Article publié spécialement en mémoire du Soulèvement du Ghetto de Varsovie (19 avril – 16 mai 1943)

Images survivantes

par Fabrice Romanet

Georges DIDI-HUBERMAN, Éparses, Paris, Les Éditions de Minuit, 2020. 

Éparses, διεσπαρμένος en grec, qui donne aussi ses racines au mot diaspora.
Comme autant d’individus dispersés, autant de fragments éparpillés, clairsemés, égarés. Disparus. 

Le promeneur qui, aujourd’hui, arpente les rues de Varsovie à la recherche de la vie juive, en quête de l’histoire de sa population, n’a de cesse de se confronter aux traces d’une disparition, aux lambeaux d’un passé qu’il doit recomposer. Ici, un fragment de mur, là une plaque commémorative ou bien encore quelques mètres d’une rue pavée où demeurent incrustées les rails d’un tramway désormais fantôme.
S’y aventurer avec les données cartographiques et les photographies d’avant-guerre est peine perdue. La ville actuelle n’a plus rien à voir avec celle que connurent environ 350 000 juifs qui y vivaient avant 1945. La capitale polonaise n’était plus qu’un vaste champ de ruines au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Et le quartier juif, tout comme sa population, y subit une destruction systématique et programmée.
Aussi, pour en comprendre son histoire, il faut revenir aux sources, aux preuves tangibles de ce passé et mener un véritable acte de collectes, de recomposition à partir d’un corpus disparate et épars. Cette démarche est celle qu’adopte Georges Didi-Huberman qui, après avoir (re)découvert les fragments éparpillés de son histoire familiale, entre la France et la Pologne, part à la recherche de photographies délaissées dans les archives de l’Institut Historique Juif de Varsovie.

 

Le Ghetto en ruines

 Une part de l’intime

Pour Georges Didi-Huberman, « il y a toujours un médium entre le contact et la distance : une vitre, une membrane, un diaphane, de l’air, de l’eau », p. 11. Il y eut donc, d’abord, quelques fragments épars de l’histoire de Jonas Huberman et de Rywka Szajman, ses grands-parents, mariés en 1923 à Varsovie, morts à Auschwitz-Birkenau. Des fragments de vie en papiers jaunis : une ketouba (contrat de mariage) de la synagogue de Ghriba en Tunisie , une déclaration du général de Gaulle saluant les engagés des Forces Françaises Libres, des actes du Bureau des décorations du ministère de la Guerre, un certificat de mariage, deux cartes d’identité, dont une établie par un faussaire pour Esther Huberman, née en 1925, accompagnée de son diplôme du baccalauréat de la série « Philosophie-Lettres » délivré rétroactivement le 8 novembre 1944. Trois petits carnets de poésie, manuscrits, où se croisent Goethe, Hölderlin, Théophile Gautier et puis Il pleure dans mon cœur de Verlaine et cette Invitation au voyage de Baudelaire.  A cela s’ajoutent, dans une accidentelle confrontation, un timbre à l’effigie du maréchal Pétain et un feuillet reprenant les paroles de Kessel pour son Chant des partisans. Mais aussi deux lettres adressées en 1943 à une parente de Varsovie afin qu’elle puisse venir retirer quelques fonds « de secours ». Les lettres auront été retournées à l’expéditeur, faute d’avoir trouvé leur destinataire.
En effet l’Aktion Reinhard avait débuté depuis le 22 juillet 1942 annonçant les grandes déportations depuis le ghetto de Varsovie vers le centre de mise à mort de Treblinka. L’une de ces lettres revint donc en France entre les mains de Jonas Huberman et de sa femme, quelques mois seulement avant qu’ils ne soient tous deux dénoncés par un voisin et « envoyés en Pologne, via Drancy, par le convoi n°72 du 29 avril 1944, à Auschwitz-Birkenau pour y être gazés », p. 18. Voilà tout ce qu’il reste des aïeuls de l’auteur. Une petite liasse de papiers familiaux, jaunis, épars comme autant de rémanences de vies décimées. Des liens ténus entre la France et la Pologne racontant, par instantanés, le récit des disparus, l’histoire de la destruction des Juifs d’Europe. De « pauvres papiers jaunis (…). Feuilles sèches ou écorces tombées d’un arbre généalogique, lui-même inséparable de cette vaste forêt qu’on appelle histoire. L’espace est immense », p.19. Ou parfois limité, par le hasard des rencontres.

Des fragments d’Histoire

A l’occasion d’un cycle de séminaires à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales au printemps 2017, Georges Didi-Huberman est revenu sur l’histoire du Ghetto de Varsovie   afin de pénétrer les mécanismes de soulèvement de ceux qui se savaient acculés.
« Comment se soulève-t-on lorsque on est dos au mur, le mur du ghetto s’entend, mais aussi le mur d’une absence programmée de toute issue viable », p. 25. 
Pour répondre à cette question, le philosophe se saisit naturellement des archives constituées notamment par Emanuel Ringelblum. Constituant autour de lui un groupe de bénévoles du nom de « Oyneg Shabes » (« Joie du Sabbat« , en yiddish), cette « figure tutélaire » entreprit la relation permanente du ghetto, de sa création à sa liquidation, par la quête et la collecte de documents multiples, témoignages épars mais traces tangibles de son histoire.
Parmi ces traces, il y a des sources iconographiques que Didi-Huberman choisit de confronter à des images produites par les Allemands, notamment les photographies du Rapport Stroop de mai 1943, réalisées par les Nazis lors de la liquidation du ghetto. Après avoir confronté ces sources, donné la parole aux archives pour réveiller celle des témoins disparus et éclairé ce que « se soulever  » veut dire, il rencontra à la fin d’une conférence Rafal Lewandowski ; ce chercheur, auteur d’un travail sur les rapports entre photographie et archéologie, lui révéla alors l’existence « d’un petit corpus de photographies inclus par Emanuel Ringelblum et son équipe dans le tas d’archives enterrées le 3 août 1942, au treizième jour de « la grande déportation » des juifs du ghetto », p. 27.
Un mince corpus photographique peu, voire pas étudié, jamais publié :  « Un trésor muet – mais un trésor de cris muets, « un trésor de souffrances », comme disait Aby Warburg », p. 28. Un trésor appelant au retour, « dans cette ville spectrale qu’est Varsovie ».

Retour sur les traces égarées du ghetto, à Varsovie 

Marcher dans Varsovie aujourd’hui, ce n’est rien voir de cette histoire précisément documentée par le groupe d’Emanuel Ringelblum. La ville d’alors et son ghetto n’existent plus, totalement rasés, réduits à néant par la volonté du général SS Jürgen Stroop.« Il avait incendié immeuble après immeuble. Il avait fait dynamiter la grande synagogue. Il aura fini par réduire tout l’espace du ghetto à un pur et simple désert de gravas. Sur les photos de cette époque, seul émerge d’un paysage de rocaille le clocher de l’église la plus proche : ce qui témoigne d’une dévastation ciblée, sans précédent », p. 30.


Du 1er au 3 octobre 2018, Georges Didi-Huberman arpente la ville en compagnie de Agnieszka Kajczyk qui travaille à l’Institut Historique Juif de Varsovie (HIJ), où sont conservées les archives d’Oneyg Shabes. Quelques pavés d’époque, quelques mètres de rail de tramway, un pan de mur préservé du mur du ghetto dans une arrière-cour, vestiges épars d’une histoire définitivement effacée. Çà et là, des indications mémorielles comme ce panneau rappelant la localisation de l’Umschlagplatz, « la place de tri et de « transbordement » d’où partait les convois vers les chambres à gaz de Treblinka », p. 30.
Ce qui finalement témoigne ici de ce que fut l’histoire du ghetto est sis rue Tłomackie, jouxtant la grande synagogue dynamitée, aujourd’hui remplacée par le siège des assurances Metlife – la meilleure compagnie pour souscrire une assurance-vie (sic.). L’IHJ de Varsovie conserve, autant qu’il expose et explique, les archives Ringelblum, qui avaient été cachées dans des boites de fer-blanc et des bidons de lait avant d’être enterrées, notamment dans les caves d’un immeuble au 68 de la rue Nowolipki et retrouvées pour partie en 1946, puis en 1950, grâce à l’obstination de Rachel Auerbach et Hersch Wasser, deux des trois survivants du groupe Oneyg Shabes. L’Institut donne donc à voir « un objet à mi-distance d’une urne funéraire et d’un récipient d’où toute une vie sortirait pour crier son récit de de mort », p. 44.


Le récit de toute la vie de la population juive de Varsovie, obstinément édifié par Emanuel Ringelblum, mû par trois gestes impérieux ; demeurer dans le ghetto, porter secours à ceux du ghetto, écrire l’histoire en marche du ghetto. Trois gestes autant majeurs que politiques destinés à constituer « un corpus de témoignages destinés à porter plainte au tribunal de l’histoire », p. 33. Un corpus dont 35 369 pages ont été retrouvées après la guerre. Des pages en partie écrites par « un mourant qui regardait, aussi lucidement que possible – prenant fébrilement ses notes, accumulant papiers sur papiers-, mourir son propre peuple », p. 41.

Venir voir, essayer voir 

Après avoir arpenté Varsovie, Georges Didi-Huberman parcourt le fonds Ringelblum. Il saisit le combat et la colère qui anime ses auteurs. Jamais la résignation. Aux Lettres sur l’anéantissement des Juifs de Pologne, succède le Journal de Ringelblum qui se fait l’écho de la « Tragédie des enfants juifs », dresse une « Histoire de l’aide sociale à Varsovie au cours de la guerre » et décrit aussi « Les enfants et l’enseignement clandestin dans le ghetto de Varsovie ». Demeurer, porter secours, écrire, jusqu’au bout, pour continuer à faire une communauté animée d’une énergie de vie, jusqu’à la destruction.
Puis, Georges Didi-Huberman se fait accompagner dans « une petite pièce au plafond bas, éclairée d’une froide lumière au néon. Il n’y a rien là que quelques grands coffres-forts gris, une modeste table et trois ou quatre chaises. Rien de plus, si ce n’est quelques cartons rangés dans un coin, un système de ventilation et, au mur, un portrait photographique d’Emanuel Ringelblum encadré de bois sobre. C’est la salle de l’archive », p. 50.

Emanuel Ringelblum

Là, une grande boîte de carton gris à l’intérieur de laquelle un classeur aux anneaux métalliques. Là, la raison du retour. Une soixantaine de photographies accompagnées de notices explicatives sommaires. Des photos disparates, tant par leur matériau (« différences de papiers, de conditions techniques », p. 98) que par leurs origines (auteurs ? dates ? en lien direct avec l’activité d’Oneyg Shabes ? regroupées ici après la découverte des archives à partir de 1946 ?).
Cette mise à l’écart de cet ensemble de photographies qui questionnent n’est pas sans interroger aussi sur la place de ces instantanés dans la constitution du corpus archivistique. En témoigne la décision faite par l’Institut en 2014 de séparer « l’archive proprement dite de ce qui était nommé, comme pour un fourre-tout de curiosités annexes, la « documentation » », p. 99. 
Georges Didi-Huberman s’engage alors dans une réflexion sur la place que les chercheurs accordent aujourd’hui aux photos et à leur usage pour faire de l’Histoire. Ainsi « pourquoi séparer les « papiers-documents » des « papiers-photos » ? N’est-ce pas du papier dans tous les cas ? Ne sont-ce pas d’essentiels témoignages pour notre histoire moderne dans tous les cas ? (…) [Ne s’agit-il pas là] d’un répertoire d’époque, écrit à la main, et dans lequel les photographies sont recensées au même titre que les textes les plus importants ? », p. 99.
Dépassant l’émotion que suscite la vision des disparus sur ces photos disparates, Georges Didi-Huberman les prend alors dans leur ensemble, les considérant de fait pleinement comme indissociables de l’objet et du document d’histoire. La posture est donc d’essayer voir, de regarder afin de comprendre et de saisir le sens.
Le constat premier sonne comme une évidence.
L’ensemble photographique est d’abord cohérent : tous les clichés ont été pris de l’intérieur du ghetto et résonnent pleinement avec la démarche archivistique du groupe Oneyg Shabes et des intentions d’Emanuel Ringelblum. Et même si ces photos témoignent d’instantanés épars, le philosophe en dégage ce qui lui semble être les trois paradigmes ayant guidé leurs prises de vues. Des paradigmes aussi méthodiques que ceux ayant porté le travail de collecte des archives du ghetto. 
Pour les auteurs de ces instantanés, il s’agissait tout d’abord de documenter la vie dans le ghetto au prisme du regard du gouvernement des oppresseurs. Les Nazis sont absents sur les clichés mais l’omniprésence du mur rappelle leur oppressante présence, leur desseins meurtriers : « Le mur du ghetto offrait donc l’emblème impersonnel, mais aussi le dispositif technique premier, de la politique menée par les Allemands : boucler, isoler, affamer, exterminer », p. 101.
Documenter ensuite la vie dans le ghetto saisie dans regard du gouvernement des opprimés avec ses différents topiques sur le fonctionnement du Judenrat de Varsovie, cette administration dirigée par Adam Czerniaków et chargée de faire le lien entre les autorités nazies et la population juive du ghetto. Ici, la police juive est largement représentée. « Ce n’est plus chose impersonnelle, une pure opacité, mais un corps social : de jeunes et robustes Juifs polonais ayant accepté ce sale boulot comme garantie de certains privilèges », p. 102.
Documenter enfin la vie dans le ghetto sous l’angle du peuple ingouvernable : « le peuple des sans-noms, des naufragés » du ghetto qui tentent de vivre, malgré tout. Sur ces photographies, « il n’y a plus rien de la formule compassée du « portrait de groupe  » : les gens sont comme approchés un à un, comme s’ils étaient familiers à celui qui les regarde. Ils sourient quelquefois, signe qu’ils ont confiance : c’est un des leurs qui les photographie et qui les comprend », p. 105.
Mais au-delà de ces paradigmes, les photographies, reléguées dans cette petite pièce à l’écart de l’exposition, révèlent, en filigrane, la même position éthique qui a porté l’action d’Oneyg Shabes, une position relevant du « contrat moral » entre ce groupe, résistant par la collecte, et la communauté à laquelle il appartient et qui comme elle disparaît.
Un véritable contrat de confiance, « comme quand les destinataires de courriers familiaux confiaient leurs papiers aux collecteurs de l’archive Ringelblum. C’est la même confiance (…) à l’œuvre dans la plupart des images (…), c’est-à-dire dans la relation établie entre le photographe et le photographié », p. 108. Une relation de confiance que Georges Didi-Huberman résume dans une formule à la tonalité quelque peu lugubre : (…) alors les mourants se regardèrent les uns les autres ».
Ainsi, « chaque document d’Oneyg Shabès, qu’il soit manuscrit ou photographié, construit bien cette double distance où l’émotion peut se faire connaissance et la connaissance émotion », p. 109. 

Des capsules de temps pour écrire l’Histoire

À l’Institut Historique Juif de Varsovie, Georges Didi-Huberman aura ouvert de minuscules et multiples capsules de temps, entre instantanés papiers et instantanés photographiques. Des instantanés égrenés, épars, au rythme de la destruction. Mais des instantanés de vie d’un peuple en lutte contre l’inexorable, d’un peuple écrivant sa propre disparition. Pour « jusqu’au bout ne pas perdre le contact avec son esprit, jusqu’au bout le faire parler. Imaginer, considérer, s’interroger, critiquer, commenter : continuer de lire le monde », p. 125.
Surtout, en mêlant analyse des archives exposées et publiées avec ces photographies laissées à l’abandon du regard, il aura montré l’extrême richesse de la geste du groupe d’Emanuel Ringelblum. Une geste clandestine, aussi bien au regard du Judenrat que des autorités nazies, et qui permet non pas de saisir l’histoire du peuple du ghetto comme un tout qui se meurt, mais bien l’histoire d’un peuple épars dans la vie, marqué par sa diversité, sa pluralité, qu’elle soit politique, sociale, religieuse ou culturelle. Nous sommes alors bien loin de la propagande véhiculée par l’idéologie nazie et du discours antisémite essentialisant.

***

Finalement… « Éparses, les mises au monde de notre histoire. La destruction éparpille tout : choses, corps, âmes, espaces, temps. Tout est fracassé, fractionné, fragmenté. On ne verra d’abord que les gravats. Tout est déchiré. Tout part, en morceaux épars, à la dérive. Plus rien n’est un. Mais, de ce multiple en éclats, il peut naître aussi quelque chose, pour peu qu’un désir se lève à nouveau, qu’une voix s’élève, qu’un signe soit jeté vers le monde futur, qu’une écriture prenne le relais », p. 157.
En étudiant l’écriture de l’histoire par Emanuel Ringelblum, Georges Didi-Huberman éclaire aussi un peu la sienne, celle de ses racines, de Jonas et Rywka, ses grands-parents. Il fait voir ainsi que l’histoire des autres rejoint toujours la nôtre, que ces deux histoires vont ensemble. 


Bibliographie

Samuel D. Kassov, Qui écrira notre histoire ? Les archives secrètes du ghetto de Varsovie, Paris, Flammarion, 2007, Collection « Champs Histoire ».
L’historien, déployant un talent évident de conteur, écrit l’histoire non seulement d’Emanuel Ringenblum et de sa famille, mais aussi de l’historien et de son groupe Oneyg Shabes. 
Témoignage sur la vitalité de la culture Yiddish, c’est aussi le récit de sa destruction et de son peuple lors de la Shoah.

Recension dans la revue La vie des idées, Nouveaux regards sur les archives du Ghetto de Varsovie, le 16 juillet 2012, par Audrey Kichelewski.


Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Les Éditions de Minuit, 2004.
Quatrième de couverture : « En août 1944, les membres du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau réussirent à photographier clandestinement le processus d’extermination au cœur duquel ils se trouvaient prisonniers. Quatre photographies nous restent de ce moment. On tente ici d’en retracer les péripéties, d’en produire une phénoménologie, d’en saisir la nécessité hier comme aujourd’hui. Cette analyse suppose un questionnement des conditions dans lesquelles une source visuelle peut être utilisée par la discipline historique. Elle débouche, également, sur une critique philosophique de l’inimaginable dont cette histoire, la Shoah, se trouve souvent qualifiée »
Analyse très ferme et dense de cet ouvrage par Isabelle Décarie dans Imaginer pour comprendre, Magazine Spirale, numéro ayant pour thème : La disparition, Numéro 205, novembre–décembre 2005.
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