Quand l’Italie fasciste se découvre antisémite

par Didier Jouault

Marie-Anne MATARD-BONUCCI, L’Italie fasciste et la persécution des juifs, Première publication aux éditions Perrin en 2007, Paris, PUF, 2001.

Quand, à partir de 1938, s’abattirent sur eux les premières mesures antisémites, les Juifs italiens furent pris de court et désemparés. Rien, par le passé, ne les avait préparés à cette funeste surprise. L’Italie, à la différence de l’Allemagne ou de la France, n’avait connu aucun déchaînement significatif de haine anti-juive dans la population ni même parmi les élites. Les Juifs étaient des citoyens italiens bien intégrés à la nation, et pour la majorité, en voie d’assimilation. Depuis son instauration en 1923, ils s’étaient, dans l’ensemble, accommodés du régime fasciste. Ils étaient même nombreux à adhérer à la politique menée par le Duce. Cela explique l’excès de confiance dont ils firent preuve.
L’Italie fasciste et la persécution des juifs conduit à rompre définitivement avec les jugements indulgents ou lénifiants qui tendent, jusqu’à aujourd’hui, à disculper le régime de Mussolini. Le travail minutieux et ample de Marie-Anne Matard-Bonucci permet de comprendre les mécanismes qui ont produit son tournant antisémite, et ainsi, de saisir la nature foncièrement brutale du totalitarisme fasciste.

Ce « tournant brutal » 

La communauté juive italienne compte, à la veille de la Seconde Guerre Mondiale, environ 48000 membres. L’Unité italienne a permis aux Juifs, fidèles sujets de la monarchie de Savoie, de s’intégrer parfaitement au corps social et politique de la nation.
En 1938, un ensemble touffu de lois antisémites s’abat sur eux. Durant l’automne de cette année-là sont publiés plusieurs décrets qui forment « les lois raciales » : les Juifs sont exclus de la fonction publique ; les mariages entre Juifs et aryens sont proscrits ; leurs propriétés sont confisquées…

Titre du Corriere della Sera /11 novembre 1938/ Approbation par le Conseil des Ministres des Lois raciales

Ces lois, très rigoureuses, fut adoptées « spontanément ». Elles n’ont pas été promulguées sous la pression répétée de l’allié nazi, désormais assez puissant pour imposer des choix qui correspondent à son coeur de doctrine, l’antisémitisme. En réalité, c’est l’État fasciste seul qui, après seize années de pouvoir absolu non entaché d’antisémitisme, semble découvrir soudain l’urgente nécessité de discriminer les Juifs.
Jusqu’alors, fait notable, il n’y a pas non plus en Italie de « lobby anti-juif » ou d’opinion publique importante hostile aux Juifs tels qu’il en existait, par exemple, en France. Selon l’auteur, il est avéré que c’est le régime seul qui a pris la décision de persécuter les Juifs, en pleine souveraineté.
Pas de pression, ni de l’extérieur ni de l’intérieur et cependant voici la terrible surprise : l’État fasciste inaugure une politique raciale cohérente et rigoureuse. Selon Marie-Anne Matard-Bonucci, l’apparition à l’automne 1938 de ces lois a surpris l’opinion publique autant qu’elle choquait les Juifs. Les Allemands manifestent leur étonnement et pour les fascistes chargés de leur mise en œuvre, elles restent une énigme.

Dénis, ajouts et repentirs des origines

Le racisme antisémite d’État n’existait pas avant 38… Il s’impose avec soudaineté dans la pensée et la pratique officielles. Dès le début de cette « nouvelle aventure politique », le discours du pouvoir assume le premier rôle, celui du lancement de l’opération. Pour s’assurer de sa crédibilité comme d’un écho suffisant, le Duce et les institutions (Grand Conseil, parti, administrations) engagent de rapides et violentes campagnes d’opinion – faute de s’appuyer sur un consensus, absent : aucune lame de fond antisémite n’est repérable. Se multiplient alors, en quelques semaines, les pressions et les consignes pour la presse – y compris régionale – ; en même temps s’inventent des « justifications » produites par une « Commission de scientifiques » qui publie un « Manifeste » rédigé sur ordre …
Le Duce va même jusqu’à initier la création d’organes nouveaux, spécifiques, tel que la revue « La Diffesa della razza », lancé en plein été, le 5 août 1938, et pratiquant sans réserve le photo montage menteur et l’article hargneux. Tous les moyens de l’État sont mobilisés.

La Difesa della razzaLa défense de la race/Couverture/5 mai 1943

Les outils ainsi crées, reste à « inscrire dans l‘Histoire » ce racisme aussi vif que récent : on scrute toute allusion antérieure ou on en forge, dans les discours de Mussolini, depuis les tout débuts du régime ; et le Duce lui-même affirme l’existence de l’antisémitisme dès les fondements du mouvement. La dictature ré-écrit le passé, réinvente l’Histoire.
En parallèle, tandis que s’affirment ces prétendues voix de l’origine, d’obscures et souvent secrètes tractations se déroulent afin que restent discrètes, et si possible muettes, les deux « grandes voix » encore très écoutées : celle du Roi Victor-Emmanuel III (le régime a maintenu la fiction d’une continuité monarchique) ; celle des papes (Pie XI, puis Pie XII qui lui succède en 1939), d’autant que les relations entre État fasciste et Vatican ont souvent été plutôt conflictuelles.
Ainsi, le passé, récent, installe le racisme antisémite comme s’il s’agissait d’une constante. Ainsi le présent (les voix diverses du dialogue public) en confirme la réalité idéologique et – pour achever l’édifice – le futur est tracé sur un identique modèle : les Juifs sont exclus de l’enseignement et les programmes remaniés afin de «  former » à l’esprit racial : « La Diffesa della razza »  donne à lire des textes comme celui-ci : « À l’école primaire on créera le climat le plus adapté à  la formation d’une première conscience raciale embryonnaire… ».
Toute la presse, aux ordres, entre dans le concert. De longs développements sont consacrés à une minutieuse étude qualitative et quantitative de ce que fut la presse pratiquant «  la toxique alchimie de la propagande ». La propagande se soutient d’un « déferlement de l’image antisémite » reproduisant en fac-similé des couvertures ou des pages qui font, elles aussi, frémir.
Marie-Anne Matard-Bonucci estime que cette préparation idéologique intense et complexe était indispensable pour que les mesures raciales soudainement prises paraissent acceptables par un « peuple fasciste », et a fortiori par une population italienne non préparée à cette odieuse nouveauté.
Sur la nature des mesures elles-mêmes, inutile d’insister : elles ressemblent pour l’essentiel (bien qu’elles les précèdent) aux interdictions et obligations mises en place par le régime de Vichy. De multiples tableaux décrivent la réalité de la population juive en Italie et offrent un panorama très riche et précis (nationalité, activité économique, niveau d’instruction, etc.) d’une communauté très fortement intégrée, exceptionnellement hostile au régime.

La question reste bien, donc, de comprendre « comment cela a été possible ».

Un détour par l’Éthiopie

Campagne d’opinion, complicité des « grandes voix » ne sauraient suffire, selon Marie-Anne Matard-Bonucci, à expliquer ce qui fut sinon une adhésion dynamique, au moins une passivité sans résistance.
Il faut donc prendre aussi en considération le contexte international, non pas le poids de l’allié allemand, mais l’entreprise colonialiste fasciste. Mussolini rêvait Empire et grandeur : la conquête de l’Éthiopie joue un rôle majeur dans l’apparition d’une altérité négative. La création de l’Empire, les actions menées sur divers théâtres d’opérations ont mis en place une « représentation acceptable » d’une différence structurelle, originelle, entre les races (Noirs/Blancs) et les conquérants italiens sont obstinément présentés en tant que « naturellement » supérieurs (mœurs, culture, puissance militaire…), et cela simplement parce qu’ils sont … Blancs. Les actes de férocité extrême déployés pendant les campagnes d’Éthiopie, peu de temps avant les lois raciales de 1938, s’inscrivent (ou tentent de s’inscrire) dans une conception affirmée légitime du rapport entre Italianité blanche et… « les autres ».
L’Éthiopie devient vite l’Eldorado pour le pouvoir fasciste ; mais cette promesse n’est pas tenue : des conditions de vie très difficiles pour les colonisateurs, une vive déception populaire et des sanctions internationales (la SDN se fâche de mots). Bref, l’échec, impossible à dissimuler cette fois, brise le rêve conquérant d’une résurrection de la romanité triomphante, fantasme mussolinien dès l’origine. Tout est, bien sûr, et au mépris des évidences historiques, à mettre au compte des Éthiopiens, réputés sauvages, cruels, sans honneur ni culture, etc.
Subrepticement (et sans préméditation) l’imprégnation de l’opinion publique par ces anti-valeurs, depuis l’Éthiopie, prépare la diffusion de textes et caricatures où « l’Autre » n’est plus un lointain Noir dit sauvage, mais bien ce voisin « profiteur » : le Juif.

Cependant, si un courant très minoritaire d’antisémitisme violent existe au sein du parti fasciste et si l’historienne relève l’existence de pamphlets publiés par des groupuscules zélés, ces courants disposent de peu d’audience, et de peu d’influence au sein du « Mouvement », à tel point qu’aucun de ces dignitaires, pourtant parfois compagnons des débuts, ne reçut de responsabilité nouvelle à l’occasion des lois raciales de 38.

Cet homme coutumier des contradictions

Reste, s’agissant des explications sur l’origine, l’ultime question touchant le pouvoir ultime : quel rôle a joué, en personne, Mussolini ? Antisémite, le Duce ? En public, pendant très longtemps (articles signés, discours), il se préserve d’un antisémitisme explicite (même s’il exprime son antisionisme, le sionisme perçu comme contraire au nationalisme exigeant). En privé, ou dans des articles non signés, il se montre plus incisif, interdisant par exemple le mariage de sa fille avec un colonel juif. Ce qui ne l’empêche pas d’entretenir une longue liaison avec Margherita Sarfatti, une femme qui a compté dans sa formation intellectuelle.

Margherita Sarfatti

Tandis que monte en Europe le discours antisémite, qui ose de plus en plus s’exprimer en particulier aussi en France, le Duce écarte certains collaborateurs parce que juifs, mais se déclare ouvertement hostile aux mesures annoncées (puis prises) par l’Allemagne nazie. En clair, Mussolini varie (c’est un euphémisme).
Selon Marie-Anne Matard-Bonucci, qui analyse impeccablement le fonctionnement du régime et donc les inflexions venues du haut, les contradictions, les retours en arrière, les nouvelles affirmations péremptoires sont coutumières de l’homme, qui construit sa pensée et son action sur des intuitions, des «coups », bien davantage que sur un corpus de réflexion solide et permanent.
L’auteur note toutefois que les « contradictions » sont aussi à mettre au compte d’une duplicité avérée ; pour elle, la prise de décision de 38 fait écho à des articles non signés ou des échanges privés qui révèlent l’antisémitisme ancien de Mussolini derrière les déclarations officielles réservées.
De plus, le Duce (et son parti avec lui) est comme saisi d’une « frénésie germanophile ». Les relations nouées entre les deux dictateurs, et leurs hiérarques (Ciano/Goebbels), sont consolidées par les voyages du Duce en Allemagne, en particulier à Berlin où l’éblouit le « modèle allemand ». Dès lors, une sorte de volonté de ressembler à Hitler anime Mussolini et la politique qu’il conduit.

Les dictateurs Adenoïde Hynkel et Benzino Napoleoni, interprétés par Charlie Chaplin et Jack Oakie dans le film satirique : Le Dictateur (1940)

Au fond, les constats d’abord ainsi dressés permettent de comprendre pourquoi la brutale campagne a pu se déclencher au nom de l’État, et prendre racine, par une intense propagande, dans la population, du reste passive.

Relancer la machine totalitaire

Mais, interrogation finale, et questionnement central : à quoi cette campagne soudaine sert-elle donc, réellement, en profondeur? L’auteur observe que, paradoxalement, dans les années 1937-1938, si le contrôle du régime fasciste paraissait quasi total, l’évolution vers une société vraiment totalitaire n’allait pas si vite. D’une certaine manière, le fascisme tend à ressembler à une « dictature bourgeoise ». C’est ce que décrit Giorgio Bassani, entre autres, dans le célèbre Jardin des Finzi-Contini. Selon lui les Juifs de sa ville, Ferrare, globalement et paisiblement n’étaient pas défavorables au fascisme, alors que l’origine de cette idéologie, et ses objectifs, tiennent dans la volonté d’« instituer » un « Homme Nouveau », par et dans la violence, dans une tension permanente délibérée, sans cesse en mouvement vers une forme brutale d’accomplissement révolutionnaire.

Pacifié (après une répression rigoureuse), paisible (les adversaires étant écartés), presque paternaliste, le fascisme cesse de ressembler à lui-même, à ses racines, à son projet, à l’image fantasmée d’une Aigle romaine réinventée que les discours guerriers de Mussolini ont tenté de former. Qu’on ne s’y trompe pas : l’auteur n’affirme pas que le fascisme italien s’embourgeoisait, mais observe qu’une sorte d’obligation de réveiller la violence se fait jour peu à peu. La participation aux opérations antirépublicaines au cours de la guerre civile en Espagne permet de relancer la grotesque mais terrible machine mussolinienne : bruits de crosses et d’avions, rodomontades, discours prônant l’héroïque homme futur. Mais la  » virilité  » combattante de cette guerre idéologique menée en Espagne, sans retombées ni avantages, n’émeut qu’une toute petite minorité. Alors, la dialectique et la dynamique profondes se révèlent : grâce aux lois raciales, l’État fasciste retourne à ses sources, et réinvente le mythe de « l’Ennemi Intérieur « . Un tel argument est pratique pour expliquer tout échec : le coupable est l’ennemi intérieur, qui avait été opposant de gauche ou syndicaliste, et qui est devenu, en cette période, selon des propos prêtés au Duce, « le bourgeois qui baisse son pantalon ». Marie-Anne Matard-Bonucci précise sa thèse : le régime presque amolli invente le repoussoir du Juif. Il exprime et fait naître une haine parce qu’il a politiquement besoin de points d’appui renouvelés pour conforter sa « violence institutionnelle », en perte de vitesse. Il cherche des victimes et s’invente des coupables.

Des conflits que Mussolini tranche sans les résoudre

Pour en rendre compte avec honnêteté, sans espérer être exhaustif, il faut ajouter que ce livre, véritable somme savante, est une étude nourrie de multiples archives, se fondant, par exemple, sur de nombreux documents relatifs à  cette politique de « création de l’Ennemi » qui s’est réalisée : ce fut bien l’élaboration d’une « machine à persécuter » dans un pays où les Juifs sont proportionnellement peu nombreux, et quasiment tous italiens depuis longtemps. L’Italie fasciste, en effet, n’avait pas attiré ni accueilli de nombreux Juifs étrangers en fuite, contrairement à la Troisième République, en France, hospitalière, éclairée par « Les Lumières », ouverte à ces  » apatrides » qui sont dénoncés par les antisémites et seront bientôt livrés par Vichy à l’Allemagne nazie. De plus, les Juifs italiens sont très « intégrés » par la réussite sociale (commerciale, industrielle, universitaire et métiers « libéraux »). Mais l’Italie de 1938, c’est un pouvoir vertical très relayé dans son exécution : inventé de toutes pièces, cet Autre, cet Ennemi que devient soudain le Juif, et qui, pour être fantasmé, n’en est pas moins poursuivi.
Ainsi, au sein d’un mouvement fasciste peu cohérent et bousculé par de conflits internes que la personne de Mussolini tranche sans les résoudre, l’adhésion à cette « nouvelle politique » devient très vite « une nouvelle pierre de touche de l’orthodoxie politique », créant dès lors « un critère de distinction des élites » au sein d’un État dont toutes les structures administratives et politiques, nationales et locales, sont supposées animées par de « loyaux compagnons ». Loyaux, certes, mais l’émergence des lois raciales, et d’autant plus qu’elles sont inattendues, permet de trier parmi les « compagnons », de définir des « ventres mous » (les bourgeois) et ainsi – effet délibéré – de relancer « la machine de répression ».
Le fascisme italien est ainsi distingué avec finesse du nazisme – dont l’antisémitisme radical est consubstantiel à la doctrine – mais aussi un régime de Vichy, pour qui l’antisémitisme sociétal est le prolongement d’une ancienne et persistante « tendance culturelle » française.
Toute la fin du livre évoque sous des angles divers (dont l’approche statistique) les persécutions, internements, interdictions, puis (à partir de la prise en main directe par les nazis en 1943) l’amplification par déportation, l’extermination.
Tout ceci est largement documenté, même si l’on oublie souvent, précisément, ce dernier élément d’analyse historique : à la suite du débarquement des Alliés dans le Sud et de la destitution de Mussolini (ensuite « libéré » de prison par un commando nazi), le régime fasciste disparaît en tant que tel. Plus exactement, le pouvoir de Mussolini se limite désormais à la République de Salo (Italie du nord), de plus en plus réduite tandis que les Alliés remontent vers les Alpes. C’est dans cette « République » fantoche, seulement, que se déroulent rafles et déportations – cette fois sous la direction nazie. Heureusement, une majeure partie de l’Italie (dont les îles) est préservée lors de cette courte période. Courte, mais brutale.

***

L’ouvrage imposant de Marie-Anne Matard-Bonucci permet de voir comment l’orage a semblé naître de rien, en 1938. Il donne les clés d’analyse pour comprendre avec finesse les manières dont un parti totalitaire, par son emprise sur la société, parvient à modeler une société tout entière, pour le pire. En cela, ce travail sur le passé peut aussi avertir et alerter les citoyens des démocraties actuelles, réveiller leur vigilance.

Références bibliographiques

Philippe Foro, Dictionnaire de l’Italie fasciste, Paris, Vendémiaire, 2014.
« Instrument de travail pour les spécialistes de l’Italie du premier XXème siècle et du fascisme, outil pour les enseignants et les étudiants, également livre destiné au lecteur intéressé par la question et point de départ pour des analyses plus approfondies grâce à la bibliographie en fin de volume, le Dictionnaire de l’Italie fasciste est un ouvrage répondant à plusieurs besoins et, de fait, très utile à plusieurs titres« , selon O. Forlin. 

Pierre Milza, Mussolini, Paris, Fayard, 1999.
« Un récit biographique extrêmement détaillé, mais aussi un essai d’explication dépassionnée de l’homme et de son comportement« , selon É. Temime

%d blogueurs aiment cette page :