Le « Rabbin des communistes »

par Lucie Doublet

Jean-Louis BERTOCCHI, Moses Hess : Philosophie, communisme et sionisme : De la fraternité sociale à la terre du retour, Paris, Éditions de l’Éclat, 2020.

Marxiste ? Métaphysicien ? Militant engagé dans les luttes sociales ? Prophète du sionisme ?
Moses Hess, le « Rabbin des communistes » comme le surnommaient ses contemporains, est pour le moins inclassable. Son oeuvre admirable, mais hétéroclite et difficile à cerner, ne laisse pas de déconcerter.
L’essai de Jean-Louis Bertocchi, Moses Hess : Philosophie, communisme et sionisme est un bon guide pour nous y introduire.

Ami et collaborateur de Marx et Engels, Moses Hess participe activement à l’élaboration de la pensée communiste. Il concourt entre autres à la rédaction de l’Idéologie Allemande. Son indépendance intellectuelle le préserve toutefois d’une adhésion trop dogmatique à la doctrine matérialiste. Elle explique aussi le destin de son œuvre : « pensée isolée », celle d’un « philosophe nomade » (p. 160), elle demeure impossible à catégoriser. N’appartenant d’aucune école, d’aucun mouvement du XIXème, elle rencontre peu d’échos à l’époque et reste aujourd’hui encore largement méconnue.
C’est que Moses Hess tient une position inconfortable, refusant de se soustraire aux tensions qui traversent son temps.
Dans la lignée des philosophies de l’histoire comme celles de Hegel, Marx ou Cieszkowski, il interprète les contradictions du monde comme autant d’étapes d’un progrès continu : à travers leur dépassement, l’humanité tendrait au développement harmonieux de toutes ses potentialités. L’histoire possède un sens, une finalité (telos, en grec) et il revient au philosophe de penser son mouvement. Hess développe ainsi une lecture « téléologique » de l’histoire. 
En 1837, il présente son Histoire sacrée de l’humanité par un disciple de Spinoza comme un « premier essai pour appréhender l’histoire mondiale dans sa totalité et dans sa logique », p. 19. Il y distingue quatre périodes : celle d’Adam recoupe l’ère antique de l’Homme-Nature ; celle de l’Homme-Esprit s’ouvre avec la révélation de Jésus ; la période de l’Homme-Homme est caractérisée par la philosophie de Spinoza et la Révolution française ; celle de l’Homme-Dieu, encore à venir, constitue l’étape ultime de l’Histoire et s’achève pas l’avènement de la Jérusalem terrestre. 
Le premier paradoxe de cet ouvrage tient dans son titre même puisque la métaphysique spinoziste exclut toute appréhension téléologique de l’histoire. Plus encore, Hess associe à la philosophie de l’histoire une dimension religieuse qu’il assume en tant que telle : la fin du devenir se confond chez lui avec le royaume de Dieu sur terre. Selon la formule de Michel Espagne, Moses Hess demeure un « personnage universellement encombrant ». Trop politique pour les études juives, trop spiritualiste parmi les communistes, il souffre de discrédit des deux côtés.
Mais ces tensions font aussi tout l’intérêt d’une parole en marge des discours routiniers. Abordant la question de l’émancipation politico-sociale à partir d’un messianisme d’inspiration juive, Hess se tient à l’écart de tous les dogmatismes : celui des Églises comme celui du matérialisme scientifique : il envisage les conditions concrètes de l’accomplissement des hommes, sans réduire pour autant la réalité humaine à ses déterminations économiques comme tend à le faire le communisme marxien. Après l’expérience désastreuse du XXème siècle et les dénonciations en partie légitimes du scientisme de Marx, sa proposition, celle d’un « communiste humaniste » (p. 160), mérite d’autant plus considération. 
L’essai de Bertocchi aborde l’œuvre de Moses Hess à partir des grandes traditions qui l’inspirent. Sa relation au marxisme occupe une place majeure dans l’ouvrage. Mais pour en saisir tous les enjeux, il faut considérer la diversité de ses sources : la philosophie, le communisme et le sionisme

PHILOSOPHIE

Un disciple indiscipliné de Spinoza

Inspiré par le motif spinoziste du « Deus sive natura » qui divinise la totalité de l’être, Hess identifie Dieu et la vie du monde : l’ensemble du réel résulterait de l’expression infinie de Dieu se déployant à travers le temps. Contre l’idée de création ex-nihilo, il considère un temps généalogique précédant l’apparition des hommes. L’expression divine dans le monde est rythmée par les cycles de la vie et de la nature : « De même que le règne animal est issu du règne végétal, de manière naturelle, le règne humain est issu du règne animal et du règne juif est issu le règne chrétien, puis celui de la vérité » écrit-il dans son Histoire sacrée
On le voit dans sa formulation, Hess fait pourtant subir plusieurs déplacements à l’intuition spinoziste. Chez l’auteur de l’Éthique, la théorie de l’expressivité divine a pour corollaire un déterminisme causal strict, la négation du libre-arbitre et une critique du finalisme qui discrédite toute lecture téléologique de l’histoire. Spinoza prête aussi au judaïsme un tout autre rapport à la vérité. Ces deux points méritent précision. 
Revisitant la métaphysique de Spinoza à l’aune du messianisme juif, Hess maintient que le développement de l’histoire est finalisé : il tend vers l’accomplissement des potentialités de la création, en particulier celles des hommes. La question se pose du rôle des individus comme agents historiques : si le devenir exprime l’essence de Dieu, quelle place pour la liberté, l’action, la volonté humaine ? Pour Hess, les déterminismes historiques ne sont pas exclusifs de la responsabilité des hommes. Les antagonismes qu’il identifie dans la société, comme celui des riches et des pauvres par exemple, sont voués par essence à être dépassés. Pour autant, ils ne sauraient l’être sans l’intermédiaire d’une prise de conscience et d’une opposition volontaire des individus historiques. L’expression de Dieu recourt à l’action des hommes placés en pleine responsabilité, et il en va de leur devoir d’œuvrer à la transformation de l’histoire. 
L’opposition de Moses Hess à Spinoza apparaît nettement dans le lien que les deux penseurs établissent entre le social et le spirituel. On sait que pour Spinoza, les religions historiques n’ont aucune part dans l’émancipation des hommes. Le Traité théologico-politique fait même du Juif l’idéal-type de l’homme superstitieux : sa religion n’est qu’ « obéissance aveugle », « soumission vulgaire ». Hess souligne, au contraire, quant à lui, le rôle des religions, notamment celui du peuple juif, dans les transformations de l’histoire. Réduisant à tort la religion à la superstition, Spinoza en oublie la dimension spirituelle : l’appréhension religieuse du monde alimente une éthique, des valeurs morales, culturelles qui jouent un rôle critique et moteur dans la contestation de l’ordre établi. 

La philosophie hégélienne de l’ histoire et son abstraction.

Hess donne aussi à sa propre pensée la tâche d’œuvrer au développement de l’histoire. Il s’inscrit en cela dans la tradition des philosophies de l’histoire qui culmine du XIXème avec Hegel.
Pourtant l’hégélianisme lui-même doit être dépassé. Selon Hess, Hegel se préoccupe uniquement d’énoncer des principes, sans se soucier de leur incarnation dans le monde. À la manière de Marx, La Triarchie européenne dénonce l’abstraction de la philosophie hégélienne : la pensée ne vaut pas pour elle-même, sa finalité repose dans « l’action éthique libre authentiquement pratique ».
Hess insiste ainsi sur la nécessité de rompre avec la conception de l’action développée dans la Phénoménologie de l’Esprit. L’action des sujets est comprise par Hegel comme un moment de la marche absolue de l’Esprit. C’est l’Idée qui constitue l’origine et la finalité de l’histoire, dont les péripéties ne sont qu’un intermédiaire entre l’Esprit et lui-même. Contre cet « idéalisme absolu », Hess réaffirme l’efficience de l’action humaine : pour concourir à la libération, la philosophie doit commencer par reconnaître l’essence de l’action libre. Il s’inscrit par-là dans le mouvement de la gauche hégélienne qui, selon la formule de Marx, veut « remettre la dialectique sur ses pieds ».
Hess revient également sur la lecture hégélienne du judaïsme. Pour être précis, il faut distinguer plusieurs étapes dans les écrits de Hegel. L’Esprit du christianisme reproche au judaïsme de réduire la foi à l’obéissance et à l’hétéronomie en plaçant la moralité sous l’autorité de la Loi. Dans le même ouvrage, Hegel assigne aussi à la communauté juive une part de responsabilité dans son exclusion : l’acte fondateur du judaïsme, celui d’Abraham qui se sépare de sa famille, instituerait l’ensemble de son destin en tant que repli sur soi, rejet de l’altérité et solitude. Cultivant un particularisme coupé de tout rapport à l’universel, les Juifs se tiendraient eux-mêmes hors de l’histoire. 
Dans ses ouvrages postérieurs, ses Leçons sur la philosophie de l’histoire et sa Philosophie de la religion, Hegel interprète le judaïsme à partir d’un point de vue différent. La pensée spéculative se propose cette fois d’énoncer la raison absolue du fait religieux et d’établir une histoire des religions relativement à ce principe. Le judaïsme trouve alors sa place dans la suite des religions historiques : le Dieu juif figure l’étape de l’unicité qui demeure encore une unité abstraite. Comme toutes les religions, celle des Juifs manifeste bien quelque chose de l’Esprit Absolu, mais elle le manifeste à un moment déterminé de l’histoire qui exprime aussi son in-aboutissement. Elle doit être dépassée par le christianisme, ultime moment de réconciliation de l’universel et du singulier. La critique anti-judaïque n’incrimine donc plus le peuple juif, mais elle persiste au nom du progrès de l’Esprit Absolu qui doit nier les déterminations encore inadéquates du judaïsme. 
Hess tient à rectifier les analyses hégéliennes ; mais « sans être injuste avec Hegel » précise-t-il dans La Triarchie. Sur plusieurs points, il continue en effet de s’inscrire à sa suite. Le schéma du progrès de l’Esprit, par exemple, lui fait lui aussi apercevoir dans la victoire du christianisme une avancée de l’histoire. Hess propose, par contre, une toute autre approche lorsqu’il aborde la question de l’antisémitisme. Il envisage le phénomène depuis la situation concrète des Juifs allemands dans la seconde moitié du XIXème siècle : victimes de discriminations, ils n’ont pas accès à la citoyenneté au même titre que les autres. L’exclusion des communautés juives en Europe tient à ces causes objectives, bien plus qu’à une volonté de repli sur soi propre au peuple juif. 
Quant aux résistances que ces communautés peuvent opposer à l’assimilation, Hess y voit une réaction partagée en réalité par toutes les religions ayant joué un rôle dans l’histoire : tous ceux qui « sont porteurs d’un principe ancien, sont incapable d’en accueillir un nouveau », affirme-t-il dans La Triarchie. C’est d’ailleurs également le cas de l’Église chrétienne. Pour Hess, – et la différence avec Hegel est notable sur ce point-, le christianisme ne représente pas l’étape ultime de l’histoire. Il n’en est lui-même qu’un moment, refusant de se voir supplanter par ce qui signifierait pourtant une vraie et définitive réconciliation de l’humain dans la vérité et la justice. 

COMMUNISME

Émancipation des Juifs, lutte sociale : même combat 

Hess imagine la voie de cette réconciliation à travers une dialectique du social et du spirituel. Dans cette perspective, il peut poser une continuité entre le combat pour l’émancipation des Juifs allemands et les luttes pour l’avènement du communisme. 
Aux dires d’Engels lui-même, Hess a été le premier communiste dans le parti Jeune Hégélien. Il partage d’abord le questionnement de Marx : quel est le sens de l’activité humaine ? Qu’est-ce qui distingue sa forme aliénée de son expression libre ? Comment passer de la première à la seconde ? Avec le théoricien du communisme, il affirme aussi la nature sociale des individus : la réalisation de l’homme n’a pas de sens en dehors des structures historiques de la socialité. Comme lui, il fustige l’archaïsme allemand. La Triarchie Européenne accuse l’Allemagne de s’en tenir au ciel de Idées, impuissante à résoudre ses propres contradictions. Les deux autres nations constituant la « triarchie » incarnent la suite de la dialectique. La France, pays de la Révolution, inscrit concrètement l’Europe dans le mouvement de l’histoire moderne. L’Angleterre concilie les deux perspectives, celle de l’idéalisme allemand et du pragmatisme français.  C’est en elle que Moses Hess aperçoit l’avenir de l’Europe. 
Sous l’influence de la pensée communiste, Hess s’attache de plus en plus à l’analyse des conditions de l’oppression. A partir de 1843 et des Vingt-et-unes feuilles de Suisse, il s’efforce de ressaisir l’action en tant qu’activité sociale concrète, ou « activité vitale productrice ». Sans abandonner la perspective d’une philosophie de l’histoire, il envisage le rôle des déterminations sociales et économiques dans la libération. L’Essence de l’argent s’attache encore plus spécifiquement aux problématiques inhérentes à la sphère de la production. Parallèlement, la conception hessienne de l’État évolue avec celle de Marx. Alors que la Triarchie reconduit la conception hégélienne de l’État comme incarnation de l’Esprit Absolu, les Vingt-et-unes feuilles de Suisse y voient une forme d’organisation sociale devant elle aussi être dépassée. 

Pour un communisme humaniste

Cette fois encore, le compagnonnage de Moses Hess avec le communisme ne va pas sans contradictions. La correspondance qu’il entretient avec Marx et Engels en témoigne. En 1846, Hess reproche aux deux dirigeants leurs manœuvres d’expurgation du Comité de correspondance communiste. Endossant pour sa part la posture de penseur, davantage attaché à la réflexion, à l’interrogation constante, plutôt qu’à la défense d’une doctrine ou la fondation d’un groupe organisé, il adopte une attitude ambivalente vis-à-vis du « Parti » de Marx. 
Il tente d’abord d’y maintenir une ligne à contre-courant. Mais sa position se trouve définitivement exclue lors de la séance du Comité central de la Ligue du 15 septembre 1850 : Marx condamne sans appel tous ceux qui conservent une approche selon lui « idéaliste » de la révolution, c’est-à-dire ceux qui prêtent un rôle dynamique à la conscience, aux valeurs et aux représentations du monde dans le progrès historique. Or c’est bien du côté de ces « idéalistes », de ces « utopistes », qu’il faut situer Moses Hess. Il soutient une lecture humaniste de l’émancipation communiste, dans laquelle Marx n’aperçoit que « philanthropie petite-bourgeoise », p. 166.
Hess refuse en effet la voie théorisée par Marx après 1844, celle du matérialisme scientifique : méthode « analytique [qui] ne part pas de l’homme, mais de la période sociale économiquement donnée », p. 159. Marx supprime les figures humanistes de l’anthropologie. Il faudrait renoncer à tout exercice philosophique, au profit d’une science de l’histoire en tant que succession des systèmes de production. Selon les formes de déterminismes retenus par Marx, la conscience ne jouerait qu’un rôle subsidiaire dans le progrès. L’émancipation de l’homme se confond pour lui avec la mise en place du travail libre.
Tout en reconnaissant la nécessité de renforcer l’analyse et la critique objective de l’ordre établi, Hess aborde la question de l’émancipation à partir d’un au-delà philosophique et messianique. Pour dépasser la réduction de l’humain à son statut de rouage dans la production, il faut chercher ailleurs les normes de la socialité humaine. En accordant un rôle prépondérant à sa dimension productive dans l’histoire, Marx entérine en réalité la réduction de l’humain, caractéristique de la civilisation industrieuse et machiniste. 
Pour Hess, l’« activité libre » dépasse le travail en tant qu’il s’inscrit dans la sphère de la production. Elle manifeste la pluri-dimensionnalité de l’humain qui est producteur, mais aussi conscience, vie de l’esprit excédant son enracinement matériel. Le système de production est une condition nécessaire, mais non suffisante de la libération. C’est dans une philosophie qui assume son rôle axiologique, dans une vision ne cachant pas son caractère eschatologique, que Moses Hess trouve ces normes. 
Le désaccord porte finalement sur la place de l’éthique et de la philosophie dans le processus d’émancipation. Pour Hess, la communauté authentique tient à « la réalisation pratique de l’éthique philosophique qui reconnait dans l’action libre ce que l’on nomme le bien suprême », p.206. Avant d’être posé en réalité, le bien suprême relève bien d’une projection philosophique. L’émancipation nécessite une dialectique entre la transformation concrète du réel et l’idéal produit par l’esprit. Ainsi, dans Le Dernier des philosophes, Hess ne rejette pas tant la philosophie qu’il ne l’exhorte à trouver une forme plus effective. La pensée ne trouve son sens que d’être investie dans le champ social, au service de sa transformation. 
Mais pour cette raison justement, elle ne saurait se satisfaire non plus d’analyses détachées de toute orientation éthico-philosophique. La critique de l’abstraction ne donne pas lieu chez Hess à une valorisation exclusive de la science. Elle promeut une posture intellectuelle qui, tout en saisissait l’ordre des choses dans son historicité, propose aussi des outils pour le critiquer, le juger et viser son au-delà. Le concept hessien d’« être-les-uns-pour-les-autres » est représentatif de cette démarche : en rompant avec les grandes catégories de la philosophie spéculative que sont l’ « être en soi » et l’ « être pour son soi », la notion prétend rendre compte de manière plus juste de la réalité humaine. Mais elle comporte aussi une dimension idéale et normative, une exigence d’accomplissement qui se réfère à une humanité encore à venir mais voulue par l’esprit. Par-delà ce que l’observation du réel livre à la science, elle institue une norme éthique capable de mettre en question l’homme tel qu’il est. 
Il faut comprendre ainsi l’ensemble de la philosophie hessienne : en revendiquant le fondement éthique et spirituelle de ses affirmations, elle adosse le matérialisme descriptif à une vision messianique du devenir. 

SIONISME 

« Principes mosaïques, c’est-à-dire socialistes »

Dernier paradoxe, Rome et Jérusalem associe le projet communiste à la réalisation d’un État juif. Même si l’opinion de Marx et Engels varie quant à la valeur des nations, ils ne voient jamais en elles autre chose qu’une étape dans le mouvement de l’histoire ; étape nécessaire peut-être, mais appelée à disparaitre dans le communisme international. L’exigence d’universalité se confond chez eux avec celle d’un dépassement des nations. Engels fait ainsi du sionisme un entêtement « à conserver une nationalité absurde ». Le monde juif, dans son projet communautaire, ne représente qu’une survivance à contre-courant. 
Moses Hess poursuit un tout autre raisonnement. Dans la Triarchie, il imagine encore pour les Juifs d’Europe une possibilité d’émancipation à travers l’assimilation. Nous l’avons vu, il appelle à prendre en Allemagne des mesures relatives au droit civique, qui leur offriraient de jouir pleinement de la citoyenneté allemande. Pourtant, ravisé sans doute par le climat antisémite qui imprègne la quasi-totalité des populations européennes, Hess réévalue son rapport à la nation juive. Il adhère en Allemagne à l’Alliance israélite universelle. Sans renoncer à l’idéal d’émancipation de tous les hommes, il tente d’établir l’unité du communisme humaniste et du sionisme : « Quand je contribue à la reconnaissance de mon peuple, je n’abandonne pas l’homme en général », p. 177. Sa proposition suppose une nouvelle articulation du particulier et de l’universel.
Pour Moses Hess, le judaïsme et la nation juive sont dépositaires d’un germe susceptible de régénérer l’humanité entière. Le « génie des Juifs » a ceci de particulier qu’il rend accessibles à l’esprit les lois de l’Histoire. Contribuant à l’émergence de l’universel, son messianisme est porteur d’un devenir qui concerne tous les hommes. Hess récuse ainsi toute dimension dogmatique du judaïsme, pour souligner la dimension politico-sociale des valeurs dont il témoigne. Dans la renaissance d’Israël, il aperçoit la possibilité d’une expression terrestre de l’idéal messianique. Si les juifs doivent faire valoir le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, c’est pour instituer quelque part dans le monde une légalité inspirée des principes mosaïques : « principes mosaïques, c’est-à-dire socialistes », écrit Hess dans Rome et Jérusalem. A partir de ces institutions justes, les individus pourront accéder aux formes universelles de l’humanité sociale.

ACTUALITÉ ET POSTÉRITÉ de MOSES HESS

Un discours difficile 

Bertocchi ne le cache pas, la lecture de Moses Hess suscite d’emblée une certaine perplexité. Entre le rationalisme de Spinoza, le messianisme et l’engagement communiste, sa pensée articule des langages hétérogènes, si ce n’est contradictoires. Moses Hess se dit lui-même « plus apôtre que philosophe ». Il ne prêche pourtant aucune révélation surnaturelle. Avec cette formule, il revendique, à la manière de Marx, la vocation de ses propositions à transformer le monde, plutôt qu’à le représenter. Son discours ne cesse toutefois de poser problème dans la mesure où il met en question les normes du langage philosophique, au-delà peut-être du légitime. 
Car c’est la notion même de vérité qui est en jeu. Alors que la philosophie classique revendique un style démonstratif rigoureux, qu’elle s’appuie sur des arguments accessibles à tout être de raison, Moses Hess propose une narration qui entrelace différents registres de sens. Il reconnait une égale légitimité à toutes les expériences spirituelles de l’homme : « l’esprit spéculatif est aussi poétique que philosophique, aussi prophétique que mystique, aussi réel qu’idéal » n’hésite pas à affirmer Hess dans La Triarchie, au risque de semer une certaine confusion. Le discours rationaliste ne manifeste pas à lui seul la vérité, et l’idéal démonstratif ne cesse d’être débordé par d’autres formes narratives. Ainsi, un fond théologique peut être associé à l’analyse de réalités historiques, elles-mêmes jugées à l’aune d’exigences éthiques qu’elles ne contiennent pas. 
La réception de ce propos exige de la part du lecteur qu’il se déprenne des normes de la philosophie classique. Bertocchi propose de ressaisir son unité comme celle d’un style, au sens où Gilles-Gaston Granger parle de « style » philosophique : tout penseur organise un système de significations possédant une cohérence. Son sens n’apparait pas à l’aune de critères préalables, mais par une attention à l’intuition qui anime ces significations, à ce que l’auteur cherche à dire et qui commande le recours à son style singulier. Dans le cas de Moses Hess, il s’agit de renouveler les formes de la présence du spirituel dans l’histoire. 

Le communisme au-delà du matérialisme scientifique

Par sa défiance envers le matérialisme scientifique, Moses Hess anticipe les critiques qui, depuis la deuxième moitié du XXème siècle, dénoncent le dévoiement idéologique du marxisme. On pense aux analyses menées par Lucien Sève ou Michel Henry, par exemple. Le communisme humaniste de Moses Hess assume sa dimension axiologique ; il n’a pas besoin de revendiquer l’objectivité scientifique. « Communisme social aux dimensions matérielles, intellectuelles et spirituelles » (p. 159), la critique de l’économie politique y évite l’écueil de l’économisme.
L’anthropologie hessienne serait ainsi moins réductrice que celle du matérialisme dialectique car sans ignorer le rôle primordial des facteurs matériels, elle reconnaît aussi la part de ce qui, en l’homme, excède ces conditions. Elle met ainsi au jour la source d’une possibilité révolutionnaire, source spirituelle inconcevable dans le cadre d’un marxisme qui postule l’aliénation entière des consciences à l’idéologie.
On peut comprendre l’intérêt du geste hessien à l’aune de la dialectique que développe plus tard Ricoeur dans L’idéologie et l’utopie. Du point de vue du changement social, l’utopie est certes inefficace au sens où l’entend Marx, celui de production imaginaire coupée du réel. Pourtant une fois qu’on a rejeté ses fantasmes, la fonction utopique de l’esprit conserve une portée révolutionnaire fondamentale. Étymologiquement l’u-topie est un non-lieu. Elle désigne ce « nulle-part », produit de la « fonction excentrique de l’imagination » selon la formule de Ricoeur, par laquelle la conscience peut s’extraire de l’ordre établi et ressaisir sa situation. C’est cette utopie qui ouvre la distance nécessaire à la pensée réflexive, à la critique, et partant, à la considération d’autres possibles. Elle est le préalable spirituel nécessaire à la révolution.
Pour avoir nié cette dimension de l’esprit, Marx a voulu inscrire le mouvement révolutionnaire dans les déterminations du réel, dans les lois de l’histoire et les contradictions dont le théoricien matérialiste saisirait la vérité objective. Cet objectivisme rend sa pensée sujette à des lectures idéologiques.
Moses Hess, au contraire, crédite l’homme du pouvoir d’utopie : la conscience dispose de ressources qui la portent au-delà de sa situation présente, nourrie notamment par la religion, la culture, des valeurs qui excèdent les productions idéologiques. Cette vision de l’humain permet de comprendre la possibilité révolutionnaire sans la fonder sur une lecture déterministe de l’histoire.

Messianisme et téléologie

Bertocchi établit une filiation entre Moses Hess et d’autres penseurs plus récents du messianisme, comme Emmanuel Lévinas ou Walter Benjamin. Mais il faut souligner aussi tout ce qui les sépare, et le bouleversement que subit la perspective messianique au XXème siècle. Pierre Bouretz en rend compte dans Témoins du futur : le messianisme a été traversé très tôt par une « antinomie doctrinale » entre les eschatologies téléologiques qui se représentent les temps messianiques comme la fin de l’histoire, et celles plus spiritualistes pour lesquelles l’à-venir du Messie n’a pas le sens d’un futur chronologique. L’approche de Moses Hess relève par excellence de la première catégorie.
Qu’en reste-t-il à l’épreuve du XXème siècle ?
Toute téléologie pose que l’histoire est orientée par une finalité ultime, qu’à travers le temps, les époques et les évènements, elle progresse vers ce telos, cette fin. Après l’expérience moderne d’un siècle de violence, d’extermination de masse et de totalitarisme, comment faire encore crédit à cette hypothèse ? La Seconde Guerre mondiale marque une rupture dans la culture occidentale, non seulement dans son histoire politique, mais aussi dans sa tradition intellectuelle : elle disqualifie la vision linéaire et progressiste du devenir qui anima les occidentaux jusqu’au XIXème.
La modernité témoigne de l’absurdité de l’histoire, du triomphe de l’injustice, de la récurrence d’une violence injustifiables qu’il semble indécent d’inscrire dans une dialectique du progrès. Lévinas voit ainsi dans la Shoah le « paradigme de la souffrance inutile ». Son scandale révèle la nature de la souffrance humaine. À l’image de celle des innocents exterminés dans les camps, la souffrance est toujours un mal absolu, une souffrance « pour rien ». Ni étapes d’une histoire globale, ni moments sur la voie de la Rédemption, les vicissitudes du monde n’incarnent aucun destin métaphysique. 
Si certains penseurs réinvestissent la perspective messianique aux XXème siècle, c’est en la dégageant du modèle téléologique. L’effort de Lévinas, de Walter Benjamin, de Hans Jonas et d’autres consiste à témoigner d’une espérance que l’absurdité de l’histoire n’entame pas. Leur messianisme n’indique plus l’avenir du monde comme celui de Moses Hess, mais un au-delà toujours déjà présent.
Une doublure du temps, dont l’histoire porte la trace à chaque instant. 

Références bibliographiques

Oeuvres de Moses Hess

Berlin, Paris, Londres : la triarchie européenne, Titre original : Die europäische Triarchie, Traduit de l’allemand et présenté par M. Espagne, Éditions du Lérot, Tusson, 1988, Collection « Transferts ».

Rome et Jérusalem, Titre original : Rom und Jerusalem : Die letzte Nationalitätsfrage, Traduit de l’allemand par A.-M. Boyer-Mathia, Présenté et annoté par A. Boyer, Préface par S. Schwarzfuchs, Paris Albin Michel, 1981, Collection « Présence du judaïsme ».

Gérard Bensussan, Moses Hess : La philosophie, le socialisme (1836-1845), Paris, PUF, 1985, Collection « Philosophie d’aujourd’hui ».

Pierre Bouretz, Témoins du futur : Philosophie et messianisme, Paris, Gallimard, 2003, Collection « NRF Essais ». 

Emmanuel Lévinas, « La souffrance inutile », in Entre nous : Essais sur le penser-à-l’autre, Paris, Grasset, 1991, repris dans le Livre de Poche en 2007, Collection « Biblio-Essais ».

Paul Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, Titre original : Lectures on Ideology and Utopia, Traduit de l’américain par M. Revault d’Allonnes et J. Roman, Paris, Seuil, 1997, Collection « La couleur des idées ».

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