sont industrieux et ingénieux, pacifiques et entreprenants, l’hostilité qu’ils suscitent partout ne peut venir que d’un sentiment : la jalousie et l’envie.
Pour établir ce point, Mark Twain affirme que « le Juif cherche l’argent ; et, en le cherchant, il constitue un obstacle d’importance pour son voisin, moins talentueux, qui cherche la même chose. C’est là, à mon sens, que le bât blesse ». La réussite en affaire permettrait, selon lui, aux Juifs d’obtenir le respect. C’est grâce à leur esprit spéculatif que les Juifs ont pu survivre à des siècles d’oppression qui « n’avaient rendu que plus exercé le seul outil que la loi n’avait pu lui prendre, son cerveau ».
Les Juifs seraient donc tous des Shylock, redoutables en affaires et filous à l’occasion ?
Étrange et bien suspecte apologie des Juifs que celle qui repose sur un argument sorti tout droit de l’arsenal des préjugés antisémites ancestraux… Aussi l’article de Twain a -t-il suscité bien des réactions négatives parfaitement justifiées.
Cependant, pour être équitable avec cette argumentation aux prémisses erronées, il faut bien préciser que, pour Twain, on ne saurait reprocher aux Juifs le sens aigu des affaires qu’il leur attribue car il s’accompagne, selon lui, … d’un grand sens de l’honnêteté et du respect de la parole donnée. C’est en cela que l’argumentaire tendancieux fondé sur des sources douteuses, pourrait échapper au soupçon d’antisémitisme qui ne manque pas de planer sur lui.
Ainsi, les Juifs ont toutes les vertus requises pour être de bons citoyens américains et, au lieu de les envier, il faudrait plutôt les imiter !
Mark Twain leur conseille donc, pour « améliorer leur sort », de s’unir en « lobbies » – il n’emploie pas le mot –, de se fédérer : « nous connaissons la faiblesse d’un fétu de paille et la force d’une botte de paille bien tassée » ! Sans soupçonner ni imaginer bien sûr l’avenir du sionisme, il invoque même l’exemple du … « Docteur Herzl » qui aurait bien compris l’intérêt pour les Juifs de s’unir!
On le voit, le journaliste qui se fait doctrinaire patriote, ne plaide nullement pour l’assimilation des Juifs dans la jeune nation américaine mais pour une active affirmation de leur identité au sein d’une Amérique pluraliste dont la devise est – faut-il le rappeler?-, « e pluribus unum » !
Ainsi, ni philosémitisme ni antisémitisme malencontreux – finalement ! – dans tout le corps de ce long article qui vise à réhabiliter les Juifs dans l’opinion, et aussi à leur dispenser d’utiles conseils. Le propos est modéré, un peu condescendant, détaché… Et l’on comprend, après l’avoir lu, pourquoi Mark Twain était certain qu’il ne serait apprécié ni des Juifs ni des Chrétiens …
Aussi, n’est-on pas peu surpris du développement qui conclut cet article. Le voici in extenso :
« Si les chiffres sont exacts, les Juifs constituent à peine un pour cent du genre humain. Il faut s’imaginer une pâle et nébuleuse poussière d’étoiles, perdue dans la vive lumière de la Voie Lactée. Normalement, on ne devrait même pas entendre parler des Juifs. Pourtant, on entend parler d’eux, et il en a toujours été ainsi. Le peuple juif est de la même importance sur notre planète que tous les autres peuples, et son importance dans le commerce est extraordinairement disproportionnée si on considère sa petite taille. Sa présence sur la liste des grands noms de la littérature, des arts, des sciences, de la musique, de la finance, de la médecine et des spécialités absconses est également hors de proportion au regard du nombre d’individus qui le composent. De tout temps, il a mené un extraordinaire combat dans le monde, et il l’a mené pieds et poings liés. Il en tirerait vanité qu’on devrait lui pardonner. Les Égyptiens, les Babyloniens et les Perses ont prospéré, ils ont empli le monde de bruit et de splendeur, puis ils se sont effacés comme le font rêves et ont disparu. Ils furent suivis des Grecs et des Romains, qui firent grand bruit, et puis se turent. D’autres peuples sont nés, leur éclat s’est répandu un temps, puis s’est terni et, à présent, ils vivent dans une semi-obscurité ou se sont éteints. Le peuple juif les a tous vus, les a tous battus, et reste maintenant ce qu’il a toujours été. Il ne montre aucun signe de décadence, l’âge ne le rend pas infirme, ses membres ne sont pas affaiblis, son énergie ne ralentit pas, son esprit ne s’émousse pas, il reste vif et combatif. Toute chose est mortelle, sauf le Juif. Toutes les forces passent, mais il demeure. Quel est le secret de son immortalité ? ».
On demeure étonné du ton quasi lyrique sur lequel le grand écrivain américain, pourtant si peu enclin à la ferveur et à l’éloge inconditionné, achève un article qui, dans tout son développement, ne manifestait, pour le moins, aucun parti pris en faveur des Juifs.
Cette rupture de ton est quelque peu énigmatique… Peut-être cette envolée méditative sur « l’immortalité du Juif » exprime-t-elle le fond de la pensée d’un Mark Twain qui, contraint par la réflexion à vaincre ses réticences abandonne ses préventions et ses sages considérations pragmatiques pour se livrer, en fin de compte, à la célébration sans réserve d’un peuple dont la vitalité l’étonne au point de désarmer son amer scepticisme.
Références bibliographiques
Mark Twain, Le voyage des innocents : Un pique-nique dans l’Ancien Monde, Titre original : The Innocents Abroad, or the New Pilgrims’ Progress : being some account of the steamship Quaker city’s pleasure excursion to Europe and the Holy Land (1879), Traduit de l’anglais par F. Gonzalez Battle, Paris, François Maspero, 1982.
TRADUCTION
« À propos des Juifs» de Mark Twain
Traduction inédite de Nadine Picard de Concerning the Jews : Article publié dans le mensuel new-yorkais, Harper’s Monthly, pp. 527–535, Mars 1899.
Il y a de cela quelques mois, j’ai publié dans un magazine un article dans lequel je rapportais une scène qui s’était déroulée au Conseil d’Empire (Reichsrat) de Vienne et qui m’avait semblé fort intéressante. À la suite de la parution de cet article, j’ai reçu de plusieurs Juifs américains des lettres où ils soulevaient quelques interrogations. Il m’était difficile de leur répondre, parce que leurs questions étaient trop vagues. Enfin j’ai reçu une lettre plus précise qui émane d’un avocat. Celui-ci formule clairement les questions que les autres correspondants avaient probablement en tête. Je vais faire ici de mon mieux pour répondre publiquement à ce correspondant, ainsi qu’aux autres, que je prie de m’excuser pour ne leur avoir pas répondu individuellement.
[Questions d’un Juif américain]
La lettre de l’avocat est rédigée en ces termes :
« J’ai lu votre article « Stirring Times in Austria ».
Un point en particulier, y est d’une importance vitale pour quelques milliers de personnes, dont je suis, et c’est un point sur lequel j’ai souvent eu l’intention d’interroger une personne qui soit totalement impartiale. Aucun Juif n’était à l’origine de la démonstration de force militaire qui a provoqué les émeutes au Parlement autrichien. Aucun Juif ne faisait partie du groupe concerné. Aucune question concernant les Juifs n’apparaissait dans le Ausgleich (compromis) ou dans la proposition linguistique. Aucun Juif n’avait proféré d’insultes. En bref, aucun Juif n’avait blessé qui que ce soit. Au contraire, des dix-neuf nationalités qui existent en Autriche, seuls les Juifs n’étaient représentés par aucun parti et ils n’étaient en aucune manière partie prenante.
Pourtant, vous dites dans votre article que, lors des émeutes qui s’en suivirent, tous les groupes se retournèrent unanimement contre un seul adversaire : les Juifs. Voudriez-vous donc avoir l’amabilité de me dire pourquoi, selon vous, en cette période dont on dit qu’elle se caractérise par son intelligence, les Juifs ont toujours été, et sont encore, l’objet d’une animosité haineuse et infondée ? Depuis des siècles, il ne fait pas de doute qu’aucun groupe de citoyens ne s’est montré plus paisible, plus discret, plus courtois que celui de ces mêmes Juifs. Il me semble que ni l’ignorance, ni le fanatisme ne peuvent suffire à expliquer ces persécutions injustes et abjectes.
Je vous prie de me dire, de votre point de vue d’écrivain non-engagé, ce qui, selon vous, en est la cause. Les Juifs américains ont-ils le pouvoir de changer cette situation, que ce soit chez eux ou à l’étranger ? Cela cessera-t-il un jour ? Ne sera-t-il jamais permis à un Juif de vivre honnêtement, décemment, paisiblement, comme tout le reste de l’humanité ? Qu’est-il arrivé à notre Règle d’or? [ce principe tiré des Évangiles qui veut que l’on traite autrui comme on souhaite être traité soi-même. Ndt] ? ».
[L’avocat du diable]
Je dirai, en préambule, que si je pensais avoir moi-même des préjugés contre les Juifs, il ne me semblerait que juste de laisser traiter ce sujet par quelqu’un qui ne souffrirait pas de ce handicap. Mais je ne pense pas avoir de tels préjugés. Il y a quelques années, un Juif m’a fait observer qu’il n’y avait dans mes livres aucune allusion discourtoise à l’endroit de son peuple et m’en a demandé la raison. La raison en est que cette disposition d’esprit me fait défaut. Je suis tout à fait sûr de n’avoir pas le moindre préjugé racial (pas un seul), ni concernant la couleur de peau, ni les castes, ni les croyances. J’en ai tout simplement l’intime conviction. Quelles que soient les personnes qui m’entourent, je les supporte. Tout ce qui m’importe est de savoir qu’un homme est un être humain. Cela me suffit. Et il ne peut être pire.
Je n’ai aucune inclination particulière pour Satan, mais je peux dire haut et fort que je n’ai aucun préjugé contre lui. Il se pourrait même que je lui voue un brin d’affection, mais c’est parce qu’on ne lui rend pas entièrement justice. Toutes les religions impriment des Bibles contre lui et usent à son endroit des propos les plus injurieux, mais jamais on n’entend ses arguments. Nous ne disposons d’aucun constat, hormis d’accusations, et néanmoins nous avons déjà rendu notre verdict. A mon sens, cela est illégal, anti-anglais, anti-américain : cela est français. Sans un tel précédent, jamais Dreyfus n’aurait pu être condamné. Bien sûr, Satan a ses torts, cela va sans dire. Ils sont peut-être dérisoires, mais ce n’est pas là ce qui importe. Qui d’entre nous n’en a pas ? Dès que je serai en mesure de connaître les faits, j’entreprendrai moi-même de le réhabiliter, pour peu que je trouve un éditeur politiquement neutre. C’est une chose que nous nous devons de faire pour quiconque est en butte à des soupçons. Nous ne sommes nullement obligés de lui faire des ronds de jambe, ce serait aller trop loin, mais il nous faut au moins nous incliner devant son talent. À celui qui, depuis des lustres, a pu demeurer le guide spirituel des quatre cinquièmes de l’humanité et le guide politique de l’humanité tout entière, il nous faut concéder un pouvoir d’agir d’un ordre supérieur. En sa majestueuse présence, les papes et autres politiciens se ratatinent pour n’être plus que des microbes, bons pour le microscope. Il me plairait de le rencontrer. Il me plairait davantage de le rencontrer lui – et de lui serrer la queue – plutôt que tout autre ténor des gouvernements européens.
[Une réponse en six points]
Dans cet article, je me permettrai d’utiliser le mot juif pour désigner à la fois la race et la religion. C’est pratique et, de surcroît, c’est ce que signifie ce terme pour le monde en général. Dans la lettre de mon interlocuteur sont abordés six sujets :
- Le Juif est un bon citoyen.
- Le traitement injuste qui lui est infligé peut-il être imputé uniquement à l’ignorance et au fanatisme ?
- Que peuvent faire les Juifs pour améliorer leur sort ?
- Les Juifs n’ont aucun parti. Ils sont neutres.
- Les persécutions cesseront-elles un jour ?
- Qu’est-il advenu de la Règle d’or ?
Sujet n° 1 : Le Juif est un bon citoyen.
Il y a plusieurs raisons pour lesquelles il nous faut accepter cette affirmation. Le Juif ne trouble la paix d’aucun État. Même ses ennemis lui concéderont cela. Il n’est pas tire-au-flanc, il ne boit pas, il n’est ni bruyant, ni bagarreur, il se garde des émeutes comme des querelles. Dans les statistiques concernant la criminalité, quels que soient les pays dont elles proviennent, il brille par son absence. Il n’est que peu concerné par les meurtres ou autres délits violents : il est inconnu du bourreau. Son nom n’apparaît que très rarement dans la longue liste des « agressions » et des « troubles à l’ordre public en état d’ivresse » que l’on égrène quotidiennement devant les tribunaux de police.
Que le foyer juif soit un foyer au sens le plus exact du terme, personne ne le contestera. Des liens d’affection très serrés unissent les membres de la famille ; chacun manifeste à l’autre le respect qui lui est dû ; et, à l’intérieur de la maison, la loi qui exige la déférence envers les plus âgés n’est jamais enfreinte. Le Juif n’est pas une charge pour les œuvres caritatives de la cité ou de l’État. Si elles cessaient leurs activités, le Juif n’en serait nullement affecté.
Lorsqu’il est en bonne santé, il travaille ; dans le cas contraire, sa famille s’occupe de lui. Et ceci non pas de façon parcimonieuse ou mesquine, mais avec une bienveillance élégante et généreuse. Sa race est en droit de prétendre au titre de « race la plus prévenante » de toutes les races humaines. Peut-être n’est-il pas impossible qu’il existe un mendiant juif, mais peu nombreux sont ceux qui pourraient affirmer l’avoir rencontré. Au théâtre, le Juif a été représenté sous maintes formes peu flatteuses, mais, pour ce que j’en sais, aucun dramaturge, jusqu’à présent, ne lui a fait l’affront de lui donner un rôle de mendiant. Qu’un Juif se trouve dans la nécessité absolue de demander la charité, ses coreligionnaires viendront toujours à sa rescousse. Les institutions caritatives des Juifs sont financées, et en abondance, par de l’argent juif. Les Juifs n’en tirent pas vanité ; cela se fait sans bruit ; ils ne nous importunent pas, ne nous poursuivent pas, ne nous harcèlent pas afin que nous fassions des dons. Ils nous laissent en paix, et nous montrent l’exemple – un exemple que nous nous sommes révélés incapables de suivre ; car nous ne sommes pas donateurs de nature, et l’on doit user envers nous de patience et de ténacité pour nous pousser dans nos retranchements jusqu’à ce que nous agissions dans l’intérêt des malheureux.
Ces faits corroborent tous l’affirmation selon laquelle le Juif est un bon citoyen, respectueux de l’ordre. En somme, ils attestent qu’il est calme, pacifique, travailleur, peu enclin à commettre des crimes ou à manifester des conduites violentes ; sa vie de famille est exemplaire, il ne pèse d’aucun poids sur les fonds publics, ne mendie pas, dépasse tout le monde en matière de contributions caritatives. Ces éléments sont la quintessence même de ce qui fait un bon citoyen. Peut-on ajouter qu’il est au moins aussi honnête que la moyenne de ses concitoyens ? Je pense qu’on peut répondre par oui à cette question, en disant qu’il réussit en affaires. La base de la réussite en affaire est l’honnêteté, et une affaire ne prospèrera que si les partenaires peuvent se faire mutuellement confiance. Si l’on regarde les chiffres, les Juifs ne représentent qu’une petite partie de l’immense population de New-York, mais que leur honnêteté joue un rôle important est attesté par l’immense commerce de gros, de Battery à Union Square, qui se trouve essentiellement entre leurs mains. Il me semble qu’un récit des plus emblématiques dans l’histoire de la confiance entre hommes d’affaires est celui qui raconte que ce n’était pas le Chrétien qui faisait confiance au Chrétien, mais le Chrétien qui faisait confiance au Juif.
Un certain duc de Hesse fit fortune en vendant ses sujets à George III et en se battant contre George Washington. Le temps passant, quand les guerres qui firent suite à la Révolution Française commencèrent à menacer son trône, il fut obligé de fuir son pays. Comme les circonstances le pressaient, il dut abandonner son capital – 9 millions de dollars. Il ne pouvait prendre le risque de laisser son argent à quelqu’un qui ne présentait pas toutes les garanties. Il ne choisit pas pour cela un Chrétien, mais un Juif, un Juif aux revenus modestes, mais au caractère trempé, si trempé qu’il finit dans la solitude. Son nom : Rothschild, de Francfort. Trente ans plus tard, quand l’Europe eut retrouvé la paix et la sécurité, le duc revint d’au-delà des mers, et le Juif lui rendit son prêt, avec intérêts.
[J’introduis ici une « note de bas de page », une anecdote historique croustillante ; elle vient nous rappeler que la pingrerie et la malhonnêteté ne sont l’apanage d’aucune race, d’aucune foi, qu’elles sont tout simplement humaines :
« Le Congrès vient de voter un décret qui stipule que l’on paie 379.56 dollars à Moses Pendergast, de Libertyville, dans le Missouri. L’anecdote à l’origine de cette libéralité est intéressante et pathétique, et montre dans quel embarras peut se retrouver un honnête citoyen lorsqu’il entreprend un honnête travail pour Oncle Sam. En 1886, Moses Pendergast postula pour un contrat qui l’engagerait à assurer le transport du courrier de Knob Lick à Libertyville et Coffman, ce qui représentait un trajet de 30 miles (48 kilomètres) quotidiens, et ce à partir de juillet 1887. Il demanda au contrôleur des postes de Knob Lick de rédiger la lettre de candidature en son nom, et, alors que Moses pensait demander un salaire de 400 dollars, son scribe inscrivit négligemment 4 dollars. Moses décrocha l’emploi, et ce n’est qu’au bout de 3 mois, à la réception de sa première paie, qu’il s’aperçut de l’erreur. Quand il découvrit à quel taux il était payé, il fut saisi d’un profond abattement, et entama une correspondance avec l’administration des Postes.
Celle-ci l’informa qu’il devait remplir son contrat jusqu’au bout, ou y renoncer, mais que, s’il y renonçait, ceux qui s’étaient portés garants pour lui devraient payer à l’État 1495,95 dollars de dommages. Moses remplit donc son contrat, parcourut à pied 30 miles tous les jours de la semaine pendant un an, assura le transport du courrier, et reçut 4 dollars pour son travail, ou, pour être exact, 6.84 dollars. Car, le trajet ayant été rallongé après la signature du contrat, le salaire avait été augmenté en proportion. A présent, dix ans plus tard, un décret était finalement publié qui stipulait qu’on paie à Moses la différence entre ce qu’il aurait dû gagner durant cette année de triste mémoire et ce qu’il avait effectivement perçu. »
Le Sun, qui rapporte cette histoire, précise que la demande de réparations pour Moses avait été introduite à trois ou quatre reprises au Congrès, et qu’à chaque fois on avait diligenté une commission pour enquêter sur le bien-fondé de la requête. Il avait fallu six Congrès, représentant au total 70 000 personnes vertueuses, et il avait fallu, pour que ces vertus s’expriment avec prudence et discernement, dans la crainte de Dieu et des prochaines élections, onze années pour trouver le moyen d’escroquer un concitoyen chrétien d’environ 13 dollars sur son contrat honnêtement rempli, et de 300 dollars sur ce qui lui était dû en supplément. Et l’on y parvint. Dans le même temps, on paya un milliard de dollars en pensions, dont un tiers ne récompensait ni travail, ni mérite. Voilà donc mis en lumière un génie splendide pour le vol généralisé, de quelques sous au départ, qui deviennent, petit à petit, au prix d’efforts et de patience, des sommes astronomiques. Il se peut que les Juifs soient encore plus forts dans ce domaine, mais celui qui prend un tel pari prend aussi de grands risques.]
Le Juif a ses défauts. Il a certaines manières peu honorables, mais il n’en a pas le monopole, car il ne peut se débarrasser entièrement de la concurrence déloyale des Chrétiens. Nous avons vu qu’il est rare qu’il transgresse les lois qui proscrivent le crime et la violence. Quand il paraît devant les tribunaux, c’est le plus souvent pour des affaires commerciales. Il a la réputation de pratiquer quelques petites tricheries ainsi que l’usure exorbitante ; on dit qu’il met lui-même le feu pour toucher l’assurance, qu’il établit avec ruse des contrats qui lui ménagent une porte de sortie mais laissent l’autre partie pieds et poings liés, et qu’il réussit à se tirer d’affaire pour finalement se retrouver dans une situation sûre et confortable, parfaitement conforme à la lettre de la loi, alors que le tribunal et les jurés savent fort bien qu’il en a violé l’esprit.
De nombreux Juifs occupent des postes de fonctionnaires pour lesquels ils se montrent dignes de confiance et compétents, mais on les accuse de manquer de patriotisme à cause du peu d’inclination dont ils font preuve quand il s’agit de se battre pour défendre les couleurs de la nation – exactement comme les Quakers qui, eux, sont chrétiens. À présent, si vous mettez dans la balance les traits qui sont en leur défaveur et ceux, énumérés plus haut, qui plaident en leur faveur, quel sera le verdict ? Selon moi, celui-ci : après avoir pesé les qualités et les défauts des deux côtés, le Chrétien ne peut prétendre à aucune supériorité sur le Juif en matière de civisme. Et pourtant, dans le monde entier, et depuis la nuit des temps, la haine du Juif persiste de manière implacable, tout comme les nombreuses persécutions à son encontre.
Sujet n° 2 : Cela s’explique-t-il par le fanatisme ?
Il y a quelques années, je pensais que le fanatisme expliquait presque tout, mais, depuis quelques temps, il me semble que j’étais dans l’erreur. Et je dirais même plus : je suis convaincu que le fanatisme ne joue aucun rôle dans cette situation. Je rappellerai ici le chapitre 41 de la Genèse. Nous avons tous lu, plus ou moins distraitement, l’histoire des années d’abondance et des années de famine en Égypte, et nous avons vu comment Joseph saisit cette occasion pour spéculer sur le malheur, sur la pitance des pauvres, et sur la liberté des hommes – une spéculation qui lui permit de s’approprier toute la richesse d’une nation jusqu’au dernier sou, de lui voler tout son bétail jusqu’au dernier sabot, de lui prendre toutes ses terres jusqu’au dernier lopin ; puis il s’empara de la nation elle-même, la troquant contre du pain, homme après homme, femme après femme, enfant après enfant, jusqu’à ce que tous fussent esclaves ; une spéculation qui emporta tout, ne laissa rien, une spéculation si formidable que, par comparaison, les plus grandes spéculations des siècles qui suivirent ne sont que jeux d’enfants, car il s’agissait de centaines de millions de boisseaux, et le profit représentait des centaines de millions de dollars ; le désastre fut si terrible que ses effets n’ont pas encore totalement disparu dans l’Égypte d’aujourd’hui, plus de trois mille ans après les faits.
Peut-on présumer que Joseph, le Juif étranger, était, pendant tout ce temps, sous le regard des Égyptiens ? C’est, à mon avis, fort probable. Ce regard était-il bienveillant ? Nous pouvons en douter. Joseph a-t-il été le premier un personnage représentatif de sa race et qui subsisterait longtemps en Égypte ? Et, avec le temps, son nom serait-il associé aux représentations de ce personnage, tout comme celui de Shylock ? C’est à n’en pas douter.
Rappelons-nous que ces événements se sont produits des siècles avant la Crucifixion. Transportons-nous mille huit cents ans plus tard, et méditons cette remarque faite par l’un des historiens latins. J’en ai lu la traduction il y a de nombreuses années, et elle me revient à présent à l’esprit avec insistance. Elle parlait d’une époque où ceux qui avaient pu voir le Sauveur en chair et en os vivaient encore. Le christianisme était si neuf qu’à Rome, c’est tout juste si on en avait entendu parler, et on ne s’en faisait qu’une très vague idée. Voici, en substance, ce que disait l’historien : à Rome, des Chrétiens furent persécutés à tort, car ils furent « pris pour des Juifs ». Le sens est évident : ces païens n’avaient rien contre les Chrétiens, mais ils étaient prêts à persécuter les Juifs. Pour une raison ou une autre, ils haïssaient les Juifs avant même de savoir ce qu’était un Chrétien. Ne puis-je pas alors en déduire que la persécution des Juifs précède le christianisme et n’est pas née avec lui ? Oui, j’en suis convaincu. Et d’où me vient cette assurance ? Quand j’étais enfant, dans les colonies reculées de la vallée du Mississippi, là où régnait une simplicité de catéchisme, pleine de grâce, de beauté et détachée des biens de ce monde, c’était une haine splendide et virulente que l’on vouait au Yankee (citoyen de la Nouvelle-Angleterre). Mais ce n’était pas la religion qui était en cause. Quand il s’agissait d’un échange commercial, on tenait le Yankee pour cinq fois supérieur à son homologue de l’Ouest. L’habileté, la perspicacité, les capacités de jugement, le savoir, l’esprit d’entreprise et l’intelligence hors du commun qu’il employait dans ses affaires étaient explicitement reconnus de tous, et tous faisaient preuve d’une grande compétence à le maudire.
Après la Guerre de Sécession, dans les plantations de coton, les Noirs, frustes et mal informés, procédaient aux récoltes pour les Blancs dans des sociétés par actions. Les Juifs arrivèrent en nombre, ouvrirent des commerces sur les plantations mêmes, fournirent aux Noirs, à crédit, ce dont ils avaient besoin, et à la fin des récoltes se retrouvèrent en possession des parts des Noirs sur la récolte et même sur une partie des parts de la récolte suivante. Les Blancs ne tardèrent pas à détester les Juifs et, à n’en pas douter, les Noirs non plus ne les portèrent pas dans leur cœur.
En Russie, la loi ordonne d’expulser les Juifs. Il n’y a aucun mystère sur les raisons de ces mesures : elles furent instituées parce que les paysans et les villageois chrétiens n’avaient aucune chance de résister face à la compétence des Juifs pour les affaires. Le Juif était toujours disposé à prêter de l’argent en se garantissant sur les récoltes, et à vendre vodka et autres marchandises essentielles en attendant le moment de la récolte. Le jour où on faisait les comptes, le Juif se retrouvait propriétaire de la récolte ; l’année suivante, ou celle d’après, il possédait la ferme, à l’instar de Joseph.
Du temps de Jean sans Terre, dans une Angleterre ignorante et bornée, chacun était le débiteur du Juif. Toutes les entreprises lucratives étaient entre ses mains ; il était le roi du commerce ; il offrait son aide dès qu’une affaire promettait un profit ; il alla même jusqu’à financer des croisades destinées à libérer le Saint Sépulcre. Pour effacer la dette de la nation et restaurer l’incompétence des pratiques traditionnelles, il fallait le bannir du royaume.
C’est pour ces mêmes raisons que l’Espagne se vit dans l’obligation de le chasser il y a quatre cents ans, et l’Autriche quelques siècles plus tard. De tout temps, l’Europe chrétienne fut obligée de restreindre les activités du Juif. S’il entrait dans le commerce d’outils, les Chrétiens devaient s’en retirer. S’il s’établissait comme médecin, il était le meilleur, et raflait la clientèle. S’il se lançait dans l’agriculture, les autres fermiers devaient se mettre à une autre activité. Et comme on ne réussissait jamais à prendre sur lui le dessus dans aucun domaine, on fut contraint de faire appel à la loi afin d’épargner au Chrétien l’hospice des pauvres.
On confisqua légalement au Juif commerce après commerce, jusqu’à ce qu’il ne lui en restât aucun. Il lui était interdit de pratiquer l’agriculture ; il lui était interdit de pratiquer le droit ; il lui était interdit de pratiquer la médecine, sauf pour les autres Juifs ; il lui était interdit de pratiquer l’artisanat. Même les lieux d’éducation et les écoles savantes durent être interdites à cet ennemi redoutable.
Et pourtant, privé de presque tout emploi, il trouva encore des moyens pour gagner de l’argent, et même pour s’enrichir. Il trouva aussi des moyens d’investir à profit, car l’usure ne lui était pas interdite. Dans la terrible situation décrite ci-dessus, le Juif sans cervelle ne pouvait survivre, et celui qui en avait devait l’exercer régulièrement et l’affûter, sous peine de mourir de faim. Des siècles d’oppression n’avaient rendu que plus exercé le seul outil que la loi n’avait pas pu lui prendre, son cerveau ; des siècles d’inactivité forcée avaient, en revanche, atrophié ses mains qu’à présent il n’utilise plus jamais.
Cette histoire est entachée d’un tour commercial, un tour des plus sordides et des plus pragmatiques, qui évoque le côté mercantile d’une campagne chinoise en faveur de la main d’œuvre bon marché. Les préjugés religieux peuvent en expliquer un dixième, mais pas les neuf dixièmes qui restent. Les Protestants ont persécuté les Catholiques, mais ils ne les ont pas privés de leur gagne-pain. Les Catholiques ont persécuté les Protestants de façon horriblement cruelle et sanglante, mais ils ne leur ont jamais interdit de pratiquer l’agriculture et l’artisanat. Pourquoi cela ? Parce qu’il s’agissait de donner à ces persécutions l’apparence de naïves persécutions religieuses, et non d’un boycott économique caché sous les oripeaux de la religion.
En Autriche et en Allemagne, ainsi que récemment en France, on harcèle et on brime les Juifs, alors qu’en Angleterre et en Amérique ils ont toute liberté, ce qui n’empêche pas ces pays de survivre. L’Écosse, également, leur laisse le champ libre, mais il y a peu de candidats. Il y a bien quelques Juifs à Glasgow, un seul à Aberdeen ; mais c’est simplement parce qu’ils ne gagnent pas assez d’argent pour se permettre de quitter le pays. Les Écossais eux-mêmes s’en flattent, à juste titre.
J’ai la conviction que la Crucifixion n’a rien à voir avec la manière dont le monde se comporte envers les Juifs, et que les raisons de ce comportement sont plus anciennes que l’événement lui-même, comme on le voit dans ce qui s’est passé en Égypte, tout comme dans les regrets exprimés par Rome pour avoir persécuté une bonne quantité de Chrétiens, avec l’idée erronée que ce n’étaient que des Juifs qu’ils persécutaient. Rien que des Juifs, des êtres déjà écorchés et vraisemblablement habitués à l’être.
Je suis persuadé qu’en Russie, en Autriche et en Allemagne, les neuf dixièmes de l’hostilité envers les Juifs prennent leur origine dans l’incapacité où se trouve le Chrétien moyen de prendre le dessus sur le Juif moyen dans les affaires, que ces affaires soient honnêtes ou douteuses. Il y a quelques années, à Berlin, j’ai lu un discours qui exigeait sans ambages que les Juifs soient expulsés d’Allemagne ; et les raisons qu’invoquait l’agitateur étaient aussi tranchées que sa proposition.
Les voici : 85% des avocats en vue à Berlin étaient juifs, et environ le même pourcentage de toutes les grandes entreprises commerciales qui prospéraient en Allemagne appartenaient à la race juive ! N’est-ce pas un aveu extraordinaire ? Ce n’était qu’une autre manière de dire que, sur une population de 48 millions d’habitants, dont 500 000 seulement étaient répertoriés comme Juifs, 85% de l’intelligence et de l’honnêteté de l’ensemble étaient concentrés chez les Juifs.
Il me faut insister sur la notion d’honnêteté, car elle est une composante essentielle de toute entreprise prospère. Bien entendu, elle ne permet pas d’écarter totalement les fripons, même chez les Chrétiens, mais elle est, malgré tout, un principe qui marche bien. Les chiffres avancés par l’orateur étaient peut-être inexacts, mais les raisons qui justifiaient les persécutions étaient claires comme de l’eau de roche. L’homme affirmait qu’à Berlin, les banques, les journaux, les théâtres, les commerces importants, les investissements dans le fret, les mines et les manufactures, les énormes contrats avec l’armée et la municipalité, les tramways, et pratiquement toutes les autres propriétés de valeur, tout comme les petits commerces, étaient aux mains des Juifs. Il affirmait que les Juifs acculaient les Chrétiens dans leurs derniers retranchements et qu’il ne restait aux Chrétiens qu’une seule solution pour pouvoir gagner leur pitance. Il fallait bannir le Juif, et au plus vite, car c’était le seul moyen de sauver le Chrétien.
À Vienne aussi, cet automne, un agitateur affirmait que cette description catastrophique s’appliquait également à l’Autriche-Hongrie. En termes violents, il exigeait l’expulsion des Juifs. Lorsque des hommes politiques arrivent et que, sans rougir, ils interprètent ces mots puérils à la lettre et sans aucun scrupule, c’est le signe certain qu’ils y ont intérêt et savent où aller chercher des votes. Remarquez où réside le point pivot de cette agitation : l’idée est que le Chrétien est incapable de rivaliser avec le Juif, et que par conséquent c’est sa subsistance même qui est en danger. Quand il s’agit d’êtres humains, cette idée inspire bien plus de haine que des broutilles ayant trait à la religion.
Pour la plus grande partie du genre humain, le pain et la viande sont les premières nécessités, la religion vient ensuite. Je suis persuadé que les persécutions contre les Juifs ont fort peu à voir avec les préjugés religieux. Non, le Juif cherche l’argent ; et, en le cherchant, il constitue un obstacle d’importance pour son voisin, moins talentueux, qui cherche la même chose. C’est là, à mon sens, que le bât blesse.
En jaugeant les valeurs de notre monde, le Juif fait preuve non de légèreté, mais de perspicacité. Sa sagesse lui a appris, dès l’aube de l’humanité, que certains hommes respectent les positions sociales, d’autres les héros, d’autres le pouvoir, d’autres Dieu, et que tous combattent pour leurs idéaux sans pouvoir jamais s’unir – mais que tous respectent l’argent ; il a donc fait de l’argent le but ultime de sa vie. Ce fut le cas en Égypte, il y a de cela trente-six siècles ; ce fut le cas à Rome quand, par erreur, des Chrétiens furent persécutés à sa place ; et c’est toujours le cas. Il a payé un lourd tribut ; ses succès ont fait de lui l’ennemi de toute la race humaine – mais il a été récompensé, car il est devenu un objet d’envie, seule chose qui amène les hommes à se vendre corps et âme.
Il y a longtemps qu’il a constaté qu’un millionnaire était respecté, qu’on rendait des hommages au bi-millionnaire, et qu’un multimillionnaire était l’objet d’une adoration absolument sans limites. Nous connaissons tous ce phénomène, nous l’avons vu à l’œuvre. Nous avons bien remarqué que quand l’homme moyen prononce le nom d’un multimillionnaire, il y a, dans sa voix, un mélange de crainte, de déférence et de convoitise, un sentiment analogue à celui qu’on voit briller dans l’œil d’un Français lorsqu’il repère un centime perdu par un de ses semblables.
Sujet n° 3 : Que peuvent faire les Juifs pour améliorer leur sort ?
Je pense qu’ils peuvent y parvenir. Si l’on me permet de faire une suggestion sans donner l’impression de vouloir apprendre à un vieux singe à faire des grimaces, je proposerai ce qui suit. De nos jours, nous connaissons la valeur de l’association. Nous en voyons l’application partout – dans les systèmes ferroviaires, dans les entreprises, les syndicats, dans l’Armée du Salut, en politique, petite ou grande, dans les assemblées européennes. Quelle que soit notre force, modeste ou impressionnante, nous l’organisons. Nous avons compris que c’était la seule manière d’en tirer le maximum de bénéfice. Nous connaissons la faiblesse d’un fétu de paille et la force d’une botte de paille bien tassée.
Imaginez que vous élaboriez, par exemple, le plan suivant : si vous ne l’avez déjà fait, inscrivez comme Juifs au recensement tous les Juifs d’Amérique et d’Angleterre. Levez des régiments de volontaires composés exclusivement de Juifs et, quand bat le tambour, envoyez-les directement au front, de façon qu’on ne puisse vous reprocher ni d’avoir trop peu de généraux parmi vous, ni de vous nourrir sur le dos d’un pays sans vous battre pour lui. Puis, en politique, organisez vos forces, fédérez-vous, votez où vous pouvez, et, là où vous ne le pouvez pas, imposez les meilleures relations possibles. Il est vrai que partout vous vous tenez déjà les coudes, mais sans objectif politique suffisamment précis. Vous semblez manquer d’organisation, hormis pour vos associations caritatives. Dans ce domaine, vous êtes tout-puissants, vos mérites s’imposent d’eux-mêmes, – il n’est nul besoin que vous en demandiez la reconnaissance. Cela montre bien que, quand vous le voulez, vous pouvez vous rassembler dans un but bien précis. Et que, depuis l’Amérique et l’Angleterre, vous pouvez fort bien secourir votre race en Autriche, en France et en Allemagne, et lui apporter votre aide matérielle.
Il y a une quinzaine de jours, en Galicie, après les émeutes au cours desquelles il avait été victime d’une descente de paysans chrétiens qui l’avaient dépouillé de tous ses biens, un pauvre Juif nous a fait cette déclaration pitoyable : son suffrage n’avait aucune valeur à ses yeux, et il souhaitait en être dispensé car, disait-il, cela ne pouvait que lui apporter des ennuis étant donné que, quel que soit le parti pour lequel il choisirait de voter, le parti adverse lui tomberait immédiatement dessus et se vengerait sur lui.
Les Juifs ! Ils constituent neuf pour cent de la population de l’Empire, et pourtant ils ne peuvent apporter leur appui au programme d’aucun candidat. Qu’on vous envoie nos Irlandais, je crois qu’ils mettront un peu d’organisation et changeront la face du Reichsrat.
Vous semblez croire que les Juifs ne prennent aucune part à la politique ici, qu’ils s’abstiennent de toute participation. Des hommes qui savent de quoi ils parlent m’assurent que c’est une erreur monumentale, que les Juifs sont extrêmement actifs en politique dans tout l’Empire, mais qu’ils dispersent leurs efforts et leurs votes parmi de nombreux partis, et perdent ainsi les avantages que leur procurerait une certaine unité. Je crois qu’en Amérique également ils se dispersent, mais là-dessus, vous en savez plus que moi.
À propos de l’unité, le docteur Herzl en voit clairement l’avantage. Avez-vous entendu parler de son projet ? Il veut rassembler tous les Juifs du monde en Palestine, avec leur propre gouvernement – je suppose que le Sultan serait leur suzerain. L’année dernière, il y avait à la Convention de Berne [1897, Premier Congrès Sioniste Mondial à Bâle, ndt.] des délégués du monde entier, et la proposition fut accueillie très favorablement.
Je ne suis pas le Sultan, et je n’ai rien à redire. Mais si une telle concentration des esprits les plus affûtés du monde devait se produire dans un pays libre (j’exclus l’Écosse), il serait politiquement souhaitable d’y mettre le holà. Il ne faut pas que cette race découvre sa propre force. Si les chevaux connaissaient la leur, nous ne pourrions plus les monter.
Sujet n°4 : Les Juifs n’ont aucun parti. Ils sont neutres.
Il se peut qu’ici vous ayez dévoilé un secret et que vous vous soyez trahi. Une telle affirmation ne peut pas jouer en faveur de la race qui l’énonce – ni en votre faveur, cher Monsieur, vous qui l’énoncez sans état d’âme. Et cet argument vous est encore plus défavorable quand vous l’utilisez pour dénoncer les mauvais traitements, les injustices et l’oppression. Qui, dans un pays libre, accorde aux Juifs, ou à toute autre race, le droit de se taire et de laisser à d’autres le soin d’assurer leur sécurité ?
Le Juif opprimé méritait toute notre compassion du temps où sévissaient des autocraties violentes, car il était alors faible et isolé, et n’avait aucun moyen de se défendre. Mais, à présent, il en a les moyens, il les a depuis un siècle, mais je constate qu’il ne manifeste aucune volonté de les mettre en œuvre. Quand, en France, sous la Révolution, la liberté lui fut accordée, ce fut un acte de pure générosité, venu du peuple ; il ne semble y avoir joué aucun rôle actif. Que je sache, en Angleterre non plus il n’a pas été acteur de sa libération. En France, douze hommes sains d’esprit, avec le grand Zola à leur tête, se sont insurgés et ont livré une bataille (que je crois, et que, j’espère, ils ont gagnée) contre l’accusation la plus ignoble de notre époque concernant un Juif : avez-vous constaté, parmi eux, la participation d’un seul Juif riche ou illustre ?
Aux États-Unis, le Juif est libre depuis le début – sans, naturellement, y être pour quelque chose. En Autriche, en Allemagne et en France, il a le droit de vote, mais en quoi cela lui est-il utile ? Il ne semble pas savoir exercer ce droit de manière efficace. Malgré toutes ses magnifiques compétences et sa grande richesse, il n’a, aujourd’hui, dans tous ces pays, aucun poids politique. Dès 1854, en Amérique, le portefaix irlandais, qui avait des idées bien arrêtées et un certain art de les faire connaître à qui voulait les entendre, a montré clairement qu’il comptait en politique ; pourtant, quinze ans auparavant, c’est tout juste si on savait à quoi ressemblait un Irlandais. Il a toujours été en minorité, par l’intelligence comme par le nombre, mais cela ne l’a pas empêché de gouverner le pays, et cela parce qu’il était organisé. Son suffrage est devenu précieux, et même déterminant.
Vous me direz que partout les Juifs sont en petit nombre. Cela ne prouve rien – voyez ce que nous enseigne l’histoire des Irlandais. Mais je reviendrai plus tard sur la question du faible nombre que vous êtes. Dans tous les pays où il y a un parlement, les Juifs avaient, sans conteste, le droit d’être élus à des postes législatifs – et, dans de telles assemblées, il arrive parfois qu’un seul membre représente une force qui compte. Avez-vous porté le moindre intérêt à cela en Autriche, en France et en Allemagne ? Ou même en Amérique, d’ailleurs ? Vous faites remarquer que les Juifs ne pouvaient être accusés des émeutes au Reichsrat, et vous ajoutez avec satisfaction qu’il n’y en avait pas un seul dans cette assemblée. Ce n’est pas tout à fait juste ; si ça l’était, ne devriez-vous pas vous en expliquer et vous excuser, plutôt que d’essayer d’en faire un argument en votre faveur ?
Mais je pense que le Juif n’avait pas, dans cette assemblée, le poids qui aurait dû être le sien, compte tenu de ses effectifs. L’Autriche lui accorde le droit de vote de façon assez libérale, et c’est donc forcément de son fait s’il demeure à l’arrière-plan de la politique. Pour en revenir à votre faiblesse numérique, j’ai, il y a un certain temps, cité quelques chiffres – 500 000 Juifs en Allemagne. J’ajouterai 6 millions en Russie, 5 millions en Autriche, 250 000 aux États-Unis. Je cite ces chiffres de mémoire, je les ai lus dans l’Encyclopaedia Britannica, il y a dix ou douze ans, mais je suis certain qu’ils sont encore exacts. Si ces chiffres sont justes, mon argument n’est pas aussi solide qu’il devrait l’être pour ce qui est de l’Amérique, mais il conserve néanmoins une certaine pertinence. Il garde toute sa solidité pour ce qui est de l’Autriche, car, il y a dix ans, 5 millions représentaient neuf pour cent de la population de l’Empire. Les Irlandais, s’ils étaient aussi nombreux, règneraient sur l’Empire des Cieux.
J’ai quelques soupçons qui, quoiqu’ils ne soient pas de première main, m’ont accompagné durant ces dix ou douze dernières années. Quand j’ai lu dans l’Encyclopeadia Britannica que la population juive des États-Unis se montait à 250 000 âmes, j’ai adressé une lettre à l’éditeur pour lui expliquer que, personnellement, je connaissais davantage de Juifs dans mon propre pays, et qu’il y avait sans aucun doute une erreur d’impression, que le chiffre était de 25 millions. J’ajoutais que j’en connaissais au moins, pour ma part, un aussi grand nombre, mais cela était plutôt destiné à gagner sa confiance, car ce n’était pas vrai.
Sa réponse s’est perdue et je ne l’ai jamais reçue ; mais ceux à qui j’en parlai autour de moi me dirent qu’ils avaient de bonnes raisons de penser que, pour des raisons qui avaient trait aux affaires, beaucoup de Juifs qui travaillaient essentiellement avec des Chrétiens ne se déclaraient pas comme Juifs lors des recensements. Cela semblait plausible – et semble l’être encore. Voyez la ville de New York ; voyez Boston, Philadelphie, la Nouvelle Orléans, Chicago, Cincinnati et San Francisco – voyez comme y grouille votre race ! – et partout ailleurs en Amérique, jusqu’au plus petit village. Voyez les enseignes des centres commerciaux et des boutiques ; Goldstein (pierre d’or), Edelstein (pierre précieuse), Blumentahl (vallée des fleurs), Rosenthal (vallée des roses), Veilchenduft (parfum de violette), Singvogel (oiseau chanteur), Rozenzweig (branche de rosier), toute cette liste étonnante de noms superbes et enviables dont la Prusse et l’Autriche vous ont gratifiés il y a bien longtemps. C’est un autre exemple des persécutions brutales et cruelles que l’Europe a exercées contre votre race. Non qu’il fût brutal et cruel de vous parer de noms aussi jolis et poétiques, mais c’est de vous faire payer pour ces noms qui fut brutal et cruel, tout comme d’attribuer des noms si laids et souvent si obscènes que ceux qui les portent aujourd’hui ne les utilisent jamais. Quand ils le font, c’est uniquement sur des documents officiels.
Et c’est une majorité, et non un petit nombre d’entre vous, qui fut affublée de noms abominables, ceux qui étaient trop pauvres pour corrompre les autorités afin qu’elles leur accordent un nom plus acceptable. Pourquoi a-t-on donné d’autres noms à votre race ? On m’a dit qu’en Prusse, il était courant de donner de faux noms, et d’en changer souvent pour échapper au percepteur, pour éviter le service militaire, etc., et que, finalement, on eut l’idée de donner à tous les habitants d’une même habitation un seul et unique nom, pour qu’on puisse ensuite rendre tous les habitants responsables des éventuelles disparitions qui pouvaient se produire ; les Juifs se mirent alors à se surveiller les uns les autres, pour se protéger : et ainsi, ils évitaient du travail aux gouvernants.
[Autre note de bas de page : en Autriche, on attribua de nouveaux noms essentiellement parce que les Juifs de certaines régions nouvellement acquises n’avaient pas de noms de famille, mais s’appelaient pour la plupart Abraham ou Moïse ; le percepteur, ne pouvant les distinguer les uns des autres, aurait sans doute fini par en perdre la raison. C’est le Ministère de la Guerre qui fut chargé de la nomination, et là, quel beau bazar déclenchèrent ces jeunes lieutenants mal dégrossis. Pour eux, les Juifs n’avaient aucune importance, et ils donnèrent à cette race des étiquettes à faire pleurer. En voici deux exemples : Abraham Bellyache (Abraham Tordboyaux) et Schmul Godbedamned (Schmul Nomdunepipe). (Tiré de Namens Studien, de Karl Emil Franzos).]
Si le récit de la manière dont les Juifs de Prusse furent renommés est fidèle à la réalité, s’il est vrai qu’ils se déclaraient sous des noms fictifs pour obtenir certains avantages, il se peut qu’en Amérique ils hésitent à se déclarer comme Juifs pour se garder des préjugés délétères des clients chrétiens. Je n’ai aucun moyen de savoir si ce que j’avance est fondé ou non. Il existe peut-être des explications différentes, voire meilleures pour justifier pourquoi seulement ce petit nombre de 250 000 de nos Juifs a trouvé place dans l’Encyclopaedia. Je peux, bien entendu, me tromper, mais je suis intimement convaincu que nous avons, en Amérique, une immense population juive.
Sujet n° 5 : Les persécutions contre les Juifs cesseront-elles un jour ?
S’il s’agit de la question religieuse, je pense que cela est déjà le cas. S’il s’agit des préjugés sur la race et le commerce, je crois que cela va perdurer, en tout cas ici et là, en certains coins du monde, là où prévalent la barbarie et l’ignorance d’une civilisation presque sauvage. Mais je ne pense pas qu’ailleurs le Juif doive vivre dans la peur d’être volé ou molesté.
Les Juifs semblent jouir d’une situation très confortable dans les nations civilisées, et profiter pleinement de la prospérité ambiante. Cela semble être le cas à Vienne. Je crois qu’on ne peut éradiquer les préjugés raciaux, mais le Juif peut s’en accommoder, ça n’a rien de très original. Il est par essence, par ses actes et ses manières, étranger, où qu’il soit, et même les anges détestent les étrangers. J’utilise ici le terme d’étranger dans son sens allemand – celui d’inconnu. Chacun de nous éprouve de l’antipathie pour les inconnus, même s’ils sont de notre nationalité. Si un siège est libre, nous nous empressons d’y empiler des bagages afin qu’ils ne puissent l’occuper ; puis vient notre chien, qui, fidèle à sa nature sauvage, les défie de s’asseoir.
La langue allemande semble ne pas faire de différence entre l’étranger venu d’ailleurs et l’étranger qui nous est inconnu. Pour elle, un inconnu est un étranger venu d’ailleurs, et je pense que cette acception est raisonnable. En effet, vos manières, vos habitudes, vos goûts feront toujours de vous des étrangers, inconnus ou venus d’ailleurs, où que vous soyez, et cela permettra d’entretenir les préjugés raciaux contre vous. Après tout, à l’origine, vous étiez les plus favorisés par le Ciel, et, au vu de la prospérité injuste dont vous jouissez dans tous les domaines, je me convaincs que vous avez vite retrouvé cette situation douillette.
Voici d’ailleurs un incident révélateur. La semaine dernière à Vienne une tempête de grêle s’est abattue sur le magnifique Cimetière Central, faisant de terribles ravages. Dans la partie chrétienne, selon les chiffres officiels, 621 vitres ont été cassées ; on a dénombré 900 victimes parmi les oiseaux chanteurs ; cinq grands arbres et de nombreux petits arbres ont été réduits en morceaux et les morceaux dispersés au loin par le vent. Les plantes ornementales ont été brisées ainsi que d’autres décorations, et plus de cent des lanternes qui éclairaient les tombes ont été réduites en miettes. L’ensemble du personnel du cimetière, pas moins de 300 ouvriers, a travaillé pendant trois jours pour réparer les dégâts produits par la tempête. Dans le compte rendu, on peut lire cette remarque, dont les caractères italiques font entendre les grincements de dents des Chrétiens : « …lediglich die israelitische Abtheilung des Friedhofes Vom Hagelwetter ganzlich verschont worden war », (seule la section israélite du cimetière a été complètement épargnée par la grêle). Pas un grêlon n’a frappé la partie juive. Tout ce népotisme m’épuise.
Sujet n°6 : Qu’est-il advenu de la Règle d’or ?
Elle existe et brille toujours de mille feux, elle est l’objet de tous les soins. C’est la pièce à conviction qui figure en première place dans l’arsenal de l’Église, on la sort tous les dimanches pour l’aérer. Mais vous n’avez pas le droit de l’introduire frauduleusement dans notre discussion, elle n’a pas lieu d’y figurer et s’y sentirait exilée. Elle fait exclusivement partie du mobilier ecclésiastique, comme l’acolyte ou le plateau pour la quête, ou toute autre chose du même ordre. Elle n’a jamais concerné le domaine des affaires, et les persécutions contre les Juifs ne relèvent pas de la passion religieuse, mais de la passion des affaires.
Conclusion
Si les chiffres sont exacts, les Juifs constituent à peine un pour cent du genre humain. Il faut s’imaginer une pâle et nébuleuse poussière d’étoiles, perdue dans la vive lumière de la Voie Lactée. Normalement, on ne devrait même pas entendre parler des Juifs. Pourtant, on entend parler d’eux, et il en a toujours été ainsi. Le peuple juif est de la même importance sur notre planète que tous les autres peuples, et son importance dans le commerce est extraordinairement disproportionnée si on considère sa petite taille. Sa présence sur la liste des grands noms de la littérature, des arts, des sciences, de la musique, de la finance, de la médecine et des spécialités absconses est également hors de proportion au regard du nombre d’individus qui le composent. De tout temps, il a mené un extraordinaire combat dans le monde, et il l’a mené pieds et poings liés. Il en tirerait vanité qu’on devrait lui pardonner. Les Égyptiens, les Babyloniens et les Perses ont prospéré, ils ont empli le monde de bruit et de splendeur, puis ils se sont effacés comme le font les rêves et ont disparu. Ils furent suivis des Grecs et des Romains, qui firent grand bruit, et puis se turent. D’autres peuples sont nés, leur éclat s’est répandu un temps, puis s’est terni et, à présent, ils vivent dans une semi-obscurité ou se sont éteints. Le peuple juif les a tous vus, les a tous battus, et reste maintenant ce qu’il a toujours été. Il ne montre aucun signe de décadence, l’âge ne le rend pas infirme, ses membres ne sont pas affaiblis, son énergie ne ralentit pas, son esprit ne s’émousse pas, il reste vif et combatif. Toute chose est mortelle, sauf le Juif. Toutes les forces passent, mais il demeure. Quel est le secret de son immortalité ?
Il me semble que ce qui anime l’esprit de Mark Twain dont j’avais lu enfant les livres qui m’avaient ravi, repose sur un égalitarisme que fonde non pas la Raison comme en Occident du côté du « continent », mais la pure réciprocité du commerce, comme dans la pensée anglaise. Or il semble bien que de nos jours, le fondement de l’Universel est en train de se déplacer pour se situer désormais dans la finitude de l’espèce humaine qui broche sur la mondialisation de la dite espèce et la transforme en une nouvelle figure du tout, au dehors de l’alternative qui a si longtemps habité l’Universel entre l’individu universel anglais intéressé et combattif mais indifférent à tout mysticisme hors celui qu’entretien la couronne à son avantage, là où l’américain est en retrait et d’autre part l’individu fondé en Raison avec l’espoir du souverain Bien à la Kant en guise d’Horizon. Mais ceci est en train de dépérir au profit d’un universalisme nouveau qui est celui de la contingence humaine du sujet qui aurait pu ne pas naître et qui de plus aurait pu naître ailleurs, l’universalisme NOUVEAU est celui de la singularité que relie aux autres humains la même contingence. Savoir ce que deviennent les juifs dans cette affaire ? Il semble que dans l’Univers du mutuel qui tend à prendre le pas sur celui de la réciprocité pure la question juive perde de son importance, non pas parce que les juifs disparaitraient come tels, mais au contraire parce que leur singularité se renforcerait enfin débarrassée de la violence sous jacente que provoque sans la justifier leurs qualités de race. . Il ne s’agit pas de rêver mais de percevoir que la science économique au principe de toutes les sciences dans la vie politique moderne s’ouvre aujourd’hui sur l’exigence de protéger l’humanité aujourd’hui menacée dans sa survie. C’est un esprit nouveau qui pas à pas prend le pas sur l’autre là où la livre de chair servait à payer de façon éthique l’immutabilité du principe du tout, la contingence a pris sa place, c’est peut-être un fait historique le fait du pluriel à côté du multiple qu’il met au service de sa survie, c’est-à–dire les sciences.
Je crains de n’avoir pas, une fois de plus, le niveau conceptuel suffisant pour vous répondre ; mais au moins puis-je vous rejoindre sur une de vos remarques ; le regard que porte Twain sur le destin du peuple juif est marqué par un pragmatisme et un économisme typiquement anglo-saxon. C’est une manière de voir qui a son intérêt mais qui sans doute n’épuise pas, et de loin, -et Mark Twain semble s’en apercevoir- le « mystère » de la pérennité d’Israël !
*Merci pour cet article dense et concis . Je me régale de Mark Twain grâce à vous,* *Recevez bien là toute ma profonde reconnaissance . Esther Kervyn .*
Merci de votre amicale fidélité !
J’ai lu cet article avec beaucoup d’intérêt. Merci.
Merci d’avoir pris la peine et le temps de nous le dire ! c’est une marque d’estime qui est très encourageante ! Rejoignez-nous sur Facebook :
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Je crains de n’avoir pas, une fois de plus, le niveau conceptuel suffisant pour vous répondre ; mais au moins puis-je vous rejoindre sur une de vos remarques ; le regard que porte Twain sur le destin du peuple juif est marqué par un pragmatisme et un économisme typiquement anglo-saxon. C’est une manière de voir qui a son intérêt mais qui sans doute n’épuise pas, et de loin, -et Mark Twain semble s’en apercevoir- le « mystère » de la pérennité d’Israël !