Une greffe qui ne prend pas

Par Juliette Adams

Roger IKOR, Les Fils d’Avrom, Paris, Éditions Albin Michel, 1955.

« Je ne leur demande qu’une chose : qu’ils conservent au moins en eux une trace de moi et des miens », p. 22.


En 1955, Roger Ikor obtient le Prix Goncourt pour Les Eaux mêlées. Ce roman est le deuxième volet du diptyque intitulé Les Fils d’Avrom ; il est précédé de La Greffe de printemps. Dans cette suite romanesque, l’auteur raconte l’histoire d’une famille juive qui s’installe en France après avoir fui les pogroms de la Russie tsariste au tournant du XXème siècle. En suivant le parcours d’une vie, celle de Yankel Mykhanowitzki, Roger Ikor explore et analyse le long et complexe processus d’assimilation des Juifs de l’Europe de l’Est.
Il vaut la peine d’arracher ce récit vivant, intense et sensible, au relatif oubli dans lequel semble être tombée l’œuvre pourtant prolifique et variée de Roger Ikor.

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Solitude de Yankel…

Ce ne sont pas les dates qui font l’Histoire dans Les Fils d’Avrom, mais le temps d’une vie. Roger Ikor nous fait traverser les grandes épreuves de la première partie du XXème siècle à travers le prisme de Yankel. La Greffe de printemps s’ouvre sur son départ d’abord seul, de Rakwomir, un shtetl situé au fin fond de la campagne russe, pour venir s’installer à Paris.

Dès les premières lignes, ce personnage éprouve un amour sans limite, fait de gratitude et d’admiration,  pour la France : « L’immense Russie s’étendait derrière lui, et chaque pas diminuait encore la mince frange de terre russe, de terre esclave, qui le séparait de la frontière. Vingt-deux ans, il avait vingt-deux ans, c’est à vingt-deux ans qu’il devenait un homme libre ! […]. Devant lui, c’était la lumière qui régnait, la liberté, la Civilisation, la Vie ! », p. 66.
Cet éloge lyrique en dit long sur les attentes et les espérances de Yankel : il doit  aux récits d’une grand-mère fascinée par la culture française, le rêve, à moins que ce ne soit la vision idéalisée de la Patrie de la Liberté :
« Quand on prononçait ce nom à Rakwomir, les visages s’éclairaient. Victor Hugo, Voltaire, les Droits de l’Homme, la Révolution, les barricades, liberté-égalité-fraternité… », p. 93.

Statue de Marianne/Photo AFP/Joël Saget

La France devient le pays fantasmé parce qu’il incarne également, aux yeux du jeune Rakwomirien, le lieu de tous les mélanges, le lieu où se mêlent et s’unissent une multitude de cultures : « Les eaux mortes, les eaux vives, les eaux croupissantes, les eaux renouvelées, brassées, mêlées ; mêlées, brassées, renouvelées comme cette foule que voici et qu’on appelle le peuple de France. », p.111. 
Ébloui donc par la France et ses écrivains, il n’en reste pas moins imprégné de la pensée de Tolstoï convoquée sans cesse, à travers ce leitmotiv du « comme l’a dit Tolstoï » (p.133, p.152…).

au cœur d’une saga familiale

Très vite, gravite autour de Yankel toute une famille qui le rejoint : d’abord sa femme Hannê et leur fille, ses parents, ses frères et sœurs. Puis naissent les enfants de Yankel et Hannê. Avec l’arrivée des siens à Paris se met alors en place le récit d’une véritable saga familiale, qui pourrait s’inscrire dans la grande tradition des romans-fleuves européens qui fleurirent au début du XXème siècle (la saga des Forsythe de John Galsworthy, La chronique des Pasquier de Georges Duhamel ou encore Les hommes de bonne volonté de Jules Romains…) : « [Yankel] se réjouissait à la pensée que bientôt peut-être toute la famille serait rassemblée autour de lui. », p. 218.
Cette épopée familiale prend son temps et se développe au fil des décennies, du début du XXème siècle jusqu’à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, six mois après la mort de Hannê. Le récit tourne essentiellement autour de trois personnages aux traits marqués et contrastés qui appartiennent aux trois générations successives des Mykhanowitzki.
Ces vies traversent discrètement l’Histoire, des pogroms russes au tournant du XXème siècle à la montée du nazisme et la Révolution russe, en passant par la Première Guerre Mondiale et l’Occupation allemande en France. 
Tous ces événements historiques sont évoqués, dans une écriture sensible et intime, toujours tournée vers le moi profond de Yankel en lutte avec sa propre histoire. Cette épopée vue et racontée de l’intérieur par le personnage permet à l’auteur de développer sa réflexion sur la possible « greffe » d’un juif à la culture française.
Défilent des personnalités phares donc, avec le personnage éponyme d’Avrom, le grand-père, « le vieil Avrom, le Père Impérieux, le chef de la famille, le patriarche aux treize enfants » (p. 243) et Simon le petit fils. Mais Yankel le père, reste jusqu’à l’épilogue, au cœur de cette généalogie, au cœur du roman, au cœur de l’écriture. Car c’est bien par sa voix que s’exprime la longue et lente tentative d’assimilation d’un jeune juif de l’Europe de l’Est à Paris. Objet de fantasme pour les uns, de peur pour les autres, comme un poison dilué dans une eau trouble, entre tentation et rejet. Un profond désir d’assimilation qui à la fois réunit, géographiquement, et sépare, les membres de la famille Mykhanowitzi, tous confrontés à la même question : Que faire de sa judéité quand on arrive dans ce pays tant convoité qu’est la France ?

La greffe

Le récit des vies des fils d’Avrom est la fois historique, social – par la question du rapport complexe entre les notions d’intégration et d’assimilation -, familial mais aussi géographique. Car ce n’est pas en France que la famille Mykhanowitzki s’installe, mais dans le Paris juif du début du siècle, de la rue des Rosiers à la rue des Francs-Bourgeois, dans le fameux Pletzl du 4e arrondissement. 


Ce récit progresse au rythme de l’assimilation (ou des résistances à cette assimilation) vécue par différents membres de la famille :
« Ils allèrent s’installer rue des Écouffes, à deux pas de la rue des Rosiers, en plein cœur du quartier juif », p.209.
« Vraiment, tu ne vois pas qui c’est ? Le marchand de chaussures là, dans la rue Rambuteau, vers la rue du Temple ?… Non?», p. 401.
Seul Simon, le fils, parvient à s’installer à la campagne, à Virelay, un village fictif imprégné des paysages de La Frette-sur-Seine et d’Herblay, parce qu’il réussit, lui, parfaitement à se « mêler », à se « greffer » à la culture française en épousant Jacqueline Saulnier. Yankel s’adressant à Simon :
« Toi, tu as de la chance, tu es né en France, le français, c’est ta langue maternelle, tu es allé à l’école, au régiment, tu as épousé une Française ; et maintenant, voilà que tu possèdes une maison à toi, comme tous les Français… Et à la campagne elle est, ta maison ! », p. 571.

Le recours à l’image horticole en dit long sur la fragile union de Yankel à la culture française : « Les greffes de printemps, tout le monde le sait, prennent vite (quand elles prennent !) mais sont fragiles. », p. 27.
Car c’est de la greffe insolite d’une rose, nommée Reine des neiges, et d’un églantier sauvage que naît cette image poétique de l’assimilation.

Yankel ou la quête impossible

L’immersion dans le flux de conscience continu de Yankel nous permet de comprendre sa souffrance : sa quête impossible d’être à la fois parfaitement, absolument assimilé, tout en restant celui qu’il est au plus profond de lui-même, c’est-à-dire le fils d’Avrom, Juif de Rakwomir. Le fantasme de l’assimilation passe d’abord par la découverte de Paris dans les premières pages de La Greffe de printemps, qui n’est pas sans rappeler le personnage d’Usbek des Lettres persanes. Un regard d’abord étonné puis émerveillé :
« Il ne savait plus penser que par exclamation : « comme les rues étaient larges ! Comme les maisons étaient hautes ! Comme les gens étaient gais ! Comme gigantesque était cette ville ! » », p. 98.
« Il se pencha à la fenêtre de la cuisine, contempla le ciel – le ciel de Paris !  Rêvait-il ? Non, c’était bien Paris, Paris, Paris! La joie l’envahit, ineffable, fraîche, jeune, libre. Il s’étira voluptueusement, sourit. Il était à Paris. Oui ! », p.119.
Un étonnement qui se mue très vite en une adoration pour la France :
« Au même instant, son amour pour la France atteignait à l’adoration », p. 126.
« Il ne se rend même pas compte de la chance qu’il a de vivre en France, d’être né en France, d’être un vrai Français. », p. 325.
Ensuite vient le désir d’une ressemblance parfaite avec le « Français type ». Alors « il entreprit de ressembler à tout le monde », porta « un costume français » et « une casquette de type français […] un peu déportée sur l’oreille, à la canaille », p.132.
Yankel, le casquettier passionné, se met à apprendre le français avec la jeune Esther avant l’arrivée de sa femme en France, à se délecter de la gastronomie française et il trouva que « tout était bon, le vin, le lapin, la France », p.152. C’est avec humour que le narrateur rapporte comment Yankel, fier de sa parfaite intégration, achète un journal français pour montrer qu’il lit la presse de son pays d’accueil et que, sans le savoir, il se retrouve à déchiffrer La Libre parole, le quotidien antisémite lancé par Drumont !

Dessin d’Esnault /« Leur patrie »/La Libre Parole illustrée/28 octobre 1893

Emporté pas ses débordements, ses excès, Yankel est souvent rude avec les siens, attaquant principalement les pratiques traditionnelles juives, comme la perruque imposée aux femmes après le mariage  ; il « se félicitait que Hannê, obéissant avec empressement à la demande de son mari, eût conservé, même mariée, et en dépit de tous les qu’en dira-t-on, sa magnifique chevelure de jeune fille », p. 82 ; il dénigre la barbe, « signe du fanatisme et d’un esprit arriéré » (p. 82), la circoncision qu’il compare à des techniques de « primitifs » (p. 211), ou encore la langue yiddish « qu’il avait honte de parler ici », p.127.
Il faut dire que l’arrivée d’Avrom, qui refuse de regarder la ville de Paris, parce que trop « chrétienne », qui ne veut pas embrasser sa belle-fille et ses petits enfants avant d’avoir cloué sa propre mézouzêh à leur porte, ne l’aide pas à trouver un équilibre dans une intégration sans conflit. Alors Yankel refuse d’être un « Kratzmann », le type juif qui « n’est pas évolué », « un étranger, et il le restera toute sa vie », p.118.
Yankel se rebelle donc contre la fidélité obstinée du patriarche aux usages ancestraux. D’ailleurs, il se sentait toujours « très français » en leur compagnie, p. 256.
Et il est tellement heureux lorsqu’un jour il parvient à emmener sa mère, à son insu, au-delà des limites du quartier juif pour lui faire visiter la capitale. 

« L’étranger, resté à mi route »

Pourtant, chacun de ses pas vers une assimilation réussie est en réalité source d’une autre souffrance pour lui :  la peur de ne plus être celui qu’il est. Ses doutes, exprimés en de longs monologues intérieurs, envahissent le récit. Ainsi, ce désir de vivre « entièrement comme un Français » (p.180) est à la fois un idéal à atteindre et une douleur pour Yankel, celle de ne pas s’être accompli dans cette mue impossible ; et ce sentiment est décuplé par la culpabilité de la trahison :
« Alors, se retournant sur la période écoulée, Yankel se rendit compte qu’une tempête avait failli l’engloutir, ou le jeter loin, très loin. Hors de portée des siens. Au-delà, peut-être, de l’honnêteté. », p.123.
« Son étrangeté lui manquait », p.133.
L’arrivée de sa femme met un second frein au processus d’assimilation en cours. Hannê, comme un garde-fou, le retient toujours un peu plus du côté des siens dès son arrivée à Paris. D’abord elle ne se sentait bien que dans le quartier juif, que Yankel a vainement tenté de fuir à plusieurs reprises. Elle ne « parvenait pas à se dégager entièrement de cette idée rakwomirienne », p. 208. 
Puis, contrairement à Yankel, Hannê est restée très attachée aux traditions religieuses juives :
« Dimanche, dimanche… Laisse-moi tranquille avec ton dimanche. Nous, nous sommes des Juifs, et notre dimanche, c’est le samedi », p. 290.
Enfin, Yankel semble perdu dans un étau générationnel, entre le rigoureux et pieux Avrom, parti finir ses jours en Terre Sainte, en Palestine et Simon, l’assimilé. Son drame, c’est de vouloir choisir. Yankel ne cesse de s’imposer ce dilemme. Juif ou Français ? C’est pourtant bien cet entre-deux qui fait de lui ce qu’il est, « le Juif français », p. 301 :
« Écartelé, incapable de choisir, il errait morose et sans but. Tantôt, en Français, il s’installait dans un café et buvait un bock ; ou bien il enfourchait sa belle bicyclette Saint-Etienne. Tantôt, languissant après la cuisine juive et les fameux ergotages en yiddish, il retournait s’ennuyer chez les Kratzmann », p.197.
« Où est l’obstacle ? » (p.189), s’interroge Yankel dans une de ses nombreuses « discussions de talmudiste », p. 91. Cette question restera sans réponse.
Au fil du récit, Yankel semble progressivement opérer un retour sur soi, vers les siens, non pas dans le respect des traditions – même s’il n’accepte pas que les fils de Simon ne soient pas circoncis – mais de sa judéité dans ce qu’elle a de plus profond : la souffrance et l’histoire de son peuple. Ainsi Yankel assume et revendique sa judéité pendant l’Occupation en allant se déclarer juif, et qu’il ne cessera, tout au long des deux romans, de clamer la souffrance d’un peuple martyre :
« Des massacres, les Juifs en ont subi durant toute leur histoire », p. 45.
« De temps en temps, Yankel élevait la voix à table pour évoquer les malheurs de son peuple. », p. 356.
Pourtant discrètement évoqué, le génocide juif scellera définitivement l’appartenance de Yankel à ses origines :
« Rakwomir effacé de la terre, et toute la famille là-bas déchiquetée par les bombes, brûlées dans les crématoires, mort, mort, mort, tout mort […]. Et l’autre, l’Américain […] qui osait douter des camps de concentration », p. 599.
Alors c’est peut-être en s’arrêtant à « mi-route », entre l’adoration des traditions et de la culture françaises et le respect des siens, n’oubliant jamais la souffrance du peuple juif, que Yankel trouve la sagesse. Il restera ainsi « à cheval sur les deux mondes » (p.298) qui font désormais partie de lui. Le sage Yankel, le vieux Yankel, « le vieux juif inassimilable » (p. 364), qui s’exprime dans le prologue et l’épilogue, qui se rejoignent dans un espace-temps commun : il passe ses vieux jours à Virelay, symbole selon lui de la vie à la française, en lisant Victor Hugo, mais en pensant continuellement aux siens, absorbé par la peur constante d’être définitivement déraciné :
« Juif il était, Juif il se voulait, brandissant haut son drapeau ; manière de réaffirmer son appartenance à la race des Hommes. Il se reprochait à présent comme une trahison d’avoir souhaité jadis s’assimiler ; et il reprochait à son fils Simon d’y être à peu près parvenu. », p. 46.

٭٭٭

En observant les siens, du patriarche rigoureux au fils prétendument assimilé, et en traversant les événements de l’Histoire qui ont marqué le peuple juif, Yankel Mikhanowitzki comprend qui il est, ou plutôt qui il veut être : un Français profondément juif. Il lui aura fallu le temps d’une vie et de très longues « discussions de talmudiste » pour y parvenir.

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