« … ces légitimes maîtres de la Judée, esclaves et étrangers dans leur propre pays »

par Véronique Riffard

CHATEAUBRIAND, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Paris, Éditions Gallimard, 1969, collection « La Pléiade », p.1125-1127.

Mes remerciements à  mon directeur de thèse, M. Philippe Antoine, Professeur émérite de littérature française du XIXème siècle à l’Université Clermont-Auvergne, pour ses indications précieuses.

En 1811, Chateaubriand publie son Itinéraire de Paris à Jérusalem. Il y raconte le voyage qu’il a effectué en Méditerranée, de 13 juillet 1806 au 5 juin 1807. La ville de Jérusalem est l’étape finale, le sommet de ce que l’on peut appeler « un pèlerinage littéraire ». Il évoque cette cité, alors sous domination ottomane, dans la quatrième et cinquième partie de ce récit de voyage.

Le voyageur s’arrête, observe et médite. Il présente et unit dans le même mouvement, en une sorte de diptyque, deux peuples, ou plus exactement « deux espèces de peuples indépendants qui trouvent dans leur foi de quoi surmonter tant d’horreurs et de misères », le peuple chrétien et le peuple juif.

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Au milieu de cette désolation extraordinaire, il faut s’arrêter un moment pour contempler des choses plus extraordinaires encore. Parmi les ruines de Jérusalem, deux espèces de peuples indépendants trouvent dans leur foi de quoi surmonter tant d’horreurs et de misères. Là vivent des religieux chrétiens que rien ne peut forcer à abandonner le tombeau de Jésus-Christ, ni spoliations, ni mauvais traitements, ni menaces de la mort. Leurs cantiques retentissent nuit et jour autour du Saint-Sépulcre. Dépouillés le matin par un gouverneur turc, le soir les retrouve au pied du Calvaire, priant au lieu où Jésus-Christ souffrit pour le salut des hommes. Leur front est serein, leur bouche est riante. Ils reçoivent l’étranger avec joie. Sans forces et sans soldats, ils protègent des villages entiers contre l’iniquité. Pressés par le bâton et par le sabre, les femmes, les enfants, les troupeaux se réfugient dans les cloîtres de ces solitaires. Qui empêche le méchant armé de poursuivre sa proie et de renverser d’aussi faibles remparts ? La charité des moines ; ils se privent des dernières ressources de la vie pour racheter leurs suppliants. Turcs, Arabes, Grecs, chrétiens, schismatiques, tous se jettent sous la protection de quelques pauvres religieux, qui ne peuvent se défendre eux-mêmes. C’est ici qu’il faut reconnaître, avec Bossuet, « que des mains levées vers le ciel enfoncent plus de bataillons que des mains armées de javelots ».
Tandis que la nouvelle Jérusalem sort ainsi du désert brillante de clarté, jetez les yeux entre la montagne de Sion et le Temple, voyez cet autre petit peuple qui vit séparé du reste des habitants de la cité. Objet particulier de tous les mépris, il baisse la tête sans se plaindre ; il souffre toutes les avanies sans demander justice ; il se laisse accabler de coups sans soupirer ; on lui demande sa tête, il la présente au cimeterre. Si quelque membre de cette société proscrite vient à mourir, son compagnon ira pendant la nuit l’enterrer furtivement dans la vallée de Josaphat, à l’ombre du Temple de Salomon. Pénétrez dans la demeure de ce peuple, vous le trouverez dans une affreuse misère, faisant lire un livre mystérieux à des enfants qui à leur tour le feront lire à leurs enfants. Ce qu’il faisait il y a cinq mille ans, ce peuple le fait encore. Il a assisté dix-sept fois à la ruine de Jérusalem, et rien ne peut le décourager, rien ne peut l’empêcher de tourner ses regards vers Sion. Quand on voit les Juifs dispersés sur la terre, selon la parole de Dieu, on est surpris, sans doute ; mais pour être frappé d’un étonnement surnaturel, il faut les retrouver à Jérusalem, il faut voir ces légitimes maîtres de la Judée esclaves et étrangers dans leur propre pays : il faut les voir attendant, sous toutes les oppressions, un roi qui doit les délivrer, écrasés par la croix qui les condamne, et qui est plantée sur leurs têtes, cachés près du Temple, dont il ne reste pas pierre sur pierre ! ils demeurent dans leur déplorable aveuglement. Les Perses, les Grecs, les Romains, ont disparu de la terre ; et un petit peuple, dont l’origine précéda celle de ces grands peuples, existe encore sans mélanges dans les décombres de sa patrie. Si quelque chose, parmi les nations, porte le caractère du miracle, nous pensons que ce caractère est ici.

Et qu’y a-t-il de plus merveilleux, même aux yeux du philosophe, que cette rencontre de l’antique et de la nouvelle Jérusalem au pied du Calvaire : la première s’affligeant à l’aspect du sépulcre de Jésus-Christ ressuscité ; la seconde se consolant auprès du seul tombeau qui n’aura rien à rendre à la fin des siècles ! 

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Misère et grandeur

Ce qui frappe le regard, c’est la désolation et la misère des habitants de cette ville, sous domination ottomane depuis 1516. L’auteur a visité le quartier des Juifs : « Ceux-ci, fortifiés par leur misère, avaient bravé l’assaut du pacha : ils étaient là tous en guenilles, assis dans la poussière de Sion, cherchant les insectes qui les dévoraient, et les yeux attachés sur le Temple. » Mais l’écrivain ne s’arrête pas à l’impression funeste que donne ce spectacle désolant. Il voit plus loin ou plus haut que l’apparence navrante de cette misère ; il discerne la grandeur !  Grandeur spirituelle du croyant, du très fidèle, qui, par son attachement à ce qu’il est, à sa foi et à son histoire, force le respect du voyageur moderne.   

Un spectacle extraordinaire

Un peu plus loin, après la description des maisons, « monuments confus d’un cimetière au milieu d’un désert », dans une atmosphère générale qui respire la crainte, la misère et le silence, le narrateur brosse le portrait comparé de « deux espèces de peuples indépendants » : celle de religieux chrétiens et celle d’un « autre petit peuple qui vit séparé du reste des habitants de la cité ». Ces deux peuples ont en commun de trouver dans leur foi « de quoi surmonter tant d’horreurs et et misères». 
Tout est triste dans cette Jérusalem captive, tout est obscur ;  mais rien n’ est « ordinaire »  malgré la grisaille dominante :  « Au milieu de cette désolation extraordinaire, il faut s’arrêter un moment pour contempler des choses plus extraordinaires encore ». Extraordinaire ? Chateaubriand emploie à plusieurs reprises cet adjectif et y insiste. Ainsi, dans la Quatrième Partie, il avait déjà écrit : « Jérusalem surtout, dont le nom réveille le souvenirs de tant de mystères, effraie l’imagination ; il semble que tout doive être extraordinaire dans cette ville extraordinaire », p.1088.
Jérusalem, point de rencontre du croyant et de Dieu, ne peut être en effet abordée qu’avec « crainte et tremblement ». L’auteur du Génie du christianisme ou des Martyrs, en tout cas, ne saurait être présent dans la ville sainte sans être sensible à sa beauté toute spirituelle.

Gustav Bauernfeind/À l’entrée du Mont du Temple à Jérusalem/1886

Martyrs chrétiens

Lorsque Chateaubriand décrit les « religieux chrétiens », il est légitime de s’attendre à une peinture élogieuse de sa part.  L’accent, en effet, est mis sur leur résistance fondée sur la foi, qui renvoie justement à celle des premiers Chrétiens, des Martyrs.
La force morale, qui émane de ces religieux,  domine le tableau : « Dépouillés le matin par un gouverneur turc », « sans forces et sans soldats », « ils se privent des dernières ressources de leur vie pour racheter leurs suppliants ». Le dépouillement matériel rehausse leur richesse spirituelle : « Ils reçoivent l’étranger avec joie » et « ils protègent des villages entiers contre l’iniquité »
 « Leurs cantiques retentissent nuit et jour »…  Cette brève notation musicale tranche avec le silence de terreur qui règne de toute part.
 « Leur front est serein, leur bouche est riante »… On se figure des personnages nimbés d’or, tels les saints des tableaux. 
Ce qui caractérise ces religieux, c’est leur « caritas », leur charité avec tout ce que cette vertu comporte d’amour, de tendresse et de compassion : ils protègent et rachètent les suppliants. Chateaubriand dresse la liste de leurs obligés : les « Turcs, Arabes, Grecs, chrétiens, schismatiques » qu’ils protègent avec si peu de moyens. Il paraît évident que ce premier tableau est en référence constante avec le Nouveau Testament : on ne parle pas de Dieu mais du Christ.
Enfin, les citations finales qui concluent ce paragraphe sont empruntées aux oeuvres de Bossuet et de Racine. Dans l’Oraison funèbre de Marie-Thérèse d’Autriche, le premier avait écrit  : « que les mains élevées à Dieu enfoncent plus de bataillons que celles qui les frappent » ; dans Athalie (III, 7, vers 1160), le second avait fait dire à Joad : 
« Quelle Jérusalem nouvelle
Sort du fond du désert brillante de clartés… ».
À son habitude, Chateaubriand cite de mémoire ces oeuvres classiques et modifie subrepticement leur formulation en les fondant à son propos. Ici « le ciel » dans le registre tragique, a été substitué au mot de «Dieu». Les mains des oppresseurs sont « armées de javelots » – image guerrière dans le registre épique.
 Progressivement, donc, nous assistons à la naissance de « la nouvelle Jérusalem […] brillante de clarté », ville sainte des chrétiens et aboutissement du pèlerinage de l’auteur. Pour Racine, la Jérusalem nouvelle est l’Église. Ici, l’on a plus l’impression d’une ville réelle, construite à la façon d’un miracle, et d’une mise en scène qui souligne la puissance du christianisme et le triomphe du Nouveau Testament.

Le morceau de bravoure

On pourrait donc s’attendre, chez un écrivain chrétien et catholique, que ce premier tableau soit plus haut en couleur et plus éclatant que le second. Or, c’est tout le contraire qui est vrai : dans ce parallèle, c’est l’évocation des Juifs à Jérusalem qui offre le vrai morceau de bravoure.
Le peuple juif n’est pas nommé immédiatement, comme si le rejet qui l’entoure lui avait ôté justement jusqu’à son nom. Il est désigné d’abord comme l’ « objet particulier de tous les mépris » ou comme le «  membre d’une société proscrite » : ces  expressions suggèrent le lieu commun du Juif errant, qu’aucune terre ne peut accueillir avec bienveillance. La triple anaphore (« sans se plaindre, sans demander, sans soupirer ») peint un peuple acceptant d’être la victime désignée. Ces désignations et caractéristiques reprennent d’anciens stéréotypes usés, an-historiques.
Or, Chateaubriand – ce paradoxal champion légitimiste des libertés politiques – les actualise et en renouvelle la signification. Tout d’abord, en rappelant, avec l’image du « cimeterre », la présence de l’oppresseur ottoman, il insiste sur le caractère historique, la « présence réelle » de ce peuple. Mais surtout, son regard se porte sur la situation du peuple juif, sa spécificité : alors que le premier paragraphe se réfère au Nouveau Testament pour évoquer des lieux saints, dans le second, il recourt à des références à l’Ancien Testament pour référer à l’histoire et à la géographie bibliques : « Josaphat », « Salomon », « Sion ». 
Le narrateur de l’Itinéraire ne décrit pas une essence intemporelle mais un peuple bien réel, un peuple qu’il admire pour sa tenace persévérance.

Un peuple admiré

« Pénétrez dans la demeure de ce peuple, vous le trouverez dans une affreuse misère, faisant lire un livre mystérieux à des enfants qui, à leur tour, le feront lire à leurs enfants».
Bien entendu, cette phrase, à résonance biblique, met encore une fois en évidence la force d’un peuple qui vit par sa foi. On rappellera une anecdote que rapporte Chateaubriand : il raconte qu’il a voulu acheter à bon prix un  « Pentateuque hébreu dans lequel un rabbin montrait à lire à un enfant » et se verra opposé un refus. Rien n’y fait : la Torah n’est pas à vendre.
Aux yeux de l’observateur, le temps n’existe pas pour les Juifs : « Ce qu’il faisait il y a cinq mille ans, ce peuple le fait encore. ». Au contraire des moines qui célèbrent leur foi par les chants et la joie, le peuple juif est tourné vers un livre et vers Dieu, dans le silence et dans l’ombre. Chateaubriand célèbre le « miracle » juif : « Il a assisté dix-sept fois à la ruine de Jérusalem, et rien ne peut l’empêcher de tourner ses regards vers Sion ». Il décrit ainsi un renversement de situation qu’il nomme « surnaturel », et qui s’illustre classiquement  par la figure du chiasme : « Quand on voit les Juifs dispersés sur la terre (1) […] on est surpris sans doute (2) ;// mais pour être frappé d’un étonnement surnaturel (2), il faut les retrouver à Jérusalem (1) ». Ce qui fonde cet attachement et cette fidélité, ce sont le livre et le lieu, que chaque Juif porte avec ou en lui.
Les apparences sont inversées : le peuple Juif n’est jamais plus grand, dans l’éternité et la fidélité, qu’à Jérusalem, malgré les oppressions et l’esclavage qu’il subit dans cette cité. 
Vient se surajouter à cette déploration qui est aussi un éloge, le thème du double exil des Juifs : extérieur et intérieur. On sent de la compassion mais aussi de l’indignation lorsqu’il constate que « ces légitimes maîtres de la Judée » sont « esclaves et étrangers dans leur propre pays ».
Là encore, il peint un peuple persévérant, opiniâtre, décidé à résister à tout car il est guidé par sa foi, sa fidélité et son espérance. 

« Ils demeurent »

Toutefois, cet éloge a son revers : dans les dernières lignes du passage nous retrouvons l’apologiste chrétien, dans la lignée des Pensées de Pascal qui voyait dans le destin du peuple juif à la fois la marque de l’élection divine et celle la malédiction qu’entraîne sa cécité au Christ :  la croix les écrase, les condamne, « plantée sur leurs têtes ». « Cachés près du temple dont il ne reste pas pierre sur pierre » « ils demeurent dans leur déplorable aveuglement ». Chateaubriand, sans toutefois jamais accuser le peuple juif de déicide, s’en tient à la dogmatique chrétienne la plus rigoureuse.

Portrait de Girodet/Portrait de Chateaubriand/1808/Musée d’Histoire de la Ville et du Pays Malouin

Même la perspective terrible de damnation éternelle ne peut plier un peuple résolument attaché à sa foi. Cette obstination pourrait forcer le respect…
« Ils demeurent »… Ce verbe renvoie non pas à un immobilisme passif mais à une immutabilité, à volonté sous-jacente de résister, de vouloir continuer à être ce que l’on est. Chateaubriand lui-même clôt le passage par une période où l’admiration et le respect l’emportent sur toute autre considération. Le « petit peuple » du début est opposé aux Perses, Grecs et Romains, qualifiés de « grands peuples » qui ont, eux, disparu. Lui « existe encore sans mélange dans les décombres de sa patrie. ».
 Comment ne pas y voir un hommage à la ténacité juive ?
Comme l’a écrit J.-C. Berchet : « Que signifie, en effet, demeurer fidèle à une tradition historique ? Si cela consiste à traverser les siècles sans altération ni mélange, alors le peuple juif incarne la fidélité même. », p. 407.
Ainsi donc, ce court extrait permet de saisir la situation des Juifs opprimés à Jérusalem, vivant dans la misère et la terreur. Il conduit essentiellement à la réflexion de Chateaubriand sur l’essence du peuple juif, et à l’admiration suscitée par la fidélité à soi, quel que soit le type de l’exil. Chateaubriand, zélateur de la Légitimité, peut se trouver en concordance avec ce peuple fidèle envers et contre tout, – « ultra »-fidèle si l’on ose dire- à la tradition de ses pères. 

***

Quoi qu’il en soit, ce texte est surprenant : on pouvait s’attendre à lire un écrivain, catholique convaincu, manifester quelque réticence, quelque prévention venue de son éducation, voire une certaine répulsion envers un peuple juif honni si constamment dans la liturgie. On découvre un écrivain qui, pour être chrétien, ne cède pas aux préjugés et porte un regard plein d’humanité sur un peuple dont il s’efforce de saisir la singularité. 



Indications bibliographiques 

Philippe Antoine, Itinéraire de Paris à Jérusalem de François de Chateaubriand, Paris, Gallimard, 2006, Collection Foliothèque n° 141.
Une très brève recension donne une idée de cet ouvrage :
Laurence Richer, « Philippe Antoine commente Itinéraire de Paris à Jérusalem, de François de Chateaubriand », Studi Francesi [En ligne], 153 (LI | III) | 2007, mis en ligne le 30 novembre 2015.

Jean-Claude Berchet, Chateaubriand ou les aléas du désir, Paris, Éditions Belin, 2012. 
Voici la présentation de cet ouvrage par l’éditeur : 
« Chateaubriand : entre passions et raison politique
C’est en « homme de désir » que Chateaubriand aborde le monde. Voyageur et poète, il a commencé, à travers ses personnages de fiction, par en explorer de vastes espaces avant de se plonger dans la profondeur du « paysage historique ». Il a ensuite investi dans la politique cette ardeur conquérante avant de représenter, dans ses incomparables Mémoires posthumes, la tumultueuse aventure de toute sa génération. Les vingt études que propose ici Jean-Claude Berchet, éditeur et biographe de Chateaubriand, visent à illustrer ces divers aspects. »

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