Jeter le trouble dans l’identité…

par Aliza Smilevitch


I. Bashevis Singer a habitué le lecteur à sa liturgie nostalgique de contes venus d’ailleurs : Keila la Rouge, Shosha ou encore Le Tribunal de mon Père… Avec lui, tout semble traversé du souffle froid de l’Europe de l’Est : son œuvre est aujourd’hui un témoignage clé de la culture yiddish que la Shoah a précipitée. Tous ses personnages racontent le monde juif d’alors avec la sensibilité et la tendresse qui caractérisent la prose de Singer.
Or aujourd’hui, il existe un réel un besoin de se remémorer ce monde disparu. Renouer avec ce monde perdu, rencontrer les odeurs, les mœurs et les peurs que des millions de Juifs ont vécues est une tâche mémorielle importante. Dès lors, les écrits abondants du conteur yiddish mettent à notre disposition une véritable moisson d’anecdotes et d’histoires. Il marque la littérature par sa prose enchantée, son humour léger, son regard doux et bienveillant tout en racontant inlassablement la communauté qui l’a vu grandir, ce microcosme que sont la rue Krochmalna et les ruelles obscures de Varsovie, en partant de la Pologne, passant par l’Ukraine et la Lettonie puis s’exilant jusqu’à New York. Car sa littérature est un témoignage filial, une exploration dans le temps mais également l’occasion d’un voyage, d’un arpentage géographique autant que culturel. 
Yentl : The Yeshiva Boy (1975) fait partie de ces nouvelles qui s’enracinent dans le Yiddishland : l’histoire se situe à Yanev, en Ukraine. La jeune Yentl, orpheline de mère, voit son père, un érudit de la Torah décéder. Particulièrement érudite et agile d’esprit, elle décide de quitter son shtetl et de partir en Yechivah, déguisée en homme, à Bechev. Là-bas, elle tombera amoureuse de son compagnon d’étude (‘haver), Avigdor, et se retrouvera fiancée, malgré elle, à la douce Hadass : or tous deux ignorent son identité véritable. Bien que le récit soit insolite, Singer ne se limite pas à une évocation pittoresque d’un passé révolu car Yentl, sous les allures plaisantes du conte, exprime avec profondeur le souci et les doutes d’un esprit imprégné de sagesse juive.

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Retour à l’oeuvre de Singer

Barbra Streisand, interprète de son film, Yentl (1983)

Cette nouvelle est surtout connue par l’oeuvre cinématographique qu’elle a inspirée, Yentl, en 1983. La fameuse actrice et chanteuse Barbra Streisand y figure en tête d’affiche : elle joue le rôle-titre dans ce film qu’elle a également produit et réalisé.
Or, ce film américain célébrant la lutte victorieuse d’une femme contre les préjugés d’une société attachante mais archaïque, a sans doute, par son succès international, éclipsé le texte original. La nouvelle semble avoir été plutôt un prétexte qu’un modèle. On s’en avise en retournant au texte…
La Yentl d’origine est animée par le désir de savoir, par la curiosité envers le monde extérieur, mais également par l’envie de fuir à tout prix son village : alors que les habitants de Yanev tentent de la dissuader, Yentl se montre particulièrement tenace : « (…) Yentl se montra obstinée. Elle était si pressée qu’elle accepta la première offre et laisse les meubles partir pour trois fois rien. Elle ne tira de son héritage que cent quarante roubles », p.23. Elle prend une voiture, et déclare s’appeler Anshel « du nom d’un oncle qui était mort ». Elle rencontre alors Avigdor, qui va la protéger d’autres jeunes gens, tout en ignorant son identité. Celui-ci est fiancé à Hadass. Elle construit une relation forte avec Avigdor : « Parfois, Avigdor fumait et Anshel, lui ôtant la cigarette des lèvres, tirait une bouffée. Avigdor aimait les galettes de sarrasin et Anshel s’arrêtait chaque matin à la boulangerie pour lui en acheter une, refusant de laisser son ami payer sa part. », p.28. C’est lorsque les fiançailles entre Avigdor et Hadass sont rompues que l’intrigue prend véritablement forme, puisque Avigdor supplie son ami de se fiancer avec elle : il est le seul qui pourrait la rendre heureuse, selon lui. Au désespoir, Anshel/Yentl finit par accepter : 
[Lors d’une conversation avec le père de Hadass] : « Ma fille ne doit vous servir que des restes. Vous avez l’air affamé. 
Votre fille est bonne et généreuse. 
Alors pourquoi êtes-vous si pâle ? 
Anshel attendit un instant puis reprit : 
« Reb Alter, il faut que je vous dise quelque chose. 
– Eh bien, allez-y, dites-le. 
– Reb Alter, votre fille me plaît. », p.37.
Avigdor se marie avec une autre jeune femme, et Anshel doit à présent tenir parole. Il se marie alors à Hadass. 
« A l’aube, la belle-mère d’Anshel d’Anshel et toute une troupe de femmes envahirent la pièce pour vérifier que le mariage avait bien été consommé », p.45. 
Or pour Anshel/Yentl, la vérité devenait de plus en plus intenable. De toutes parts, assailli /assaillie par ses mensonges, il/elle ne voit plus d’autre moyen que de dire la vérité à Hadass… puis de fuir, vers de nouvelles contrées. 

Une nouvelle autobiographique

La nouvelle, avant d’être le spectacle que des millions de spectateurs ont applaudi, est d’abord avant tout un regard que l’auteur jette sur sa propre vie. On y décèle de nombreuses références autobiographiques, à commencer par le personnage principal, Yentl, dont la relation privilégiée avec son père nous rappelle particulièrement celle que la mère de Bashevis Singer entretenait elle-même avec son père : 
« Son père, Reb Todros […] avait étudié la Torah avec sa fille comme il l’aurait fait avec son fils », p.22.
« Lui [le grand père de I.B. Singer], il préférait ses filles et sa favorite était la plus jeune, Batshéba, ma mère. Comme son père, elle était sage, pieuse, passionnément intéressée par l’étude », Au tribunal de mon père, p.68. 
On y retrouve également des discussions père/enfant ; ici les sentencieuses et mystérieuses phrases du père de Yentl et de Bashevis Singer coïncident particulièrement : 
« Yentl, tu as l’âme d’un homme. 
Alors pourquoi suis-je née femme ? 
Même le ciel peut faire des erreurs » , p.22 .

« [I.B.S pose beaucoup de questions sur le monde à son père] 
– C’est comme cela que Dieu l’a fait.
– Où est-il ?
– Au ciel. 
– Montre le moi. 
– Ne sois pas stupide. Personne ne peut voir Dieu », Au tribunal de mon père, p.76.
 

Au tribunal de mon père/In My Father’s Court/1967

Pilier de savoir inébranlable, le père est la réponse à toutes les questions les plus difficiles. Gnomiques, ses formules sont tranchantes et mystiques, empreintes d’une forme de sagesse religieuse aux allures cabbalistiques.
Le père de l’auteur et celui de Yentl sont également tous deux des remparts protecteurs face à la réalité matérielle du monde ; son père préserve Yentl des contraintes comme le mariage ou la cuisine et la laisse libre de ses choix ; elle étudie, ne se préoccupe pas de sa maison mais uniquement de ses livres, chose particulièrement contraire aux mœurs de l’époque. Mais dès lors que celui-ci meurt, la réalité la rattrape : « Les marieurs se disputaient à sa porte avec des offres venant de Lublin », p. 211 ; de même, le père de Singer, droit et honnête en toutes circonstances, est un rempart à toutes formes de superficialités. Ses traits sont marqués par cette concentration qui le caractérise : « Mon père avait un air pensif. Il réfléchissait à quelque chose et je voyais sa grosse ride se creuser sur son front », Au Tribunal de mon père, p.203.
Ici et là, la figure paternelle est semblable :  une forteresse de sagesse et de bienveillance, une muraille contre les réalités d’un monde extérieur abrupt, un visage serein et pensif. Un petit cocon relationnel entre le père et son enfant se tisse, laissant peu de doutes sur l’inspiration autobiographique de l’écrivain. 

La quête de l’identité

Nous retrouvons, dans Yentl, un second trait autobiographique, cette fois beaucoup plus personnel mais également plus conceptuel. Yentl  avant tout soulève des questions : qui est au juste cette jeune fille ? quelles sont ses intentions? que penser de son parcours ? de sa rébellion? Cette nouvelle est-elle un plaidoyer pour un judaïsme libéral à l’américaine, ou un austère réquisitoire contre les déviances identitaires ?  
Ce qui est indéniable, c’est que la question de l’identité des genres et de leur confusion est manifeste dans l’œuvre de Singer. 
Ainsi, le dogme prononcé par le père de Yentl : « Même le Ciel peut faire des erreurs » résonne particulièrement avec ce questionnement, dans Shosha par exemple : « C’était une jeune fille qui voulait vivre comme un homme. Elle étudiait la Torah, portait les franges rituelles, le châle de prière et même les phylactères. Elle était devenue rabbin et tenait audience pour les ‘hassidime. Elle gardait le visage couvert d’un voile, et prêchait la Torah », Shosha, p.45. 
Les références à cette question sont également présentes dans Le tribunal de mon père : « Ma tante portait des franges rituelles » écrit-il. On pourrait aisément trouver dans les œuvres de Singer le retour cyclique de cette thématique de la masculinité et de la féminité. Ce qui est certain, c’est que le personnage de la femme qui s’habille en homme est particulièrement présente dans son œuvre, qu’elle soit autobiographique ou fictive. 
L’habit aurait-il une telle importance qu’il constituerait la différence entre le masculin et le féminin ? Assurément, dans un contexte religieux, le vêtement est doté une forte charge symbolique. Représentant d’une croyance, la frange rituelle/tsitsite par exemple est un élément de la tenue juive typiquement masculin, qui permet de se démarquer. Et I.B.S en a parfaitement conscience, comme il le raconte dans Le tribunal de mon père alors qu’il veut sortir de son quartier en cachette, un passager de la calèche l’arrête : « Tu portes des franges rituelles ? A cette question je ne répondis pas. En quoi mes franges rituelles le regardaient-elles ? […] Il me regardait avec des yeux rusés qui semblaient dire : « Tu peux raconter ce que tu veux au cocher, mais pas à moi. Je sais que tu n’as rien à faire ici », p. 173. 
Dès lors, les femmes revêtant ces franges usuellement réservées aux hommes sont forcément porteuses d’un message, d’autant plus quand elles sont les personnages d’un récit.
Par ailleurs, le verset est clair à ce sujet : Deutéronome 22 : 5.  
 לֹא-יִהְיֶה כְלִי-גֶבֶר עַל-אִשָּׁה, וְלֹא-יִלְבַּשׁ גֶּבֶר שִׂמְלַת אִשָּׁה: כִּי תוֹעֲבַת יְהוָה אֱלֹהֶיךָ, כָּל-עֹשֵׂה אֵלֶּה/Lo Yi’yéh kheli guévère ‘al ichah, velo yilbache guévère simlate ichah ; ki to’avate Hachème Éloqékha, kol ‘ossé élèh/ Une femme ne doit pas porter le costume d’un homme, ni un homme s’habiller d’un vêtement de femme ; car l’Éternel, ton Dieu, a en horreur quiconque agit ainsi».
L’interdit est sans équivoque, l’injonction formelle : le genre de l’homme se situe également dans son habit. Mettre un habit d’homme lorsqu’on est femme, c’est transgresser un interdit fort, mais également transgresser son identité, son genre dans son essence.
Or la Kabbale, qui est une référence majeure dans l’univers hassidique où Singer a été éduqué, est moins catégorique. Ainsi pour Charles Mopsik, l’homme juif est non-binaire, c’est-à-dire que les identités masculines et féminines se rejoignent sans se contredire, dès leur genèse.
Dès lors, la ritualité juive, pourtant particulièrement codifiée quant aux relations homme-femme, reste ambiguë sur la notion même de l’image du genre ; la façon dont ont été créés l’homme et la femme peut être vue comme une preuve que la binarité des genres n’est pas absolument décisive dans le judaïsme. 
Singer soulève ici une question profonde, et lorsque Yentl franchit la limite de l’interdit sur le vêtement, elle pose la question du genre au sein même du judaïsme, question particulièrement présente dans l’œuvre de Singer mais également partie intégrante de sa culture cabbalistique : « l’après-midi du shabbat, pendant que son père dormait, elle [Yentl] enfilait son pantalon, son caftan de soie, mettait ses franges rituelles, sa calotte, son chapeau de velours et étudiait son image dans la glace », p.22.
Or,  cette image de femme qui revêt des franges rituelles et une calotte/kipah est très cinématographique. Barbra Streisand, en 1983, s’empare de l’histoire et de l’image, pour produire et réaliser un film… à son image. 
Pour mieux comprendre le sens que Singer donne à sa nouvelle, peut-être faudrait-il mesurer combien l’adaptation cinématographique la trahit, ou… la travestit !

Le film vs la nouvelle

L’adaptation cinématographique est libre, puisqu’elle est une comédie musicale avant tout. Barbra Streisand y est rayonnante, chantant et dansant les drames qu’elle rencontre, de la mort de son père à son mariage avec la douce Hadass. Le film est en réalité un conte merveilleux, une romance : de l’incontournable Once upon a time [il était une fois], aux péripéties extraordinaires que rencontre notre protagoniste, jusqu’à la morale de la fin où elle fuit en Amérique et vit libre à jamais, toutes les caractéristiques du conte sont bien présentes. L’identité de la nouvelle est donc respectée apparemment : en effet le texte-source se veut histoire, récit de bonnes aventures fictives bien que prenant place dans une réalité historique bien déterminée, I.B. Singer étant conteur avant tout.
Mais dès le départ, cette Yentl/Streisand revisitée se révèle éloignée de notre Yentl « singerienne ». Belliqueuse, insolente, elle répond à la place de l’élève de son père, et tient tête à celui-ci : « Si c’est la loi, elle est écrite quelque part ». On découvre une jeune femme orpheline de mère, dont la relation avec son père est étrangement ambiguë : « Je suis heureuse avec toi, papa », lui dit-elle quand il lui enjoint de se trouver un époux. Dès lors il n’est pas étonnant que, lorsque celui-ci meurt, elle s’effondre et perde le contact avec la réalité en partant le plus loin possible du lieu de sa névrose. Ici, Yentl ne nous est pas présentée comme une jeune femme brillante, à la différence du personnage de Singer, qui défie les lois du genre et les lois religieuses.
 Beaucoup moins profonde, cette jeune fille sème le trouble sur son passage, remettant en question l’existence du Dieu même qu’elle paraît à tout prix vouloir étudier. Ses contradictions sont criantes ; à la fois fascinée par les hommes et condamnant leur comportement au sein des maisons juives : « Papa can you hear me ?», chante-t-elle, envahie par le désespoir, au milieu de la forêt. Cinématographique, certes, mais fidèle à la source ? Aucunement. 
Barbra Streisand donne à voir (par les yeux d’une féministe moderne) le spectacle d’une société patriarcale où les femmes sont reléguées au rang inférieur d’épouses et de mères, quand les hommes peuvent étudier et lire tout ce qu’ils veulent. Frustrée, elle se voit obligée de se déguiser en homme pour combler ce manque et remettre en question tout ce qui l’entoure. La Yentl de la nouvelle, elle, remet en question les fondements du judaïsme en explorant les limites de la loi de לֹא-יִלְבַּשׁ/Lo Yilbache – tu ne revêtiras point [les habits du genre opposé]-, et pose la question des limites du judaïsme quant aux relations hommes-femmes.
B. Streisand a pour dessein de remettre en question des traditions judaïques présentées, sans discussion, comme misogynes et archaïques, et dont la bipartition des tâches et les rôles au sein de la société semblent injustes et régis par une révoltante iniquité.
Mais cette revendication n’est-elle pas aux antipodes du propos de Singer ? 

Le chaos pour expliquer la règle

La Yentl de Singer, plus radicale, sème le chaos autour d’elle. Détruisant l’amour de Hadass et Avigdor, elle brise règles et tabous ; les rumeurs les plus insolites et les plus sordides vont bon train à son sujet : « Peshe répandit une rumeur selon laquelle Anshel aurait vendu sa femme au bon prix à Avigdor et que c’était le Reb Alter Vishkover qui avait avancé l’argent », p. 60. Elle perturbe les vies qu’elle croise et enfreint toutes les règles de séparation hommes/femmes soigneusement prescrites par les Sages pour le peuple juif.
Mais Yentl, alias Anshel, est profondément croyante : « [Anshel] qui se balançait d’avant en arrière, se frappait la poitrine, tout en baissant la tête, puis leva le visage vers le ciel, les yeux fermés, comme pour implorer : Toi, Père du Ciel, Toi qui sais la vérité… », p. 55. 
La ferveur de sa prière, sa foi inconditionnelle, c’est là que se situe la différence essentielle entre Yentl/Streisand et Yentl/Singer. 
Quand l’une remet en question, l’autre pose une question. Quand l’une se soulève contre les traditions, l’autre en explore les limites. 
La démarche est différente. 

I. Bashevis Singer est, comme son personnage, profondément attaché à la foi et la tradition dont il a hérité. Cette culture juive, la binarité homme-femme, les odeurs de la maison juive, la rue Krochmalna, tout ceci compose l’âme de Singer. Quand « sa » Yentl enfreint les lois, on comprend que le chaos qui en résulte doit s’entendre comme une mise en garde : ce que Dieu a mis en place, ses lois incompréhensibles et difficiles à justifier, ces détails tels que porter un habit d’homme, tout a une raison, même si on l’ignore. À trop vouloir être un homme, Yentl en devient un. Était-ce réellement ce qu’elle voulait ? Au détriment de qui a-t-elle fait son chemin ? 
Singer se pose comme comme un Juif fidèle à la Loi, nous expliquant les coutumes, nous en livrant le sens à travers des métaphores ludiques et savoureuses. Il décrit d’ailleurs son personnage comme « scholarly » : érudite, cultivée. Sa Yentl est intelligente et explore le judaïsme, elle répond aux questions que tout homme peut se poser : pourquoi une telle différence entre homme et femme ? La nuance se joue-t-elle-même dans la tenue vestimentaire ? Pour Singer, cette différenciation des genres, et des vêtements sont primordiaux. Et lorsque la limite est franchie, le chaos, la détresse et la souffrance vont irrémédiablement survenir.  

Le rejet du film par Bashevis Singer 

Il y a donc une réelle et profonde différence entre le film et la nouvelle. Bien que l’histoire soit la même (hormis le dénouement), l’interprétation est différente. Et pour cause, Barbra Streisand a refusé les propositions de I. Bashevis Singer à l’écriture du film, et ses indications sur le jeu et l’interprétation de l’actrice principale.

I.B.Singer/1968/Devant la librairie hébraïque de Rabinowitz/30 Canal Street dans le Low East Side de NY

Il le dit dans une interview (menée facétieusement… par lui-même) dans le New York Times, publiée dans le numéro du 29 janvier 1984. À la question (qu’il se pose à lui-même) :  « Est-il vrai que vous avez écrit un script pour le film qui a été rejeté par Madame Streisand ?  », il (se) répond :  « C’est vrai. Et quand j’ai lu son script et vu le film, j’ai compris pourquoi elle n’a pas accepté ma version  ». On s’avise aisément, en lisant la suite de cet « entretien », qu’il y a plus qu’une incompatibilité entre l’écrivain et l’actrice… Il dénonce son attitude, son manque d’intelligence, son narcissisme. Il exprime son aversion à son égard très franchement en disant :  « I must say that Miss Streisand was exceedingly kind to herself. The result is that Miss Streisand is always present, while poor Yentl is absentJe dois vous dire que Madame Streisand est excessivement généreuse envers elle-même. Le résultat du film est que Madame Streisand est sans cesse présente, au détriment de cette pauvre Yentl, qui est absente ».
Plutôt qu’une simple divergence, c’est véritablement un fossé entre l’œuvre cinématographique et l’œuvre littéraire qui s’est creusé.
Certes, la thématique principale est la même : cette crise identitaire qui sème le trouble sur son passage, la sensible question de ces âmes qui ne sont pas nées dans le « bon » corps, la place des femmes dans la société juive d’hier et d’aujourd’hui, le rapport aux lois et au corps que chaque être humain entretient intimement. Mais la solution (sous forme de question) que suggère Singer à ces questions (et auxquelles il se garde de répondre) se situe aux antipodes de la solution libérale choisie dans le happy end fallacieux du film que lui donne l’adaptation cinématographique de son oeuvre : le départ volontaire pour l’Amérique de son héroïne, qui serait enfin libérée des entraves d’une foi trop contraignante…
Pour Singer, le monde de la Torah, qu’il a connu dans son enfance, propose un monde cohérent, harmonieux et ordonné. Serons-nous assez sages pour nous y conformer ou assez fous pour le défier ? En tout cas, le Nouveau Monde ne l’a pas remplacé avantageusement…

***

La nouvelle fait écho à maintes questions de notre modernité mais nous propose la vision d’un monde où chacun est à sa place, où la Loi donne la réponse à chaque problème bien concret. L’enfreindre entraînerait des conséquences réellement désastreuses. Tel est l’avertissement que, sous forme d’une douce mélodie juive, Singer, cet enfant inconsolable du Shtetl perdu, souffle à nos oreilles…

BIBLIOGRAPHIE 

Isaac Bashevis Singer

  • Interview de Singer par lui-même du New York Times, publié dans le numéro du 29 janvier 1984 (archive).
  • Shosha, Paris, Éditions Stock, Traduction de l’anglais par M.-P. Castelnau-Bay et J. Chnéour, 1979, Collection « J’ai lu».
  • Au Tribunal de mon Père, Titre original : In My Father’s Court (1967), Traduction de l’anglais par M.-P. Bay, Paris, Éditions Stock, 2007, Collection «Livre de Poche ». Présentation de cet ouvrage par O. Barrot dans l’émission : Un livre, un jour.

Charles Mopsik

  • Le Sexe des Âmes : Aléas de la différence sexuelle dans la Cabbale, Paris, Éditions de l’Éclat, 2003.
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