Là où s’embrassent le ciel et la terre
par Raphaël Benoilid
Rav Moshé SHAPIRA, שיעורי רבינו על המועדים/Chiouré Rabénou ‘al hamo’adime /Cours de notre maître sur les fêtes, Cours du jeudi soir mis par écrit par Rav Israël Yossef Bronstein, Jérusalem, Mésharim, 2018, p. 261 – 349.
Le jeûne du 9 Av, qui tombe généralement au début du mois d’août, ravive chaque année le souvenir de la destruction du premier puis du second Temple de Jérusalem. Il marque, pour le peuple juif, l’aboutissement d’une période de deuil et d’affliction ; de plus grande vulnérabilité aussi. Le 17 Tammouz et le 9 Av encadrent en effet une séquence de vingt-deux jours qu’il est d’usage de dénommer « les jours entre les malheurs »/ימי בין המצרים /yémé beyne hamétsarime.
Au sujet de cette séquence temporelle si particulière du calendrier juif, le Rav Moshé Shapira a consacré quelques-uns de ses enseignements qui, pour certains, ont été retranscrits puis recueillis dans un ouvrage intitulé : Cours de notre Maître sur les fêtes juives/שיעורי רבינו על המועדים/Chiouré Rabénou ‘Al Hamo’adime.
S’interrogeant sur le véritable enjeu et la signification existentielle — pour les modernes que nous sommes— de la double destruction du Temple, il l’analyse comme la faillite de la connaissance authentique ; il y voit une catastrophe épistémologique. Cette interprétation, originale, est quelque peu déconcertante. Tentons de la suivre dans son élaboration, dans son cheminement exégétique.
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Pour Moshé Shapira, à l’instar des maîtres de la tradition juive, une fête ne se réduit jamais à la simple commémoration, triste ou joyeuse, d’un événement historique : elle est plutôt l’occasion de vivre au présent une expérience singulière et de portée universelle, afin de féconder l’avenir. C’est dans ce cadre herméneutique et cette perspective qu’il faut placer la réflexion que lui inspirent les jours qui séparent le 17 Tammouz du 9 Av.
La Tradition, rappelle-t-il, rapporte à l’une ou l’autre de ces deux dates dix événements funestes qui ont infléchi le cours de l’histoire juive. Il cite la Michnah Ta’anite 26b qui enseigne :
« Cinq choses sont arrivées à nos pères le 17 Tammouz et cinq le 9 Av.
Le 17 Tammouz,
(1) les Tables [de l’alliance] ont été brisées,
(2) l’offrande du sacrifice perpétuel a cessé,
(3) les murailles de Jérusalem ont été ébréchées (par l’armée de Nabuchodonosor),
(4) le gouverneur romain Apostomos a brûlé un rouleau de Torah et
(5) une statue a été érigée dans le sanctuaire.
Le 9 Av,
(1) il fut décrété que nos pères n’entreraient pas dans le pays,
(2) le premier et
(3) le second Temples ont été détruits,
(4) la grande ville de Bétar a été conquise et
(5) l’esplanade, où se tenait le Temple de Jérusalem, a été labourée comme un champ.
Lorsqu’arrive le mois d’Av, on diminue la joie ».
Loin de former, avec les autres péripéties dont la Michnah a dressé la liste, un simple catalogue d’événements malheureux juxtaposés les uns aux autres, la destruction des Temples participe d’une véritable mécanique du désastre, structurée en dix étapes.
Le lieu où se célèbrent les noces du ciel et de la terre
Mais avant de décrire ce processus de détérioration tel que l’expose le Rav Shapira, représentons-nous ce qu’est au juste le Temple de Jérusalem ; et gardons à l’esprit, comme origine et comme fin, en suivant le fil des réflexions que déroule Moshé Shapira, cette métaphore qu’il nous invite méditer avec lui.
« ‘Jérusalem qui est bâtie comme une ville d’une harmonieuse unité’ (Psaumes 122 : 3), est le lieu où les hauteurs s’entrelacent avec ce qui se trouve en bas. ‘Viens et je te montrerai où s’embrassent ciel et terre’ (Baba Batra 74a) : il s’agit du Temple », (Chiouré Rabénou ‘al ‘hanouka, p. 134).
Le lieu où Jacob, passant la nuit, fit le rêve de l’échelle reliant ciel et terre (Genèse 28 : 11-19) n’était-il pas, selon le Midrache (Beréchite Rabba 69 : 7), celui-là même qui, bien plus tard, accueillera le Temple ? C’est ce lieu même qui sera dévasté par deux fois.
Le temple dégradé
« Vint Moïse et il dit : ‘le Dieu grand, puissant et redoutable’ (Deutéronome 10 : 17) ; puis vint Jérémie [contemporain de la destruction du premier Temple par les Babyloniens] qui affirma : ‘des gentils coassent dans son Sanctuaire, où est donc la crainte qu’Il inspire ?’ Il cessa de dire ‘redoutable’ (Yoma 69b) », p. 306.
Face au terrible saccage perpétré par Nabuchodonosor et son armée, Jérémie ne peut pas reprendre à son compte intégralement la formule mosaïque : peut-on encore parler de Gloire ou de Majesté divine lorsque des vauriens folâtrent à côté de l’Arche d’Alliance ?
Développant un enseignement du Maharal de Prague (voir par exemple Les hauts faits de l’Éternel, chapitre 56), le Rav Shapira explique que la crainte qui régnait dans le Temple n’était pas de celle qui s’empare des sujets soumis à un pouvoir despotique ; elle qualifie plutôt ici le sentiment d’une sublime cohérence : ce qui est à la fois formidable et émouvant, intimidant et grandiose, réside dans la découverte que tout ce qui existe est traversé par une parole et peut être, par ce fait, rapporté au monde des hommes.
L’expérience de la nausée qu’éprouve, en contemplant une racine de marronnier, Roquentin, le personnage du roman de Sartre, est aux antipodes de celle qu’inspire l’espace du Temple où rien n’était contingent ni absurde. Dans le Temple, le fini et l’infini, les choses et le sens, l’être et les valeurs, le corps et l’esprit cessaient de s’opposer.
L’existence de lois rendant compte du multiple comme l’incroyable unité des phénomènes, du plus grand au plus petit, ont inspiré à Einstein la formule selon laquelle « ce qu’il y a de plus incompréhensible, c’est que le monde soit compréhensible ». Ce sentiment culminait, dans l’enceinte du Sanctuaire, en un Euréka généralisé : tout y prenait sens. C’est le triomphe de la Connaissance.
Le naufrage du connaître
On ne s’étonnera pas dès lors, que la destruction du Temple soit précisément qualifiée de désastre/‘hourbane/חוּרבָּן, terme hébraïque qui dénote, étymologiquement, l’idée de sécheresse et renvoie, par permutation et comme dissociation de lettres, à la notion de חָבֵר/‘haver/le compagnon, celui avec qui l’on est lié : la véritable catastrophe réside en effet dans la désunion, dans l’assèchement et dans l’émiettement.
Aussi, le véritable enjeu du 9 Av n’est-il pas d’abord politique ou militaire (la victoire des troupes romaines ou assyriennes) mais épistémologique : c’est la faculté humaine d’établir le lien entre la sphère de l’intellect et celle de la vie (en hébreu le da’ate – que l’on traduit improprement par « connaissance » ou « savoir») qui se voit ici convoquée.
Qu’est-ce donc que ce da’ate?
Le savoir pour la pensée moderne, – nous reprenons la distinction opérée par J-C. Milner -, est doublement indifférent : à l’objet qui l’occasionne ; aux sujets qui s’en font les moyens. Si bien qu’il porte sur ce que l’on peut nommer un « indifférent » : « le quelconque ». Le da’ate renvoie à un tout autre genre de connaissance: il est, dans la perspective biblique, l’union de l’« intellect » et du « cœur »; il suppose un engagement total. N’est-il pas dit qu’Adam a « connu » (Yad’a /ידע) Ève ? L’hébreu utilise, pour désigner cet acte, le verbe Yad’a (dont découle le substantif «דעת/ da’ate »), impliquant ainsi, chez les deux partenaires, la mobilisation simultanée au cours de la relation intime, de toutes les dimensions de leur être. En ce sens, le da’ate biblique pourrait être rapproché de l’intuition bergsonienne, que V. Jankélévitch décrit ainsi : « L’intuition [à la différence de l’intelligence] est connaissance, mais aussi union fruitive et sympathie vécue ; elle est l’entrevision de la vérité mais elle est aussi jouissance et joie » (Henri Bergson, p.289).
Il y a eu, dans l’histoire d’Israël, de multiples ruptures dans ce processus du connaître.
Les fautes originelles ou : Comment en est-on arrivé là ?
La dynamique a été, en effet, brisée maintes fois depuis le Don de la Torah : la génération du Sinaï s’est éteinte dans le désert au terme de quarante années d’errance et ce n’est que la suivante qui, sous la direction de Josué, a pris possession d’Israël.
Aux origines de cette fracture, se place une faute redoublée (Exode 32 : 1-35) : l’idolâtrie du veau d’or entraîne la brisure des tables ; puis le rapport à charge des explorateurs au retour de la terre de sainteté (Nombres 13 :1-44) scelle le verdict : la génération sortie d’Egypte périra dans le désert.
Examinons successivement ces deux épisodes dramatiques.
La brisure des tables
Quarante jours après que Moïse est monté sur le Mont Sinaï pour recevoir la Torah, rien n’indique qu’il s’apprête à redescendre ; paniquée par le retard supposé de son maitre qu’elle interprète comme un abandon, une partie des Hébreux demande à Aharon de lui fabriquer un dieu pour qu’il marche à sa tête (Exode 32 : 1).
« Or, comme il approchait du camp, il aperçut le veau et les danses. Le courroux de Moïse s’alluma ; il jeta de ses mains les tables et les brisa au pied de la montagne », Exode 32 : 19.
Voir dans le geste de Moïse un simple « coup de sang » ne serait pas à la hauteur de l’événement ; la brisure des tables signifie plutôt la traduction en acte de l’impossibilité, dans la nouvelle réalité qu’inaugure la pratique idolâtre, de donner au peuple d’Israël la Torah de la manière qui était prévue initialement. Que sait-on, en effet, des premières tables ? D’une part, qu’elles étaient écrites sur les deux faces, c’est-à-dire que les lettres n’étaient pas simplement gravées sur la pierre mais qu’elles la traversaient dans toute son épaisseur (Exode 32 : 15). D’autre part, que les tables elles-mêmes étaient l’ouvrage de Dieu (Exode 32 : 16).
Ces deux indications suggèrent que le Don de la Torah avait pour vocation de transfigurer la matière elle-même ; de pourvoir les hommes d’un cœur neuf, capable d’accueillir pleinement la Parole gravée sur ses « tables de chair » – l’analogie des tables et du cœur est, de fait, établie dans les textes traditionnels ; que la pierre se laisse pénétrer par la lettre signifiait l’inscription du sens au plus intime, la disparition de tout hiatus entre les aspirations du vivant et la Loi venue d’en haut. Vie heureuse où les désirs humains auraient spontanément coïncidé avec la volonté divine, où tout ordre divin, toute mitsvah, aurait paru nécessaire et toute faute, impossible à accomplir.
Or, la faute du Veau d’or a compromis la possibilité de cette réceptivité totale à la lumière ; en choisissant son dieu plutôt qu’en se laissant choisir, en enfermant l’infini dans une forme précise et figée, le peuple s’est privé de cette réserve de transcendance à laquelle il était promis. Il s’était détourné de cette intarissable source d’eaux vives qui s’offrait à le désaltérer.
La seconde faillite de la connaissance eut lieu lors de l’épisode des explorateurs.
Les explorateurs
Dix chefs de tribu ont reçu mission de partir en repérage et faciliter l’entrée des Hébreux en terre de sainteté. Mais le rapport qu’ils font à l’issue de leur voyage est accablant et décourage le peuple qui se met à sangloter toute la nuit (du 9 Av). Dieu décrète alors que cette génération n’entrera pas en Israël.
Le 9 Av, le peuple juif traditionnellement, lit, à la synagogue, Le Livre des Lamentations/Eykhah, attribué au Prophète Jérémie : on y pleure la destruction du Temple et le labour de la Ville sainte. Pourquoi, demande le Talmud (Sanhédrin 104b), les chapitres centraux de ce texte sont-ils composés de versets qui suivent l’ordre alphabétique, du aleph jusqu’au tav, à l’exception de deux d’entre eux, ceux commençant par les lettres ‘ayine et pé, pour lesquels l’ordre a été étrangement inversé ? Réponse : c’est pour nous apprendre que les explorateurs ont donné à la bouche la préséance sur l’œil.
Dans l’alphabet hébraïque, la lettre ‘ayine précède la lettre pé qui la suit immédiatement. Si l’ordre a été inversé dans le livre des Lamentations, c’est donc, à dessein, pour faire signe au lecteur et lui suggérer où chercher la cause profonde de la catastrophe. Elle tient à la conduite des explorateurs qui auraient fait passer la bouche (sens du mot pé) avant l’œil (sens du mot ‘ayine).
La question très actuelle de l’objectivité du discours au sujet d’une réalité, de la validité des commentaires qui accompagnent un reportage, se trouve ici posée. Il n’y a certes pas lieu de supposer que les explorateurs ont agi à l’instar de ces agents de la propagande qui, en régime totalitaire, prônaient la doctrine qu’André Glucksmann résumait en ces termes :
« Que l’œil ne voie ni ne parle, il faut tourner le discours contre la vue, boucher les oreilles à coup de lendemains qui chantent, faire rentrer les protestations dans la gorge, serrer les lèvres, crisper les mains : abolir les cinq sens, faire perdre le sens, que seule subsiste la parole officielle, scientifique s’il vous plaît », (La cuisinière et le mangeur d’homme, p. 164).
La situation des chefs de tribu est un peu plus complexe : ils se sont peut-être bien leurrés eux-mêmes et croyaient sincèrement à leur histoire : plutôt que de se mettre à l’écoute du livre du monde, quitte à se laisser surprendre (ou émerveiller peut-être ?), par une réalité inédite qui déborderait leur cadre conceptuel, les explorateurs ont trouvé plus confortable de plaquer sur le réel leur propre grille interprétative.
Il n’y a sans doute pas de savoir qui ne s’accompagne d’une certaine façon du voir. Or l’œil n’est jamais neutre ni pure réceptivité car on ne voit toujours, au vrai, qu’à travers un certain prisme conceptuel. L’hébreu distingue l’œil bon de l’œil mauvais. Mais dira-t-on, à l’avenant, d’une oreille qu’elle est mauvaise parce qu’elle perçoit un cri strident ou d’un nez qu’il est bon parce qu’il hume un effluve agréable ? Nullement. En règle générale, nous qualifions l’objet de notre perception mais pas l’organe lui-même. Si l’œil fait exception, c’est parce qu’il participe activement à la constitution du visible. Le mot ‘Ayin, signifie « l’œil » mais également « la source d’eau vive » … comme pour suggérer que le récepteur est en fait émetteur !
Nous dirons, avec le Rav Shapira, que l’œil bon est celui qui se tourne vers l’origine tandis que le mauvais œil fige les développements. La formulation de Claude Birman est, sur ce point, très éclairante :
« L’œil droit » est le « bon œil », celui qu’on attribue justement à Abraham, l’œil qui voit le bien, qui voit qu’une bouteille est à moitié pleine plutôt qu’à moitié vide. « L’œil gauche » est au contraire le « mauvais œil », l’œil uniquement critique, qui ne voit pas dans l’inachèvement le devenir en cours, mais seulement l’échec patent. C’est l’œil hypnotique du Serpent pour qui ne pas manger de tout, c’est ne manger de rien, et qui par suite arrête tout développement, anéantit l’avenir au regard des insuffisances du présent » in Morale et Politique en péril, p. 68.
Le bon œil est celui qui sait retourner à la source et surprendre l’être dans son jaillissement. Aussi, l’œil est-il bon et sa vision pénétrante lorsqu’il sait remonter de la situation présente à la générosité du dessein originel ; ce faisant, il réveille les potentialités qui s’étaient assoupies ou sclérosées avec le temps, relance l’avenir, remet l’histoire sur les rails de la voie droite en la rappelant à son souffle initial.
Les pleurs des enfants d’Israël, causés par le rapport des explorateurs, traduisent la victoire d’une certaine pulsion de mort. Cette réaction dit en effet leur volonté d’en finir, de disposer d’une terre toute prête à l’usage ; elle exprime leur fatigue face à l’adversité, au défi, à la conquête permanente que suppose l’habitation en terre d’Israël, à la remise en question perpétuelle qu’elle suppose. Terre en ce sens toujours promise, toujours à venir, puisque l’absolu ne peut, par essence, jamais s’y trouver totalement incarné.
Le mot « terre » en hébreu (éRéTSe/ ארץ) renvoie, sous la forme d’anagrammes, selon le Midrache à deux étymologies : celle de la volonté (RaTSone/ רצון) et celle de la course (RouTSe/ רוץ). C’est dire, commente Rav Shapira, qu’habiter la terre de sainteté implique un processus infini de dépassement de soi et d’approfondissement du sens. Le projet que l’on y inscrit n’est jamais achevé même si l’on peut espérer qu’à chaque avancée, l’absolu s’y montre toujours un peu plus : « Va pour toi (…) vers la terre où Je me montrerai à toi », Genèse 12, 1.
Il est, sur la base de ces analyses, plus aisé de comprendre le processus de destruction qui mène à la catastrophe. On peut ainsi revenir à la Michnah citée au début de cette méditation ; sa logique en devient plus claire.
Le divorce du ciel et de la terre
Par l’énoncé de dix événements terribles, la Michnah a fixé pour les siècles à venir la signification des « jours du malheur », des yémé beyne hamétsarime/ ימי בין המצרים. Ils ne valent pas seulement par leur vérité historique mais aussi par la structure qu’ils dessinent : les Maîtres du Talmud, méditant rétrospectivement le malheur qui a frappé Israël, ont démonté les rouages de la machine à démolir et mis au jour son mécanisme : ils remontent ainsi des effets les plus lointains vers les causes profondes et donnent à lire l’engrenage du malheur.
Deux séries de cinq événements sont exposés, chacune s’organisant autour d’un foyer – le premier terme du groupe – qui rayonne ensuite dans les quatre directions.
La première série, qui gravite autour du 17 Tammouz et la brisure des tables, décrit la faille inhérente à l’identité spirituelle d’Israël et ses conséquences.
Quant à la seconde, polarisée autour du 9 Av et du décret qui barre à la génération du Sinaï l’accès à la Terre Promise, elle donne à voir pourquoi la souveraineté politique du peuple juif sur sa terre est fragile dans ses fondements et comment, de fait, le pouvoir va lui être confisqué.
L’unité de ces deux séries repose sur l’idée suivante : la souveraineté d’un peuple ne tient pas tant à son arsenal militaire qu’à la vigueur des valeurs qui le portent. Si d’aventure celles-ci vacillent, le pouvoir s’en trouve considérablement affaibli.
Examinons d’abord quelles sont les conséquences – sur le plan de la construction de l’identité d’Israël – engendrées par l’idolâtrie du veau d’or et la brisure des tables qui s’en est suivie (1).
Pour la première fois, à l’époque de l’invasion babylonienne, (2) le sacrifice perpétuel (ou korbane tamide/ קרבן תמיד) , qui avait été offert tous les jours sans exception depuis l’époque du désert, n’est pas apporté au temple, le bétail venant à manquer. Au-delà de l’aspect rituel, c’est le sens du mot « toujours » qui se trouve ici entamé. Car si l’humain se définit par la droiture dont il sait faire preuve, il s’agit d’abord de cette ligne droite qu’il est capable de tracer dans le temps parce qu’il persévère dans son projet contre vents et marées, parce que, pugnace, il résiste au cours changeant des choses pour unifier passé, présent et futur. C’est seulement ainsi, à force de constance et de détermination, qu’il peut inscrire dans le temps, devenu histoire, le nom de l’homme.
La Ville de Jérusalem, ouverte aux échanges, revenait néanmoins à elle chaque nuit. Ses habitants en faisaient de même, profitant du silence de la voûte étoilée pour se retrouver, chacun, « sous sa vigne ou sous son figuier ». Temps de maturation, la nuit permet d’opérer un tri, d’intérioriser les éléments compatibles à ses valeurs et de laisser à l’extérieur ce qui ne l’est pas. Le drame se produit lorsque l’intimité s’effondre et que tout devient domaine public. La première brèche (3) dans les murailles de Jérusalem par l’armée de Nabuchodonosor vient avant tout signifier ce péril : faire siens les bruits de la rue, céder à la parole toute faite et politiquement acceptable ; singularité et originalité se dissolvent alors dans le « on » anonyme car le soi n’est plus gardé.
Un certain Apostomos (4), gouverneur romain, parvient à s’emparer d’un rouleau de la Torah et procède à son autodafé en place publique. Or, comment la « Loi de feu » (selon l’expression de Deutéronome 33 : 2) peut-elle se laisser brûler sinon parce que ses amants sont devenus tièdes, parce que l’Absolu ne les enflamme plus et que celui qui ose y attenter ne déchaîne plus leurs foudres ? Israël, ce peuple réputé indomptable et réfractaire à toute sorte de joug, témoigne, en se soumettant pourtant à une Loi très exigeante, de l’absolue nécessité de la Torah pour le monde. L’acte du gouverneur révèle en revanche que le peuple juif n’est plus le héraut ardent de ses valeurs.
Une idole (5) est édifiée dans le sanctuaire par les Romains : des pseudo-valeurs commencent à prendre consistance, à se dessiner un lieu dans l’esprit ; le doute s’immisce progressivement et l’on finit par s’installer confortablement dans le simulacre, sans doute plus commode à manier et plus gratifiant pour son ego. La tentation de l’ouverture et du syncrétisme rend confus les esprits et le relativisme du « pourquoi pas » achève son travail de sape.
Comprenons ainsi qu’une identité peut se définir à partir de quatre coordonnées.
Sur le plan de la fin, elle est poursuite d’un projet et rejet des propositions séduisantes mais qui mènent à des impasses. On vérifie bien ici qu’Israël est doublement attaqué : son rapport à l’avenir est ébranlé – le « toujours » étant entamé – et il succombe aux séductions de la culture gréco-romaine.
Sur le plan des moyens, elle travaille au quotidien à développer activement les zones du « soi » tandis qu’elle se doit de repousser les assauts du « non soi ». On vérifie encore, grâce à l’analyse précédente, qu’Israël a montré sur ces questions sa fragilité : l’autodafé de la Torah fait signe vers la capitulation de l’affirmation identitaire et la brèche dans la muraille traduit la difficulté de se garder des assauts du monde extérieur.
L’ébranlement de l’identité d’Israël, aggravé par le désespoir des Hébreux consécutif au rapport des explorateurs, va finir par miner le terrain du politique.
Reprenons donc la lecture de la Michnah citée au début de ce commentaire :
La destruction du premier Temple (420 av. J.-C.) par l’armée babylonienne (2), puis du second Temple (70 ap. J.-C.) (3) par l’armée romaine porte évidemment un coup fatal à la souveraineté juive en terre d’Israël : ces lieux de sainteté étaient le cœur battant de la vie juive et son modèle de civilisation.
La citadelle de Bétar (4), dernier bastion de la résistance juive, est reprise par l’occupant romain dans un bain de sang et son héros, Bar Kokhba, en qui les plus grands maîtres voyaient la possibilité du Messie, est assassiné. Non seulement Jérusalem n’est plus au pouvoir du peuple juif, mais plus aucun projet cohérent, qui annoncerait sa reconstruction prochaine, ne germe nulle part dans le monde. Si l’espoir, à ce stade, persiste tout de même, aucune expérience concrète n’est plus en mesure de l’étayer.
Le dernier événement rapporté au sujet du 9 Av est le labour de la Ville sainte (5) par le gouverneur romain Turnus Rufus. C’était l’usage en vigueur dans la culture militaire romaine. Mais c’est là sans doute, d’un point de vue juif, le plus terrible : après la catastrophe, la normalisation. Pourquoi s’embarrasser de la nostalgie ? Au diable les vestiges ! Rasons les ruines et extirpons des mémoires ce passé qui n’est plus. Déjà, le négationnisme rôde : et si toutes ces histoires n’étaient qu’affabulations ? La sidération devrait, bien au contraire, être de mise : le monde se peut-il encore sans la splendeur de Jérusalem et la proximité d’un peuple avec l’Absolu ? Ce désastre ne mérite-t-il pas même un cri ? N’est-il pas un scandale inouï, un bouleversement absolu ? Il faut dire pourtant que nous nous acco
mmodons plutôt bien de la nouvelle situation. Tout nous semble parfaitement en ordre et c’est à ce cruel manque de sensibilité que, lucide et ironique, le rouleau des Lamentations fait allusion en suivant imperturbablement l’ordre alphabétique. Faut-il préciser que cette leçon est toujours actuelle ? Dans L’espèce humaine, Robert Antelme témoigne : « on peut brûler les enfants sans que la nuit remue. Elle est immobile autour de nous, qui sommes enfermés dans l’église. Les étoiles sont calmes aussi, au-dessus de nous ». Puis il ajoute : « Mais ce calme, cette immobilité, ne sont ni l’essence ni le symbole d’une vérité préférable. Ils sont le scandale de l’indifférence dernière. Plus que d’autres, cette nuit-là était effrayante. », p.116.
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Évoquant la catastrophe du 9 Av, le prophète Jérémie écrit :
« [Dieu] a suscité contre moi un rendez-vous (moède), pour briser mes jeunes gens » (Lamentations 1 : 15).
Or le terme mo’ède, qui se traduit usuellement par « rendez-vous » qualifie d’ordinaire une fête du calendrier juif comme par exemple celle, joyeuse, qui célèbre la sortie d’Egypte.
N’est-il pas remarquable que le jour le plus terrible de l’année juive soit appelé « fête » ? Par ailleurs, le Talmud (Pessa’hime 77a) apprend de ce même verset que le premier jour du mois de Av et, par extension, le premier jour de chaque nouveau mois (ראש חודש /roch ‘hodech en hébreu), a le statut de « fête » ; cela a des implications sur le plan du rituel. Une certaine équivoque s’attache donc à ce « rendez-vous » : renvoie-t-il au jour du 9 Av (sens obvie du verset) ou au premier jour du mois (exégèse rabbinique) ? De ce passage talmudique à la fois complexe et technique, Rav Moshé Shapira déduit que le 9 Av entretient un rapport essentiel avec le mois nouveau : ce très sombre jour apparaît comme une source potentielle de lumière… Qu’est-ce à dire ?
Le peuple juif est souvent, dans les textes traditionnels, comparé à la lune. La métaphore est pertinente sur le plan historique tout d’abord : de même que l’astre en fin de mois disparaît jusqu’à devenir invisible pour apparaître à nouveau au début du mois suivant, il arrive au peuple juif de s’enfoncer dans la nuit pour mieux renaître ensuite.
En ce sens, le jour du 9 Av est pour le peuple juif ce que roch ‘hodesh est pour la lune : la disparition de celle-ci annonce son éclosion prochaine ; la catastrophe qu’endure celui-là est promesse d’un renouveau : le Messie, selon le Talmud (Talmud de Jérusalem, Traité Bérakhote 2 :4) ne naîtra-il pas un 9 Av ?
Mais il y a plus encore ; le malheur est l’aiguillon par lequel Israël se réinvente, la blessure vive qui l’empêche de s’assoupir ou de tourner en rond. En effet, la métaphore lunaire est suggestive aussi sur le plan ontologique car nous savons que la lune n’émet par elle-même aucune lumière mais reflète, sur une surface plus ou moins grande, les rayons du soleil. Israël, à l’avenant, n’est voué à briller que lorsqu’il assume son rôle de passeur de l’enseignement qui lui a été révélé au Sinaï; il est le peuple témoin de l’Absolu. Ce n’est donc paradoxalement qu’au prix d’un effacement de soi, lorsqu’Israël prend conscience de sa misère et ressent au plus profond de lui sa fragilité fondamentale, qu’inspiré, il inspire et rayonne. Son intensité ontologique n’atteint à son maximum que lorsqu’il est toute réceptivité.
« Il a dit à la lune de se renouveler, elle, la couronne de splendeur de ceux qui sont soutenus depuis le ventre [c’est-à-dire Israël destiné à renaître], qui eux aussi sont appelés à se renouveler comme elle » (liturgie du mois nouveau). La lune est le grand paradigme du Recevoir. En regard, Celui qui a donné la Torah apparaît au Sinaï sous les traits d’un enseignant plein de sagesse, Il est par excellence la source de l’épanchement », p. 337.
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Aussi, la véritable épreuve consiste-t-elle peut-être, pour Israël, à prendre conscience de la nuit, à pleurer sincèrement pour que se creuse le manque et que la nostalgie du jour soit éperdue. Car «fondre en larmes» est une façon de s’abandonner à la mort et de se rendre, ce faisant, disponible pour l’accueil d’une lumière nouvelle.
Alors ce jour viendra, sans aucun doute, à la mesure de l’attente qu’il a suscitée.
Paradoxalement, une méditation qui franchit toutes les étapes de la perte et du deuil s’achève, avec une parfaite nécessité, sur une dimension d’espoir.
Qui est le Rav Moshé Shapira?
Rav Moshé Shapira est un éminent maître de la pensée juive qui a enseigné la Thora à des milliers d’élèves durant plus de cinquante ans. Il est reconnu par ses pairs, selon la formule consacrée, comme un « grand de la génération ».
Il est né en 1935 en Israël, dans la ville de Péta’h Tikva à l’est de Tel Aviv. Son père, originaire de Lithuanie, était le neveu du Rav Simcha Zissel, « l’Alter de Kelm ».
Après sa Bar Mitsvah, Moshé Shapira étudie jusqu’à ses dix-huit dans la Yeshiva de Ponevezh, à Bné Brak, où son maître Eliahou Dessler l’initie personnellement à des concepts profonds et fait naître en lui la flamme de l’enseignement.
Sous l’impulsion d’un autre grand maître, le ‘Hazon Ich, Moshé Shapira s’établit ensuite à Jérusalem et poursuit sa formation dans différentes yeshivote, dont celle de Mir.
C’est après son mariage, en 1960, que débute vraiment sa carrière de Rav. Il donne, pendant des décennies, une trentaine de cours par semaine qui couvrent non seulement l’ensemble du domaine exotérique (Bible, Talmud et décisionnaires) mais aussi, les textes ardus de la tradition mystique qu’il sait, comme nul autre, mettre au jour pour en transmettre les profondeurs.
Il accorde à chacun de ses nombreux élèves une attention particulière ; il a à cœur de diffuser la Thora auprès des Juifs qui font retour à leurs sources.
Parmi ses leçons de pensée juive, celles du jeudi soir – que recueille une abondante série d’ ouvrages, les שיעורי רבינ /Chiouré Rabénou/Les leçons de notre maître – étaient très prisées et attiraient des publics de tous horizons.
Rav Moshé est notamment apprécié pour l’extraordinaire richesse de ses enseignements, toujours renouvelés, et pour sa prodigieuse mémoire.
Selon l’auditoire, il dispensait ses cours en hébreu, en anglais ou en yiddish.
Il s’est éteint le 8 janvier 2017, jour du jeûne du 10 Tévète, à l’âge de 81 ans.
RÉFÉRENCES
- Vladimir Jankélévitch, Henri Bergson, Paris, Presses Universitaires de France, 2015
- Jean Paul Sartre, La nausée, Paris, Gallimard, collection Folio, 1972
- Jean Claude Milner, Le juif de savoir, Paris, Grasset, 2006
- Claude Birman, Morale et politique en péril in Colloque des intellectuels juifs de langue française, Paris, Denoël, 1993,
- André Glucksmann, La cuisinière et le mangeur d’hommes, Paris, Seuil, 1975
- Robert Antelme, L’espèce humaine, Première publication aux éditions de la Cité Universelle en 1947 puis repris par Gallimard en 1957, Paris, Gallimard, 1978, « Collection Tel ».
Mon commentaire ne peut être que très pauvre relativement à la richesse que j’ignore de la tradition talmudique. Je suis interpellé par la priorité données secondairement à la parole sur la vision, la parle est la voie de l’hominisation. Je suis frappé par le mariage du ciel et de la terre qui s’accomplit dans le monde d’ici bas après la chute. : la contingence est cet aspect de l’événement de la naissance humaine qui fait valoir l’aura pu ne pas naître, mais qui habite chaque instant et le temporalise en ce sens qu’entre le passé et le futur il y a l’immanence, l’inhabitation de l’aura pu ne pas se produire de la contingence qui marche à l’envers par rapport au possible, comme si dans le A est A s’insérait l’impossibilité du même, faisant du second A ce qui donne au premier sa signification. tout comme dans l’écho, c’est le second qui fait parler la montagne. Je suis loin mais tout de même, il y a dans l’abaissement ce qui féconde la relation du passé par le futur. On est au delà de ce qh’on entend aujourd’hui encore par la chair, une sorte de singularité égale à soi dans le sensible au sens d’un infra cogito sum. Or le sum au sens de la contingence est l’inégal à soi en tant que singulier. Avec mes excuses.
Mon commentaire ne peut être que très pauvre relativement à la richesse que j’ignore de la tradition talmudique. Je suis interpellé par la priorité donnée secondairement à la parole sur la vision, la parole est la voie de l’hominisation dès le moment du cri sitôt qu’il recçoit son écho qui l’hominise. Je suis frappé par le mariage du ciel et de la terre qui s’accomplit dans le monde d’ici bas après la chute. : la contingence est cet aspect de l’événement de la naissance humaine qui fait valoir l’aura pu ne pas naître, lequel qui habite chaque instant et le temporalise en ce sens qu’entre le passé et le futur il y a l’immanence, l’inhabitation de l’aura pu ne pas se produire de la contingence qui marche à l’envers par rapport au possible, comme si dans le A est A s’insérait l’impossibilité du même, faisant du second A aui aura pu ne pas venir (ou venir autrement) ce qui donne au premier sa signification d’appel. tout comme dans l’écho, c’est le second qui fait parler la montagne. Je suis loin mais tout de même, il y a dans l’abaissement ce qui féconde la relation du passé par le futur. On est au delà de ce qu’on entend aujourd’hui encore par la chair, une sorte de d’identité égale à soi dans le sensible au sens d’un infra cogito sum. Or le sum au sens de la contingence est l’inégal à soi en tant que singulier. Avec mes excuses.
Bonjour Bernard,
Merci pour l’intérêt que vous portez à ce texte. Vous avez raison d’insister sur la centralité de la parole pour définir l’humain ; le maître juif dont j’ai essayé de « traduire » quelques enseignements revient souvent sur ce thème, notamment sur l’idée qu’il faut savoir prêter l’oreille, entendre, pour lire adéquatement, pour voir. L’idée développée ici est un peu différente : la parole se fait écran au spectacle du monde lorsque précisément elle n’est plus à l’écoute des surgissements pouvant émaner de l’extérieur.
Vous avez raison encore d’évoquer « la chute » dont les fautes que j’évoque dans le texte (le veau d’or et le récit des explorateurs) sont en quelque sorte des récidives. Cependant, toute idée de tragique est étrangère à la tradition juive : il n’est rien d’irréparable et l’humanité n’est pas irrémédiablement damnée du fait de la consommation du fruit de l’arbre de la connaissance. Oui, l’atmosphère qui régnait au Temple, du temps de sa grandeur, était paradisiaque… Qu’il soit dans nos moyens de faire de ce monde un petit paradis est sans doute un des enseignements fondamentaux du Judaïsme.
Pour ce qui est de la suite de vos propos, je n’ai peut-être pas la culture philosophique pour y répondre convenablement. Veuillez m’en excuser !