Spinoza – Une pensée intemporelle dans son temps

par André Simha

Steven NADLER, Spinoza : une vie, Titre original : Spinoza – A Life, Traduit de l’anglais (États-Unis) sous la responsabilité d’Olivier Bosseau par J.-F. Sené et O. Bosseau, Cambridge University Press, 2018, Paris, H&O Éditions, 2021.

L’image que nous nous faisons communément de Spinoza (1632-1677) est celle d’un sage, en retrait du monde, enfermé dans son étude, occupé à polir ses verres optiques ; son exclusion de la communauté juive, dramatique, formulée dans des termes particulièrement virulents, semble le seul événement saillant de son existence. Et de fait,  de manière générale, la vie d’un philosophe, toute adonnée à la réflexion, est souvent effacée, pauvre en évènements remarquables, voire insignifiante. Au reste, l’exercice philosophique lui-même pourrait se définir comme un effort vigoureusement personnel pour cesser d’être personnel, ou du moins un mouvement pour accéder à l’impersonnalité de l’universel. Comment dès lors le biographe d’un Platon, d’un Aristote, d’un Leibniz  peut-il trouver un intérêt significatif et matière à enquête dans ces vies qui n’ont rien d’illustre? Et la question se redouble quand le biographe d’un philosophe est lui-même philosophe,  quand il étudie sa pensée et entend pénétrer son système.
Steven Nadler, spécialiste de l’histoire de la philosophie moderne, en particulier du cartésianisme, se trouve dans cette situation lorsqu’il se confronte à la vie de Spinoza : il se demande d’où émerge la pensée spinoziste qui se présente comme un système radicalement nouveau et en rupture si complète avec la configuration culturelle où il apparaît.  Après plus de trois siècles durant lesquels se sont multipliés les recherches et les essais consacrés à son oeuvre, est-il possible d’élucider cette énigme par une étude de toute la documentation dont disposent les chercheurs? Tel est le défi que tente de relever l’essai, intitulé sobrement  Spinoza : une vie.

S. Nadler avertit le lecteur que son étude sur les rapports entre la vie et la pensée de Spinoza – la mise en situation de sa philosophie –  ne prétend nullement être une biographie intellectuelle (p. 13). Il n’est donc pas question pour lui d’entrer en lice sur le terrain où s’affrontent les spécialistes du système spinoziste, de sa formation à son organisation ultime. 
On connaît la fameuse formule proustienne : « L’homme qui fait des vers et qui cause dans un salon n’est pas la même personne ». Proust s’opposait par cette réplique à Sainte-Beuve qui pensait pouvoir éclairer une oeuvre poétique par la vie du poète. Sans vouloir reprendre, dans le domaine de l’histoire des idées, cette critique à l’encontre de la tentation biographique, il est difficile de ne pas être surpris par l’audace de S. Nadler, qui ne s’en tient pas aux textes où Spinoza se livre à une sorte d’autobiographie intellectuelle, comme dans son Traité de la réforme de l’entendement. Il veut connaître les lieux et le milieu où vécut l’auteur de l’Éthique, les relations familiales et les amitiés qu’il a pu vivre, ainsi que les circonstances et les péripéties qui ont pu susciter ou marquer les étapes de la production de l’oeuvre.
Or il s’agit d’un des penseurs les plus radicaux, les plus systématiques et les plus féconds de l’histoire de la philosophie. Peut-on espérer, comme l’affirme S. Nadler, rendre compte de la production d’un tel esprit par la conjugaison (ce sont ses propres termes) « des divers aspects de la vie de Spinoza », « son arrière-plan ethnique et social », son « exil » entre culture juive et culture hollandaise, « son évolution intellectuelles et ses relations sociales et politiques », p.13 ? 

Énigme et singularité : être juif et philosophe au Siècle d’Or des Pays-Bas

Une somme d’archives et de recherches impressionnantes a permis à S. Nadler de produire un tableau extrêmement précis du milieu familial et communautaire où Spinoza fut formé, ainsi que de la relation complexe qu’entretient cette communauté judéo-portugaise renaissante avec une société amsteldamoise en plein essor culturel et économique mais travaillée par des luttes de pouvoir et des conflits théologiques incessants. 

Ce tableau, contrasté et mouvant, loin de disperser notre attention et de la détourner de la philosophie de Spinoza, nous permet de prendre la mesure d’une pensée si singulière.
C’est donc d’une enquête qu’il s’agit, suscitée par une double interrogation, que S. Nadler désigne comme l’objet central de son ouvrage : d’abord cette singularité d’un esprit qui a produit un véritable tournant dans  la culture européenne.
En outre, S. Nadler s’intéresse de façon plus générale à la signification d’une situation d’exil radical : être philosophe et juif durant le Siècle d’Or des Pays-Bas, terre d’élection des penseurs et des savants les plus avancés d’Europe. Il se demande comment, dans les Provinces-Unies où règne une coexistence – sans doute unique au monde – des communautés religieuses les plus diverses, malgré les controverses parfois vives entre théologiens chrétiens, calvinistes conservateurs ou réformistes, orthodoxes ou hérétiques, la position d’un jeune juif formé dans sa congrégation nommée Talmud Torah (p. 109) a pu prendre un tour si dramatique ; un chapitre entier est consacré au ‘hérème qui a condamné Bento (Baruch) Spinoza au bannissement définitif (p. 195).
Le lecteur s’apercevra bien vite qu’il s’agit d’une autre énigme que celle de la genèse d’une pensée radicalement neuve ; cela semble même l’inquiétude qui motive et qui hante l’ensemble de l’enquête de S. Nadler. Comment et pour quelles raisons véritables cette mise au ban fut-elle décrétée avec une telle violence et dans des termes aussi véhéments par les autorités de la florissante et prestigieuse communauté judéo-portugaise d’Amsterdam? Quelle fut la part de l’homme Spinoza dans cette rupture? Sa position fut-elle vraiment celle d’un apostat qui aurait représenté un péril mortel pour la communauté juive d’Amsterdam?

La reconstruction d’une communauté 

La place, au sein de cette communauté, de la famille de Spinoza formée de descendants de conversos  portugais est à présent bien connue. Ceux-ci, probablement espagnols à l’origine, ont rejoint Nantes pour fuir l’Inquisition, puis se sont installés à Amsterdam pour exercer leurs activités de marchands tout en réintégrant le judaïsme, dont la communauté séfarade d’Amsterdam commençait à reprendre pour les nouvelles générations la culture et les pratiques.
Quelques essais historiques assez récents émergent ; signalons les noms de leurs auteurs : Israël Salvatore Revah, Yosef Kaplan, Cecil Roth, Richard H. Popkin, Yirmiyahu Yovel, Henri Méchoulan, Gérard Nahon, Jean-Pierre Osier, Nathan Wachtel. Leurs travaux font naturellement partie des sources de Nadler. Mais son mérite propre est de mettre en évidence ce que durent éprouver les responsables de cette communauté, elle-même très divisée et très méfiante à l’égard de tout nouvel apport culturel et en présence de crises et de polémiques théologiques et politiques qui agitèrent longtemps les représentants (dans la conduite des Provinces  comme dans les Universités) des multiples courants chrétiens.
Les controverses entre Chrétiens n’avaient pas seulement des conséquences sur le statut et donc le degré de tolérance et d’intégration de la religion juive ; elles commençaient à  se retrouver transposées dans les débats entre courants du judaïsme, parfois entre rabbins d’une certaine influence, menaçant la cohésion d’une communauté assez hétérogène malgré l’histoire commune de la persécution par l’Église catholique et la catastrophe de l’expulsion de la Péninsule Ibérique, en 1492.

Il fallait d’abord retrouver l’étude des textes, du Pentateuque au Talmud et au Midrache, puis faire venir des rabbins. Les premiers furent originaires de Fès (Isaac Uziel, qui forma Menasseh ben Israël, issu d’une famille marrane), de Salonique (Joseph Pardo) et de Venise (Saul Lévi Mortera d’origine ashkénaze). Les synagogues rassemblaient les nouveau fidèles en fonction de leurs origines. Trois congrégations différentes, dont les traditions et la liturgie divergeaient quelque peu. Peu à peu, arrivèrent les Ashkénazes (« tudescos » en judéo-espagnol) fuyant les pogroms de Pologne et d’Allemagne et qu’il fallu intégrer, d’abord socialement, la plupart étant beaucoup plus pauvres que les riches marchands séfarades qui formaient l’essentiel des Parnassime, ce groupe dirigeant l’ensemble de la communauté juive, et dont faisait partie le père de Spinoza (p. 100).
Mortera de Venise, représentait une exception parmi ces Ashkénazes, et il joua un rôle important, grâce à sa connaissance de la culture séfarade, dans leur intégration. Il fallut retrouver une certaine connaissance de l’hébreu, faire converger les enseignements pour la jeunesse, régler l’administration et la juridiction internes. Enfin, pour rassurer les autorités tantôt calvinistes et orangistes, tantôt républicaines et libérales, il fallut leur présenter une organisation d’ensemble bien ordonnée et capable d’imposer à tous les courants une discipline capable de garantir qu’aucun membre de la communauté ne représenterait une source de sédition ou tout au moins de trouble dans la cité. 
Cette partie de l’enquête historique de Nadler est importante, car elle permet de préciser les orientations de l’éducation juive de Spinoza. Né en 1632, le jeune Baruch fréquente assidument l’école juive jusqu’à l’âge de quinze ans :  il connaît les tensions et les points de frictions dans les pratiques interprétatives des textes et des sources littéraires et théologiques juives. Le chapitre intitulé Talmud Torah (p. 109-136) donne des détails saisissants sur les évènements qui ébranlèrent la communauté en voie d’unification. Notamment sur  le ‘Héreme particulièrement sévère prononcé contre Uriel da Costa, un aristocrate chrétien issu d’une famille de Porto et qui s’était judaïsé (ou rejudaïsé, si on tient compte de l’origine juive de sa mère) mais avait adopté une orientation théologique et pratique très peu compatible avec la Halakha. Spinoza n’avait que huit ans lorsque Da Costa se suicida, laissant des textes sur l’âme, le statut de la Torah et ce qu’il appelait les pratiques superstitieuses des fidèles orthodoxes, qu’il nommait « les Pharisiens ». Ces événements fragilisaient la direction de la communauté, assurée par le comité directeur, le Ma’amad (formé des Parnassime et le trésorier) et les rabbins. 

L’institution d’une communauté 

Qu’en était-il réellement de la fameuse tolérance des Pays-Bas, tant appréciée des philosophes et des savants européens qui affluaient dans la Amsterdam pour des séjours plus ou moins longs, riches en rencontres et en débats?  Le rabbin Uziel, venu de Fès, résumait ainsi la situation en 1638 : « Tout le monde ici peut vivre conformément à sa foi, bien qu’il ne puisse pas afficher le fait qu’il est d’une foi différente des autres citoyens », p. 31.

Intérieur de la synagogue portugaise dans le quartier de Waterlooplein à Amsterdam/Photo de Davidh820 sur vanupied.com

C’est en 1615 seulement que les États Généraux avaient toléré la pratique du culte juif, mais sous surveillance et dans une stricte orthodoxie ; la loi limitait en outre les possibilités de rencontre inter-confessionnelles à la seule vie civile. Tout débat théologique avec des Chrétiens était strictement interdit. Nous pouvons par là mesurer l’exception, la transgression même, que représente la fréquentation par Spinoza, dès sa vingtième année, des Collégiants et autres chrétiens désireux de se libérer des appartenances et des dogmes des Églises et de s’engager dans une libre discussion des textes et des pratiques.  

Une situation conflictuelle 

La querelle qui s’amplifiait chez les Chrétiens, entre Remontrants et Contre-Remontrants, portait sur des sujets décisifs d’un point de vue tant politique que théologique, comme la liberté d’interprétation de l’Écriture, la prédestination et la grâce, le sort des réprouvés. Les théologiens calvinistes ne cessaient dans les Universités de pourfendre les Remontrants et autres partisans de la liberté de penser, notamment ceux qui critiquaient le dogme de la prédestination et affirmaient le rôle du mérite personnel dans le sort réservé à chacun par le Jugement divin. Du côté de la communauté juive, dont les membres  commençaient à jouir du statut juridique de sujets-résidents à part entière de la ville d’Amsterdam (la citoyenneté complète ne fut acquise par les Juifs qu’après la Révolution Française et la République de Batave), la question de l’élection du peuple juif et donc de tout Juif quelles que soient ses actions selon certains courants mystiques, commençait à agiter les synagogues au moment des sermons rabbiniques (p. 98-99).
D’anciens conversos fraîchement arrivés à Amsterdam contestaient la Halakha, en particulier les obligations alimentaires et les règles de conduite. Même éloigné de la Torah, un Juif, disaient-ils, reste un Juif, et à ce titre, il a sa part dans le Monde qui Vient (A’olame Habah) ; les sermons de Mortera, dont l’autorité se renforçait au sein de la communauté, étaient troublés par des jeunes gens qui contestaient l’idée d’un châtiment éternel réservé aux méchants. Nadler cite, pages 98-99, le Traité Nichmate ‘Haïm du rabbin Aboab, qui soutenait que la Kabbale, contrairement au Talmud, accordait à tout Juif, après une période de sanction, une rédemption lui faisant retrouver sa part au corps unique d’Israël promis au salut. 
En fin de compte, ce fut, après consultation des autorités rabbiniques de Venise, Mortera qui l’emporta et finit, après une période de tension (nombre d’anciens Marranes étaient plus attirés par la Kabbale que par le Talmud) par devenir le responsable de toute la communauté dont les trois synagogues furent finalement réunies. S. Nadler nous montre comment la liberté de culte des Juifs d’Amsterdam était juridiquement et politiquement encadrée par toutes sortes de dispositions sur le respect strict de la loi de Moïse et la conformité des pratiques cultuelles aux règles écrites dans le Pentateuque. 

Divisions et ouverture : « instituer une vie nouvelle »

C’est dans ce contexte que Spinoza se trouva, par sa participation aux affaires de son père, en contact, notamment à la Bourse d’Amsterdam, avec des négociants chrétiens, luthériens ou calvinistes, qui étaient souvent instruits et ouverts tant aux progrès scientifiques qu’aux discussion théologiques. Tout en s’occupant de négoce, Spinoza suivait encore en 1650 les cours d’une Yéchiva, probablement celle de Mortera, qui le connaissait et appréciait sa vive intelligence.
La rivalité entre les rabbins Menasseh ben Israël et Mortera est l’objet d’une analyse décisive dans le chapitre V intitulé Un marchand d’Amsterdam (p.137-194). S. Nadler, y expose les différences et les différends doctrinaux entre les deux hommes (p.154-172) pour montrer le caractère improbable de l’hypothèse selon laquelle Spinoza aurait suivi l’enseignement du premier.

Plus brillant que rigoureux dans ses interprétations, Menasseh avait une influence politique importante, au-delà même de la communauté. Tenté par une vision millénariste du destin du peuple juif (il était assez proche des millénaristes anglais), il avait pour projet de convaincre Cromwell de laisser les Juifs se réinstaller en Angleterre. Sa requête et sa mission finirent par avoir une issue favorable. Mais c’est avec Mortera, plus réservé, que Spinoza approfondit sa culture juive ; c’est aussi avec lui que la crise qu’il vécut dans ses rapports avec la communauté commença à prendre un tour dramatique : on se représente facilement la déception du maître qui voit la réputation de son étudiant le plus brillant devenir périlleuse pour tous, pour le maître comme pour la communauté qu’il dirige. Déception qui dut se transformer en fureur devant la tranquille obstination de Spinoza à poursuivre ses propres recherches et à braver l’ensemble des dogmes théologiques des communautés qui coexistaient plus ou moins paisiblement à Amsterdam.
Les contacts de Spinoza avec les Collégiants commencèrent vers 1654 : la conviction que la foi est une affaire personnelle et que la lecture directe et le commentaire libre des Écritures relève de la liberté inconditionnelle de penser Chrétiens. Le jeune homme se rendit compte de l’extraordinaire essor des sciences au cours des discussions qu’il eut avec ces croyants sans Église, souvent instruits dans la nouvelle philosophie, celle de Descartes, qui les libérait de leur éducation scolastique, perçue désormais comme un obstacle majeur à la mathématisation de la physique qui montrait alors, de l’optique à la mécanique, la puissance de son modèle théorique-expérimental. Nous savons à quel point la physique de Descartes avait conquis les savants européens présents à Amsterdam. Ce furent sans doute les Collégiants qui conseillèrent au jeune Spinoza de suivre les cours de Van den Enden, un jésuite défroqué qui enseignait la métaphysique et la physique de Descartes, et c’est auprès de lui que Spinoza apprit le latin, langue de la plupart des travaux scientifiques de l’époque (p. 175-191). Il put tirer ainsi le meilleur parti possible de ses relations avec tout un cercle de marchands et de savants de diverses obédiences avec lesquels il put désormais discuter ou correspondre en partageant des références soit de la littérature scientifique récente, soit de la culture littéraire latine classique. Le lecteur familier du stoïcisme romain en reconnaîtra des échos en maintes propositions de l’Éthique. S. Nadler souligne aussi le goût de Spinoza pour Ovide ou Térence, et il semble avoir visé juste en repérant deux pans importants de la culture qu’il acquit en dehors de son éducation religieuse, la lecture de Léon l’Hébreu dont les Dialogues d’amour furent un relai important du néo-platonisme de la Renaissance, et celle des auteurs espagnols, Cervantès, Quevedo en particulier (p. 193-194). 
Toujours en 1654-1655, à la suite du décès de son père, Spinoza devait prendre en main la société familiale, en régler les dettes, et contribuer financièrement à l’entretien de la vie communautaire. Or ce qui se passe après la grande peste de 1655-1656, c’est un déclin très net des ressources de cette société, et inévitablement des contributions de Spinoza, qui se trouva en difficulté et finit par trouver difficile de recourir à cette même communauté pour remettre à flot l’entreprise ; il eut l’idée se déclarer orphelin afin de bénéficier, comme le prévoyait la loi civile à Amsterdam, d’une tutelle officielle de la ville. Il est possible que cela lui fut reproché, mais en aucun cas on ne peut en faire la cause de son rejet par les dirigeants de la communauté.
Comme le montre de façon convaincante S. Nadler, c’est bien plutôt le trouble que provoquaient les études, les recherches et les opinions connues de Spinoza dans l’ensemble des cercles cultivés d’Amsterdam, et leur écho chez les dirigeants calvinistes, qui provoquèrent le durcissement de la communauté juive à son égard (p. 259). Il semble bien d’autre part que la stratégie de dégagement financier de Spinoza était dictée par une autre disposition que le calcul gestionnaire, car celui qui développa une philosophie de la nécessité savait parfaitement prendre des décisions, parfois radicales. On rappelle que pour lui la liberté consiste à agir selon une nécessité interne. comme en témoigne le Traité de la Réforme de l’Entendement, qui est un court récit inachevé d’une auto-biographie centrée sur la recherche d’une vérité certaine et d’un bien véritable mais aussi témoignage de la décision que prit Spinoza d’instituer une vie nouvelle : « Je résolus enfin de chercher s’il existait un quelque objet qui fût un bien véritable, capable de se communiquer, et par quoi l’âme, renonçant à tout autre, pût être affectée uniquement, un bien dont la découverte et la possession eussent pour fruit une éternité de joie continue et souveraine ».

Le ‘Hérème

Quelles furent donc les causes ou les raisons du Hérème prononcé solennellement par le Ma’amad d’Amsterdam à l’encontre de Spinoza? Pourquoi cette proclamation au cours d’une cérémonie assez lugubre mentionne-t-elle les opinions, « les horribles hérésies », les « actes monstrueux » qu’aurait commis Bento Spinoza, au point d’avoir à subir de l’ Éternel « toutes les malédictions que contient la Loi »  – alors qu’il n’avait encore rien publié (p. 201-217)?

Texte du ‘hérème prononcé contre Spinoza par la Synagogue Portugaise Talmud Torah/27 juillet 1656

Mais d’abord, que signifie le terme même de ‘Hérème ? Les Juifs séfarades évitaient – S. Nadler y insiste – l’expression catholique et inquisitoriale d’excommunication. Les Juifs portugais voyaient dans le ‘Hérème une procédure faisant du condamné un « exclus et écarté » (enhermado e apartado). Chez Maïmonide, qui multiplia les restrictions de son usage et les possibilités d’amendement, la procédure d’exclusion s’applique à l’idolâtre et à la violation majeure d’une loi ou d’un commandement. Aujourd’hui, nous sommes frappés par la diversité des motifs des quelques cas de ‘Hérème (certains, il est vrai, temporaires) prononcés par la communauté d’Amsterdam :  la moindre inobservance de la Halakha pouvait motiver l’exclusion pour ces anciens conversos dont les ancêtres avaient été l’objet de persécutions terribles. Il y eut même des exclusions pour achat de viande cachère chez …  des bouchers ashkénazes !
Il semble bien que deux circonstances doivent être prises en compte : d’une part, la crispation liée à une refondation encore fragile d’une communauté juive sous surveillance politico-théologique des autorités calvinistes, d’autre part les manoeuvres de ces mêmes autorités visant à favoriser par toutes sortes de reconnaissances matérielles ou honorifiques le retour au christianisme de certains anciens conversos redevenus juifs. 
S’agissant de Spinoza, qui n’avait encore rien déclaré ni fait qui pût être considéré comme manifestement hérétique et qui n’avait nullement pris une décision d’apostasie, le mystère demeure : a-t-il profondément irrité la communauté par sa décision de recourir aux autorités civiles pour liquider par sa mise sous tutelle et la succession de son père et le désastre financier de la société familiale? C’est la thèse de O. Vlessing qui considère que le comportement de Spinoza constituait un manquement grave aux traditions économiques de la communauté séfarade. Mais cette explication, selon S. Nadler (p. 220) est moins convaincante que celle qui fait intervenir l’information qui se répandait à Amsterdam sur les thèses d’un Juif qui sapait l’autorité de l’Ancien et du Nouveau Testament : les échanges entre Spinoza et ses amis et correspondants montrent la présence de thèses qui seront rédigées en 1660 dans le Traité théologico-politique (S. Nadler, p. 224-225). Il s’agit d’un thème, qui sera développé dans le Court Traité : l’exploitation des affects de crainte et d’espoir par les pouvoirs qui visent la domination des esprits; il est question également des origines historiques et humaines du Pentateuque.
De l’aveu de Spinoza lui-même au chapitre 9 du Traité théologico-politique, cette dernière question l’avait depuis longtemps préoccupé, et ceci est à rapprocher du fait qu’il avait lu, à la fin de ses études juives, le philosophe médiéval juif Ibn Ezra, qui soulignait le caractère improbable de la rédaction par une seule personne, en l’occurence Moïse, de la totalité de la Torah. Pour Menasseh, comme pour Mortera, il fallait suivre la règle de Maïmonide : une telle position valait négation du principe essentiel de la foi juive (p. 231).
Un moine augustin qui avait rencontré Spinoza lors d’un séjour à Amsterdam en 1658 note que sur Dieu, sur l’âme et sur la Loi, il l’avait entendu tenir des propos qui devaient être considérés par la communauté juive comme prônant l’athéisme. Un voyageur danois raconte que le « juif impudent » qui fréquentait des « cartésiens athées » était encore à Amsterdam en 1661. Mais une lettre de Spinoza à Oldenburg nous prouve qu’il séjournait à Rijnsburg, un petit village réputé pour la grande tolérance religieuse qui y régnait (c’était aussi un lieu de rencontre entre Collégiants) dès l’été 1661. 

La petite maison de Rijnsburg

La petite maison où Spinoza travailla à ses oeuvres tout en polissant des lentilles de précision pour divers instruments est transformée en musée et sa bibliothèque y est reconstituée après qu’elle a été pillée par les nazis. C’est dans cette maison que Spinoza recevait des savants et des philosophes, tels Oldenburg, Boyle, Balling, Jelles.

Bureau de Spinoza à Rijnsburg où il vécut de 1661 à 1663.

Ce dont témoigne Lucas, un biographe contemporain de Spinoza, c’est d’un charisme et d’un rayonnement qui attiraient de nombreux gens d’esprit (p. 325).
Si Spinoza a pu se sentir menacé, surtout au moment où triomphe le parti orangiste et où sont lynchés par la foule les frères De Witt qui incarnaient le pouvoir bourgeois et républicain qui l’avait protégé, ce ne fut assurément pas par la communauté juive. Personne ne peut prouver qu’il aurait été, comme on a pu le prétendre, l’objet d’une tentative d’assasinat par un fanatique juif. N’avait-il pas fait plusieurs fois le voyage à Amsterdam bien après son ‘Hérème sans rencontrer d’intervention hostile de la communauté? N’y avait-il pas rencontré, entre autres personnages, des Juifs qui ne semblaient pas craindre de sanction ? Il savait que c’était son engagement politique en faveur d’un régime républicain et démocratique où le pouvoir souverain de la Cité l’emportait sur l’ensemble des autorités théologiques qui le mettait en danger. Il eut des propositions de poste universitaire et de refuge de la France et de l’Électeur Palatin, mais il refusa de quitter les Pays-Bas. Il n’était pas question pour lui d’avoir à se soumettre aux restrictions que tout pouvoir tutélaire aurait inéluctablement imposé à sa liberté de penser et d’enseigner.
On trouve dans le Chapitre VII (p. 259-301) du livre de S. Nadler,  sous le titre Benedictus, un passage important sur les tentatives des Quakers anglais de tendre la main aux Juifs pour les faire entrer fraternellement dans la « Nouvelle Alliance ». Après R. Popkin, Nadler relève d’étranges convergences entre la pensée du Quaker Fisher et la conception spinoziste de la lumière intérieure et du Verbe de Dieu. Les deux penseurs eurent d’ailleurs des échanges, et ils s’accordèrent sur la question de l’origine historique du Pentateuque. A Leyde, où s’épanouissait un cartésianisme peu soucieux des précautions de Descartes à l’égard de la théologie et des dogmes chrétiens, enseignaient Heerboord, radicalement anti-aristotélicien, et De Raey que Descartes lui-même considérait comme le meilleur interprète de sa philosophie ; Geulincx, de l’université de Louvain, y enseigna sa doctrine occasionnaliste sur la causalité et son rapport à la cause divine d’où proviennent tous les effets en ce monde. Il semble bien que c’est à Leyde que Spinoza put acquérir une formation poussée tant en métaphysique qu’en mathématiques. Bien des concepts de l’Éthique ont été repris de ce fonds et repensés par lui au fur et à mesure qu’il élaborait sa doctrine immanentisme de la puissance et de l’action de Dieu, unique substance absolument infinie. 
Le texte où est présentée une telle conception s’intitule Court Traité de Dieu, de l’homme et de son bien-être. C’est l’architecture de l’Éthique qui se trouve esquissée, mais il fallait passer par la fusion des notions d’origine scolastique de substance, de cause de soi et de cause immanente. Dans le Court-Traité Spinoza réussit enfin à construire le concept de substance unique comme cause de tout ce qui est et peut être conçu. La recherche du fondement inconditionné d’existence et d’intelligibilité recherché par le Traité n’avait pas pu aboutir.
Les derniers chapitres de Spinoza : Une vie donnent sur la philosophie pratique de Spinoza une vue synthétique remarquable : la présentation de la correspondance avec Blijenbergh, ce courtier en grains néerlandais qui pousse Spinoza dans ses retranchements sur la question de la compatibilité entre la volonté immuable de Dieu et l’existence du mal, sur la signification du bien et du mal, ou encore sur l’immortalité de l’âme, est particulièrement éclairante. De même pour la conception spinoziste de Dieu, opposée à la notion d’un Dieu personnel et anthropomorphe, sujet à des passions et dispensateur de biens et de maux selon le mérite ou la méchanceté des hommes.

Homo politicus 

Le Chapitre X, Homo politicus (p. 401-465), évoque une situation tendue à Voorburg où Spinoza séjourna en 1665 pendant la rédaction de la première version de l’Éthique. Il s’agit d’un conflit de succession qui éclata dans l’église locale entre libéraux et orthodoxes pour la nomination d’un nouveau prédicateur. La rumeur se répandit que Spinoza, cet homme dépouillé de toute religion, avait appuyé la candidature d’un libéral. Les Lettres 29, 30, et 43 contiennent la réplique de Spinoza et l’exposition du rapport à Dieu et à la religion que sa philosophie implique. À la soumission que les prédicateurs voulaient imposer au moyen de la crainte superstitieuse, il oppose non l’athéisme, mais le pur amour de Dieu. Aux passions qui asservissent, il oppose la libre adhésion intellectuelle à la puissance infinie de l’Unique. Parallèlement au millénarisme chrétien, l’année 1665 voit émerger un messianisme juif incarné par le personnage de Sabbataï Tsvi, né à Smyrne en 1626 et qui se rendit le jour de Ticha Be Av à Jérusalem où il annonça que le jour de la Rédemption aurait lieu le 18 juin 1666. Les rabbins de Jérusalem prononcèrent le ‘Hérème contre lui, mais il se proclama l’Oint du Seigneur. Le mouvement en diaspora, à Amsterdam en particulier, fut énorme dans les masses juives et l’arrestation du faux messie et sa conversion forcée à l’islam par le pouvoir ottoman ne mirent pas fin à l’agitation de ses partisans (p. 407- 414).  Spinoza ne répondit pas aux demandes d’éclaircissement de ses amis, mais il devait préciser qu’il n’était pas impossible que les Juifs retrouvent un État et reviennent sur leur terre ancestrale. 
Suspendant un temps la rédaction définitive de l’Éthique, il rédigea le Traité théologico-politique. L’urgence était de présenter la nécessité pour la paix civile de la liberté de penser, dont la condition résidait dans la constitution par pacte social d’un État souverain capable de contenir l’état de nature qui oppose la puissance de chacun à celle de tous et qui ne cesse de menacer la paix civile. 
La notoriété de Spinoza ne cessait de croître, et il s’installa en 1672 à La Haye. Cependant le régime durcissait son contrôle des opinions et des cultes dans plusieurs provinces. Privé de tout soutien officiel, soumis aux pressions des Chrétiens, il dut s’expliquer sur sa position à l’égard de leurs croyances en l’incarnation et la résurrection du Christ. Les lettres à Boxel répondent qu’il ne peut les considérer que de façon allégorique, car prises à la lettre, ces croyances équivalaient à attribuer à des êtres des propriétés contradictoires, autant dire qu’un cercle pût revêtir la forme d’un carré (p. 529-531).  Spinoza, qui luttait encore pour effacer le soupçon d’athéisme, connut alors une réaction violente émanant de théologiens et de philosophes néerlandais, y compris d’anciens cartésiens ralliés par opportunisme au pouvoir orangiste et aux calvinistes les plus radicaux.
On le traita de Juif blasphémateur. Il y eut même des Collégiants pour le dénoncer. Il dut interrompre la traduction en néerlandais du Traité théologico-politique, prévoyant qu’une diffusion plus large qu’en latin aurait été considérée comme un acte séditieux. Des synodes commencèrent d’ailleurs à se réunir pour déclarer le Traité théologico-politique « idolâtre, mauvais et dangereux » (p. 480), ce qui équivalait à inciter le pouvoir politique à poursuivre son auteur.
Leibniz raconte avoir rencontré Spinoza à La Haye. Du « Juif perspicace », il finit par dire que sa doctrine était nuisible, puisqu’il refusait la croyance en un Dieu providentiel, bon et juste (p. 496); il finit par rejoindre les dénonciateurs chrétiens de Spinoza. Celui-ci avait donc bien des raisons de faire graver sur le sceau qu’il apposait sur la cire qui fermait sa correspondance sa devise latine : « Caute! »/Méfie-toi! .

« Un homme libre ne pense à aucune chose moins qu’à la mort… »

Par ce début de la proposition 67 (en Éthique V) S. Nadler entame le dernier chapitre de son livre (p. 519-569). Les évènements qui marquent les deux dernières années de la vie de Spinoza y sont relatés, la documentation provenant essentiellement de la correspondance de Spinoza. Celui-ce se débat avec les protestations et les proclamations de foi de certains de ses interlocuteurs, tels Boxel, le croyant naïf et superstitieux, ou Burgh, qui finit à la surprise générale, par se faire prêtre catholique. C’est alors une période de religiosité et de superstition qui accompagne la popularité croissante de Guillaume d’Orange : celui-ci a à son actif le renforcement des positions des troupes hollandaises et le retrait des troupes françaises d’Utrecht. Les théologiens réformés orthodoxes tiennent le haut du pavé, aussi bien dans les instances régionales que dans les universités. Le Vatican n’est pas en reste, qui met à l’index le Traité théologico-politique, tandis que de plus en plus de dirigeants de régions en interdisent la publication et la diffusion dans les Pays-Bas. Spinoza se rend à Amsterdam, décidé à publier la version achevée de l’Éthique, après six années de suspension et une reprise (notamment pour les parties IV et V qui traitent de la servitude et de la liberté humaines) mais il doit se rendre à l’évidence, comme il le dit lui-même dans la Lettre 68 à son ami Oldenburg : les théologiens venaient de déposer contre lui et ses livres auprès du Prince d’Orange et des Magistrats, tandis que de sots cartésiens (expression qui revient dans la correspondance de Spinoza), pour être à l’abri de l’accusation de spinozisme, ne cessaient d’afficher une sainte horreur de ses opinions. La rumeur présente l’Éthique comme un livre blasphématoire sur Dieu et sur l’esprit. Il est très probable que, comme le note S. Nadler, la divulgation sous diverses formes des thèses du Traité théologico-politique ait rendu impossible la publication de l’Éthique (p. 543). Le Traité est considéré par Burgh comme « impie et diabolique ». Spinoza, qui a « les polémiques en horreur » (Lettre VI), tente en vain de convaincre ses correspondants de renoncer à leur soumission aveugle aux dogmes des Églises et à recouvrer l’usage de leur raison.
S. Nadler donne également pour cette période, des précisions sur la rédaction par Spinoza de l’Abrégé de Grammaire Hébraïque (p. 526). La langue de la Bible y est traitée comme la langue vécue et parlée des Hébreux, langue dont il convient de traiter les usages, même dans les textes sacrés, en tant que familiers au peuple ; une langue vivante en somme. De sa fréquentation de l’école de Van de Enden où il ne se contenta pas d’apprendre le latin puisqu’il y dispensa des cours d’hébreu à la rédaction tardive de l’Abrégé, l’intérêt de Spinoza pour la langue et la culture hébraïque fut constant.

Au cours de l’hiver 1677, il est souffrant, d’une phtisie selon ses amis et le médecin qui l’assiste, avec les moyens de l’époque, lors de son décès en février de la même année. Le récit de ses derniers jours se trouve dans la biographie de Spinoza par Colerus, présente dans la plupart des éditions actuelles de l’Éthique. Jusqu’à la limite extrême de sa vie, Spinoza resta fidèle à la règle de la proposition 67 de Éthique V : « Un homme libre ne pense à aucune chose moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie ».

Il est significatif que S. Nadler présente cette proposition en exergue de son dernier chapitre : n’exprime-t-elle pas la parfaite convergence de la pensée et de la vie du penseur, l’adéquation de l’existence personnelle au système orienté vers ce bien suprême annoncé par le Traité de la réforme de l’entendement ?
Henri Atlan en quatrième de couverture du livre de S. Nadler, remarque, cum grano salis, que « l’auteur de l’Éthique, comme pour toutes les grandes oeuvres qui ont traversé les siècles, a réussi à écrire la sienne sous une espèce d’éternité, c’est-à-dire d’intemporalité qui lui permet d’être étudiée indépendamment des vicissitudes de l’existence où elle a vu le jour ».

Une remarque

Le seul texte de Spinoza qui évoque la crise existentielle et intellectuelle dont il est sorti par une décision radicale, celle de ne plus poursuivre les biens que lui offraient la situation enviable qui lui était promise (dans son milieu d’origine comme dans sa ville natale) est le Traité de la réforme de l’entendement. Avons-nous affaire à un récit de soi? Il s’agit bien plutôt d’un texte fondateur, qui tranche tant par son rejet des biens ordinaires qui se sont révélés contingents (plaisirs mondains, fortune, honneurs) que des méthodes jusqu’alors proposées par les philosophes (comme Descartes dans son Discours de la méthode) pour énoncer un principe fondamental de connaissance et d’action. Ce premier traité, dontl’inachèvement signifie une difficulté théorique qui ne sera surmontée que grâce au travail conceptuel du Court-Traité, ne fut publié qu’après la mort de Spinoza, en même temps que l’Éthique dans sa version ultime. 
Le dernier traité de Spinoza, le Traité politique, établit la spécificité de l’État et du droit civil ainsi que les conditions politiques de la paix civile et de la liberté. Sa rédaction fut interrompue par la mort. Étudier le rapport entre les deux, l’esquisse, le premier Traité d’une part, le système accompli d’autre part n’entre certes pas dans le projet de S. Nadler, qui s’en tient aux événements et aux situations de l’homme Spinoza, dont il caractérise cependant avec brio les thèses les plus importantes. Il y a bien en effet dans la genèse du système spinoziste un aspect vigoureusement personnel, et cependant universel et d’une actualité intemporelle en raison de la détermination radicalement rationaliste de Spinoza, dans sa situation singulière, être philosophe et juif (avec toutes les tensions que cela implique) à un moment crucial de l’histoire de son pays natal et de la civilisation européenne. Sur ce point, il faut savoir gré à S. Nadler d’avoir suivi avec rigueur et minutie, l’aventure singulière de Spinoza, ce qui bien entendu ne doit pas remplacer la lecture des oeuvres d’un des penseurs les plus intemporels de l’histoire. 
On ajoutera qu’il est possible de partir de l’Éthique pour saisir les motivations non seulement théoriques, mais également existentielles des thèses essentielles du système. Par exemple, au Chapitre III (p.81-108), la proposition 32 est très éclairante sur la vie de Spinoza et l’engagement qui caractérise sa philosophie. Elle s’énonce ainsi :
« Si nous imaginons que quelqu’un tire de la joie d’une chose qu’un seul peut posséder, nous ferons tout pour qu’il ne la possède pas ».
La question qui ne cesse de travailler l’oeuvre du philosophe, du Traité de la réforme de l’entendement à l’Éthique n’est-elle pas de rechercher la voie qui permettrait d’échapper à ce malheur qui menace de façon récurrente l’individu comme sa communauté pour la seule raison d’être censé être unique à posséder un bien ou un statut? La haine et l’envie, ennemis du genre humain, cette expression revient dans les oeuvres politiques de Spinoza et elle en signale l’objet essentiel, cette menace permanente de violence et de persécution, dont la genèse est expliquée avec précision dans les chapitres III et IV de l’Éthique qui déploient une véritable théorie des affects qui ouvre la possibilité de la liberté humaine.
« L’éternité de joie continue et souveraine », désirée dès le Traité de la réforme de l’entendement ne trouve -t-elle pas dans la dernière partie de l’Éthique sa formule et son explicitation dans l’identification de la Béatitude à l’amour intellectuel de Dieu ?

***

L’oeuvre de Spinoza est ainsi portée par l’espérance inouïe du salut par la connaissance et la joie qu’elle emporte, thème qui ne saurait être étranger à la pensée juive. Ainsi, loin de faire  de l’auteur de l’Éthique « un penseur juif » – ce qu’il ne saurait être, la biographie de Steven Nadler permet de mesurer ce que doit sa pensée à son arrière-plan ethnique et social, à son exil entre deux cultures.

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