« Un Eichmann au fond de nous »

Par Ayala Attias

Hannah ARENDT, Eichmann à Jérusalem : Rapport sur la banalité du mal, Titre original : Eichmann in Jerusalem, Report on the banality of evil (1963), Traduit de l’anglais par A. Guérin ; traduction revue par M.-I. Brudny de Launay puis révisée par M. Leibovici, Gallimard, 2017, « Collection Quarto ».


Adolf Eichmann avait cru échapper à la justice en prenant la fuite en Argentine. Mais cet officier SS, ce haut dignitaire nazi « spécialiste de la question juive », chargé de l’organisation logistique de la « solution finale », est retrouvé à Buenos-Aires puis enlevé par les services secrets israéliens.
Il comparaît le 11 avril 1961 à son procès qui a lieu à Jérusalem, dans un auditorium de la Maison du Peuple transformée, pour la circonstance, en tribunal.
La philosophe Hannah Arendt assiste à ce procès historique, pendant près d’un mois seulement, en tant que journaliste pour la revue le New Yorker. Ses chroniques sont compilées dans Eichmann à Jérusalem, ouvrage qui tient de l’essai de philosophie politique, souvent polémique, et du reportage.

Hannah Arendt, dès les premières pages de son reportage, se montre  hostile au procureur Gideon Hausner ; elle trouve ce personnage « antipathique » et sa plaidoirie  « artificielle », p.1326 ;  elle le juge aux ordres de Ben Gourion et de l’État juif. Ce qui donne lieu, d’emblée, à un flot de questionnements, voire de soupçons au sujet du procès : Les Juifs sont-ils les mieux placés pour juger celui qui joua un rôle majeur dans la Solution Finale ? Dans quelle mesure le procès peut-il être considéré comme équitable alors même qu’Eichmann fut enlevé ? Le tribunal de Jérusalem peut-il prétendre juger de crimes contre l’humanité à lui seul ? Ne serait-il pas plus juste de faire appel à une Cour internationale de justice ?


Enfin, le personnage même d’Eichmann pose une question fondamentale : quel genre d’homme faut-il être pour organiser et mettre en place une extermination de masse ? Quel genre de monstre allons-nous rencontrer? Ce à quoi Arendt répondra, par un paradoxe pour le moins surprenant, qu’il s’agit, en réalité, d’un être on ne peut plus banal.

Les difficultés de ce procès

Le procureur, M. Hausner prononce le discours d’ouverture dans lequel il explique que la tragédie des juifs serait le sujet principal du procès ; il affirme que si Eichmann est aussi accusé de crimes contre des non-juifs c’est « parce que nous ne faisons pas de distinctions ethniques », p.1024.

La première contradiction que relève Hannah Arendt tient dans cette phrase-clé. Car en effet, il s’avère que le réquisitoire est construit sur les souffrances des Juifs et sur leurs témoignages plutôt que sur les actes d’Eichmann à proprement parler. Autrement dit, Eichmann est jugé pour les crimes qu’il a commis contre le peuple juif et non contre l’humanité. Si l’affaire avait été aux mains du tribunal international, l’on aurait parlé de « crimes contre l’humanité sur le corps du peuple juif », fait remarquer Arendt.
La seconde critique vise la mauvaise foi du procureur lorsqu’il déclare : « nous ne faisons pas de distinctions ethniques ». En effet, comment le soutenir alors même que l’État d’Israël interdit les mariages mixtes ? Un juif, suivant les lois rabbiniques, ne peut épouser une non-juive. Et si les mariages mixtes conclus à l’étranger sont reconnus, les enfants issus de ce mariage sont considérés comme illégitimes aux yeux de la loi et ne peuvent ni se marier ni se faire enterrer (p.1025). Cette déclaration du procureur est donc aux yeux de la philosophe, une « vantardise » révélant les difficultés inhérentes à ce procès et qui échappent aux juges et au procureur. H. Arendt dénie à un État juif la légitimité à parler pour l’humanité.
Un autre élément rend, selon elle, ce procès d’autant plus complexe : l’enlèvement d’Adolf Eichmann.
« La seule raison pour laquelle il me semble qu’Israël pourrait se déclarer incompétent est qu’il a commis un enlèvement » (p.1322), écrit Arendt à Karl Jaspers avant de se rendre au procès. Car kidnapper Eichmann, c’est bafouer le principe de la présomption d’innocence qui consiste à considérer comme innocente toute personne accusée tant que sa culpabilité n’a pas été légalement démontrée. Dans quelle mesure le procès peut-il être juste et les juges impartiaux si Eichmann est déjà coupable avant même que sa culpabilité ne soit prouvée ?
On pourrait lui objecter qu’Eichmann devait être arrêté et devait se présenter au procès de Nuremberg ; autrement dit, il était un criminel recherché. Dès lors, son enlèvement est-il injustifié du point de vue juridique ?

Le personnage d’Adolf Eichmann

Le portrait que brosse Hannah Arendt du SS Adolf Eichmann met en avant un personnage plus médiocre que démoniaque : un homme dont l’ambition se réduit à sa carrière, un homme peu doué, frustré de ses échecs et de son appartenance, jusqu’à son rôle dans la Solution finale, à une classe sociale déconsidéré. 
S’il rejoint le parti nazi, ce n’est pas par conviction idéologique, mais parce que celui-ci lui offre une occasion de briller, l’occasion, enfin, de faire carrière. Tout au long de son travail de lieutenant-colonel, il cherche à monter en grade.
Il n’est ni passionné ni convaincu, ni pour ni contre, ni enthousiaste ni hésitant en ce qui concerne son travail. L’enregistrement de son interrogatoire montre que les souvenirs d’Eichmann sont souvent très flous voir inexistants. Mais ce qu’il se rappelle parfaitement, ce sont les évènements qui ont accompagné les tournants décisifs de sa carrière.
Comment concilier cet homme « moyen » avec celui qui a envoyé des millions de personnes à la mort ? Ni vicieux, ni pervers, il n’est pas le monstre que l’on fantasme.
Tout au long du procès, Eichmann plaide « non coupable au sens de l’accusation » (p.1043). Il ne nie pas avoir agi intentionnellement mais il refuse que son accusation suppose des « mobiles abjects » : « Il était persuadé qu’au plus profond de lui-même il n’était pas ce qu’il appelait un « innerer Schweinehund », un véritable salaud ; quant à sa conscience, il se souvenait parfaitement qu’il n’aurait eu mauvaise conscience que s’il n’avait pas exécuté les ordres – ordres d’envoyer à la mort des millions d’hommes, de femmes et d’enfants, avec un grand zèle et le soin le plus méticuleux », p.1403.
Eichmann affirme, pendant son procès, que « personnellement », il n’avait jamais rien eu contre les juifs, mais qu’au contraire, il avait de nombreuses raisons personnelles de ne pas les haïr. Déclaration inaudible pour les juges qui refusèrent de le croire et ainsi, H. Arendt n’hésite pas à estimer qu’ils « passèrent à côté du plus grand défi moral et même juridique posé par toute cette affaire », p.1044.
La question que pose ce portrait d’Eichmann – question qui échapperait totalement aux juges – est la suivante : comment est-il possible qu’une personne normale c’est-à-dire ni endoctrinée, ni cynique, puisse être absolument incapable de distinguer le bien du mal ? 
Hannah Arendt retranscrit les paroles d’Eichmann qui se juge innocent et qui considère que sa seule faute aurait été de désobéir aux ordres ; ce faisant, il nous pousse à nous interroger sur la distinction à établir entre « ordre » et « loi ». Au procès de Nuremberg, lorsque les juges demandèrent aux généraux : « comment est-il possible que vous tous, généraux honorables, ayez pu continuer à servir un assassin aussi loyalement, sans poser la moindre question ? », la réponse qui revenait le plus souvent était celle du soldat : « ce n’est pas à un soldat de juger de son chef suprême, c’est à l’Histoire de le faire ou à Dieu ».
Autrement dit, un soldat exécute les ordres, sans aucune remise en question.
Mais le cas d’Eichmann entretient une certaine confusion entre « ordre » et « loi ». Eichmann n’est pas un soldat ; il travaille pour l’administration du Troisième Reich ; il n’est pas au front. Qu’est-ce qui l’empêche donc de remettre en question les ordres qu’il reçoit ? C’est, entre autres, son statut de SS dont le serment est différent de celui des militaires : un SS n’est pas lié par serment à l’Allemagne, mais à Hitler. Ce qui signifie, en somme que non seulement tout ordre donné par Hitler, mais aussi que toute parole prononcée par le Führer a force de loi. Toute dimension spatio-temporelle de l’ordre est dépassée pour se muer en loi imprimée dans les consciences. Alors que tout le monde connaît cette voix de la conscience qui dit « Tu ne tueras point », le Troisième Reich l’a remplacée par « Tu tueras » ; ainsi, le mal a perdu son attribut de tentation. La tentation n’est plus de tuer, mais au contraire, de défendre, de ne pas voler, de ne pas laisser ses voisins partir à la mort.

Slogans, clichés et langage administratif

« On a tous un Eichmann au fond de nous-même » écrit Hannah Arendt, mais ce n’est pas pour autant que nous pouvons tous devenir un Eichmann. L’analyse du personnage d’Eichmann se fonde, d’abord, sur sa parole : que dit-il ? comment le dit-il ? et pourquoi le dit-il ? Et l’on s’aperçoit, lorsque l’on écoute le SS, que sa parole se confond avec des slogans, des clichés, et repose toute entière sur le langage administratif. Eichmann l’affirmera lui-même au procès : « le langage administratif est mon seul langage », p.1064. En effet, écrit Arendt, il faut considérer la « remarquable constance avec laquelle Eichmann, malgré sa mauvaise mémoire, répétait mot pour mot les mêmes expressions et les mêmes clichés de son invention ». Lorsqu’Eichmann parvenait à inventer quelque chose, il le répétait jusqu’à ce que cela devienne pour lui une devise. Eichmann disait toujours la même chose, que ce soit en s’adressant à l’officier de police qui mena son interrogatoire, au tribunal, ou encore lorsqu’il écrivit ses mémoires que ce soit en Argentine ou à Jérusalem, il disait toujours la même chose avec les mêmes mots. Ainsi : Plus on l’écoutait, plus on se rendait à l’évidence que son incapacité à parler était étroitement liée à son incapacité à penser – à penser notamment du point de vue de quelqu’un d’autre. Il était impossible de communiquer avec lui, non parce qu’il mentait, mais parce qu’il s’entourait du plus efficace des mécanismes de défense contre les mots et la présence des autres et, partant, contre la réalité en tant que telle.
Le langage des nazis est un langage administratif. Un langage qui, pour eux comme pour Eichmann qui en était très fier, est un langage « objectif ». Ils parlent d’« administration » plutôt que de « camps de concentrations » et d’« économie » plutôt que de « camps d’extermination ». Ce langage permet, entre autres, une distanciation avec les émotions et la réalité. Le Dr Servatius, avocat de la défense, déclara au procès : « l’accusé était innocent des charges impliquant sa responsabilité pour l’amoncellement de squelettes, les stérilisations, les mises à mort par le gaz et autres questions médicales », p.1086. Médicales? Le juge Halévi comprit cela comme un lapsus, alors que pour le Dr Servatius il s’agissait réellement de questions médicales « puisque ce sont des médecins qui les ont mises au point ».

Robert Servatius (1894-1983)

Quoi de plus « objectif » en effet que le langage médical ? Langage qui exclut l’idée de corps individuel au profit de celle du Corps, un langage qui ne parle pas d’un vivant ici et maintenant mais de mécanismes, de neurones et d’organes. Un langage qui éloigne davantage de la réalité, de l’instant présent et par conséquent de l’autre.
Le moment de la Solution Finale marque un tournant dans le langage administratif. Ce langage devient nécessaire, indispensable et met en place des règles très strictes. Des termes comme « extermination », « liquidations », et « tueries » sont bannis ; l’on ne parle pas de « tueries » mais de « Solution finale », l’on dit « traitement spécial » plutôt qu’ « évacuation », l’on évoque un « changement de résidence » pour désigner la « déportation des juifs privilégiés », la « déportation » est rebaptisée « réinstallation », etc. Ces règles de langage servent au maintien de l’ordre et de l’équilibre mental, écrit Arendt (p.1101). Mais ce qu’elle fait remarquer c’est que l’expression « règles de langage » elle-même est un nom de code ; en effet, en langage ordinaire, l’on appellerait cela tout simplement un mensonge. Le but et l’effet de ce système de langage était principalement de couper les gens de ce qui pouvait leur rester de la conscience morale, de culpabilité ou de responsabilité. Mettre de nouveaux mots, et des mots techniques, sur d’anciens termes comme « meurtre » et « mensonge » permet aux nazis de faire leur travail sans connecter leurs actions avec des termes culpabilisants, sans penser un instant que ce qu’ils font est mal et étouffer cette vieille voix qui pourrait encore souffler « Tu ne tueras point ».
Eichmann est arrivé à ce poste important au moment de la Solution finale parce qu’il était la personne idéale pour ce poste. Incapable de parler en langage ordinaire et grandement sensible aux expressions toutes faites, il a pu épouser ces règles de langage avec une facilité étonnante. Il en est à présent le produit, la caricature et la proie de ce système de langage qui l’empêche radicalement de dire et de penser autre chose que des noms de codes et des expressions toutes faites. Ainsi, il est incapable de parler de sa vie, de ses choix, de sa carrière, de ses échecs, de sa famille, de sa mort même, autrement que par des clichés. 

« Le massacre administratif »

Eichmann n’est pas stupide, c’est son incapacité à parler à partir de lui-même et non pas à partir d’un document ou d’un discours et ainsi que son incapacité à penser qui ont fait de lui l’un des plus grands criminels de son époque. Toute la question est de saisir ce que signifie « penser ». Que signifie qu’Eichmann ait abandonné sa capacité à penser pour obtenir un poste de fonctionnaire ? Comment abandonne-t-on sa capacité à penser ? Les réflexions d’Hannah Arendt sont, malheureusement, peu nombreuses à ce sujet. C’est dans les trente dernières pages de son livre, intitulées Post-scriptum, que celle-ci en parle directement mais trop brièvement. 
L’incapacité à penser d’Adolf Eichmann semble liée étroitement à sa fuite du réel. Eichmann esquive sans arrêt la réalité de ses actes. Derrière son poste de « simple fonctionnaire », de « simple rouage » dans la gigantesque bureaucratie du Troisième Reich, toute responsabilité et toute réflexion s’évaporent. La question que ne se pose, à aucun moment, le lieutenant-colonel SS est : « que suis-je en train de faire ? » et « au nom de quoi suis-je en train d’agir ? ».
Poser constamment ces questions c’est s’interroger sur la distinction entre le bien et le mal, c’est vivre avec une conscience morale qui ne laisse aucun répit, une conscience morale qui exige un compte rendu sur les actes commis, une conscience qui passe outre l’élan premier d’obéir aux ordres. Eichmann s’est pourtant rendu sur les lieux des crimes. Il a visité le camp d’extermination que nous connaissons sous le nom d’Auschwitz et en garde même un souvenir amer. Il raconte, lors de son interrogatoire, le bouleversement qu’a suscitée en lui la vue des corps entassés. L’horreur était là, devant ses yeux, et elle ne pouvait plus s’effacer derrière un bureau ou quelque liste administrative. Ce bouleversement exprime combien les nombreuses listes qu’il a manipulées et les déportations qu’il a organisées ne l’ont pas, un instant, secouées, réveillé de la torpeur du fonctionnaire. Alors que ces listes et ces déportations, il le savait, avaient pour fin d’organiser un massacre.
En ce sens, Hannah Arendt parle de « massacre administratif ». La nature de ce crime dont tout le monde s’accorderait à dire qu’il est sans précédent, est en réalité « bien plus simple que l’étrange lien entre l’absence de pensée et le mal. Car […] le concept de génocide n’est pas sans précédent, il était courant dans l’Antiquité […]. L’expression massacre administratif semble davantage correspondre à ce phénomène », p.1296.
Cette idée tout à fait nouvelle de « massacre administratif » est extrêmement difficile à saisir en termes juridiques, ce qui fait dire à Hannah Arendt que les juges sont passés à côté d’un défi moral et qu’à Jérusalem le problème n’a pas été traité de façon adéquate. C’est du concept de la bureaucratie dont il s’agit, de ce labyrinthe fait pour que les hommes obéissent en laissant leur humanité de côté. En ce sens, aussi, il y a un petit Eichmann au fond de chacun de nous, ce petit Eichmann qui ne veut ni déplaire à ses supérieurs ni devoir leur tenir tête et s’exposer au blâme. Un Eichmann perdu dans le labyrinthe bureaucratique en recherche de reconnaissance.

Scandale et controverse

Sorti en 1963, le livre fait scandale. Peu nombreux sont ceux qui osent défendre la position de la philosophe et celle-ci se plaint à Karl Jaspers d’une « campagne de haine » dirigée contre elle et son livre (p.1364). On l’accuse de dé-responsabiliser les nazis de leurs crimes à travers le concept de banalité du mal. Elle s’oppose fermement à cette interprétation ; il ne s’agit pas là d’y entendre que le mal pourrait être « banal », mais que par le biais d’une bureaucratie et avec un manque de pensée, le mal peut-être commis avec banalité. Ce qui n’enlève rien de la responsabilité des nazis, cela explique, tout simplement, qu’un personnage tel qu’Eichmann n’a rien de démoniaque.
Mais si elle fait l’objet d’une campagne de haine, c’est avant tout parce qu’elle a abordé un point délicat de l’histoire de la Shoah, celui de la participation de certains Juifs à la déportation.

Hannah Arendt/1949

Soulever une telle question, en 1963, suffit amplement à scandaliser. Alors que les témoignages terrifiants des survivants résonnent encore aux oreilles du monde, que la culpabilité des bourreaux vient à peine d’être avouée et que la honte des allemands commence tout juste à se faire sentir, Hannah Arendt déclare, sans ambages, que parmi les victimes elles-mêmes se trouvent des bourreaux…
«En matière de coopération, il n’y avait pas de différence entre les communautés juives très assimilées d’Europe centrale et occidentale et la masse de juifs de l’Est qui parlaient le yiddish. À Amsterdam comme à Varsovie, à Berlin comme à Budapest, on pouvait faire confiance aux responsables juifs pour dresser des listes de personnes et de leurs biens […] pour fournir des forces de police qui aidaient à l’arrestation des Juifs et les mettaient dans les trains, etc».
Elle explique que si le chaos total avait régné au sein du Troisième Reich, si aucune organisation n’avait été mise en place par les présidents et responsables des communautés juives, les déportations en auraient été ralenties et les victimes moins nombreuses. Elle déplore, aussi, l’argument de défense de ces responsables juifs qui veut que la fourniture des listes auraient permis à certain d’être épargnés. Elle rappelle que parmi ceux qui tentaient de fuir; la moitié y laissaient leur vie, tandis que ceux qui étaient déportés mourraient dans la majorité des cas.
Rappeler, sans guère de tact, ces heures très sombres de l’histoire des Juifs lui valut donc une réprobation unanime.
Beaucoup d’articles incriminant furent publiés à la sortie du livre, mais à les lire l’on s’aperçoit, malheureusement, que peu nombreux sont ceux qui ont perçu la justesse et la pertinence de son analyse. La correspondance entre Hannah Arendt et Gershom Scholem au sujet du livre est, à cet égard, particulièrement intéressante. Gershom Scholem, historien et philosophe juif connu pour ses études sur la Kabbale, reproche à Hannah Arendt son manque d’Ahavate Israël, son manque d’amour envers le peuple juif.
Lecteur sérieux du livre d’Arendt, il écrit dans une lettre : 
« Je suis prêt à reconnaître cette faiblesse (faiblesse de la position des Juifs dans le monde) […] le problème est bien réel, je l’admets. Mais pourquoi votre livre laisse-t-il un sentiment si profond d’amertume et de honte […] ? Pour autant que j’aie une réponse à cette question, je ne peux la taire, précisément en raison du profond respect que je vous porte ; elle touche à la racine de notre désaccord. Il existe, dans la tradition juive, un concept difficile à définir et pourtant suffisamment concret, que nous appelons Ahavate Israël, « l’amour du peuple juif ». Et en vous […] je n’en trouve aucune trace», p.1344.
Il lui reproche un manque de sensibilité envers son peuple, ses racines. Il s’étonne de cette dureté envers son propre peuple. Hannah Arendt remettra en question le bien-fondé et la justesse de ce concept : « depuis quand, lui répond-elle, ce concept a joué un rôle dans le judaïsme ? », p.1354.
Et il est vrai que dans la tradition juive, l’on parle d’amour envers son prochain plutôt que d’amour envers le peuple d’Israël. Elle affirme n’avoir jamais aimé un peuple ou une collectivité ; ni le peuple allemand ni le peuple français ni la classe ouvrière : « j’aime uniquement mes amis et la seule espèce d’amour que je connaisse et en laquelle je crois est l’amour des personnes » .

Scholem vs Arendt

Ce concept est, en effet, complexe. Qu’est-ce qu’ « aimer » un peuple ? Une collectivité ? Est-ce là une chose possible ? De quel type d’amour s’agit-il ?
Enfin, la réponse d’Hannah Arendt soulève une autre question: doit-on, au nom de la sensibilité ou de la honte, taire une vérité ? Le souci de la souffrance subie par un peuple justifie-t-il de taire les faiblesses de ce dernier ? De proscrire la critique ? De lui ôter sa part de responsabilité, de lâcheté ou de naïveté ? Tel est le point de vue de pure rationalité qu’elle s’obstine à maintenir.

***

Eichmann à Jérusalem et sa théorie de la banalité du mal ne laissent pas indifférent. Il provoque le lecteur tantôt par son analyse du personnage d’Eichmann, tantôt par son courage, son authenticité et son intelligence lorsque sont abordées les questions morales, juridiques et politiques. Lire le reportage que fait Arendt du procès nous donne l’occasion de repenser à notre position dans l’existence et au petit Eichmann qui est susceptible de se cacher au fond de chacun de nous

Références bibliographiques

Hannah Arendt et Karl Jaspers, À propos de l’affaire Eichmann Suivi d’un texte d’Alexandre Mitscherlich, Avant-propos de Martine Leibovici et Aurore Mréjen, Traduit de l’allemand par O. Mannoni, A. Tautou et M. Leibovici, Paris, L’Herne, 2022.

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