Ecclesia versus Synagoga

par Damien Labadie

Marcel SIMON, Verus Israel :  Étude sur les relations entre chrétiens et Juifs dans l’Empire romain (135-425), Paris, De Boccard, 1948, Collection « Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome ».

« Au moment où la question juive brutalement soulevée par l’antisémitisme raciste, revêtait devant la conscience moderne une si douloureuse actualité, il m’a paru intéressant d’en fixer les aspects à une étape précise de son développement, aux origines de la société chrétienne », p.5.
Marcel Simon évoque ainsi les circonstances qui, au cours d’un séjour d’études qu’il fit à Berlin dans les années 1930, l’ont conduit à concevoir le projet d’un essai sur les origines chrétiennes de l’antisémitisme moderne. Achevé avant la guerre, l’ouvrage ne fut publié qu’en 1948, sous le titre de Verus Israel.
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Marcel Simon, Verus Israel : Étude sur les relations entre chrétiens et Juifs dans l’Empire romain (135-425), Paris, De Boccard, 1948.

Un travail précurseu

Cette « étude sur les relations entre chrétiens et Juifs dans l’Empire romain (135-425) » est une enquête érudite et exigeante qui retrace l’histoire des conflits qui ont opposé Juifs et Chrétiens au cours des cinq premiers siècles de notre ère et, d’autre part, saisit les raisons de la défaite du judaïsme hellénistique face aux prétentions du christianisme (p. 11).
La question des relations judéo-chrétiennes durant l’Antiquité est à présent un champ abondamment sillonné et cultivé (E. Parish Sanders, C. Mimouni, D. Boyarin), mais l’ouvrage de Marcel Simon, paru au sortir de la guerre, était d’une singulière nouveauté : tandis que ses prédécesseurs (Pierre de Labriolle, Adolf von Harnack, Louis Duchesne ) s’étaient uniquement intéressés aux rapports entre païens et Chrétiens ou affirmaient que les relations entre l’Église et la Synagogue avaient cessé dès la ruine du Temple en 70, Marcel Simon observe et démontre, sources à l’appui, la vitalité du dialogue entre Juifs et Chrétiens bien au-delà du premier siècle de notre ère.
Par ce travail de précurseur, il inaugure l’étude critique des relations entre ces deux communautés à l’époque antique et peut en être considéré comme le père fondateur.

Histoire d’une captation d’héritage

Au fil de douze chapitres, particulièrement denses et solidement documentés, Marcel Simon articule sa démonstration autour de trois grands axes :
a) Le cadre historique du judaïsme palestinien, de la Diaspora et du christianisme au lendemain des crises de 70 (destruction du Temple par les Romains) et 135 (insurrection de Bar Kokhba).
b) Les discussions polémiques, notamment à travers l’étude de la littérature chrétienne contre les Juifs et de la controverse talmudique anti-chrétienne ; 
c) Enfin, la question des syncrétismes, lesquels s’incarnent surtout par la persistance des judéo-chrétiens (Juifs acquis à la foi en Christ, mais qui perpétuent l’observance des mitsvote) et des Chrétiens judaïsants (Chrétiens orthodoxes ayant adopté certaines pratiques de la Synagogue). 

Néanmoins, qui veut véritablement saisir l’origine de la rivalité latente qui déchira Juifs et Chrétiens entre le IIème et le Vème siècle, se plongera sans attendre dans troisième chapitre intitulé « L’Église et Israël » (p. 87-124). Marcel Simon y expose de quelles manières les penseurs et théologiens chrétiens, saint Paul en premier lieu, justifièrent la prétention de l’Église à se présenter comme le véritable Israël, supplantant définitivement l’ancien Israël, dont l’existence est rendue caduque par la venue de Jésus-Christ puis par la destruction de son institution centrale, le Temple de Jérusalem.
Car c’est dans ce contexte, dans la seconde moitié du Ier siècle, qu’il faut situer cette tentative de captation d’héritage : « C’est parmi le malheur des Juifs, comme dans les fourgons de Rome, que les chrétiens venus du paganisme, adoptés à la place du peuple rebelle, font leur entrée dans Sion. Pour eux, la ruine du Sanctuaire, signe de la colère divine, est la conséquence directe et la sanction de l’aveuglement juif. Elle a été annoncée par Jésus, dont la catastrophe de 70 confirme la vertu prophétique. Elle venge le crime commis par les Juifs sur sa personne. Elle démontre en même temps, en rendant impossible l’observance de toute une partie de la loi rituelle, que l’Alliance est caduque et qu’Israël a fait son temps », p. 89-90.
Foulant aux pieds ainsi le Temple et la Loi, les Chrétiens se proclament, de manière paradoxale, les héritiers authentiques de l’Israël biblique.
Or, comment les Chrétiens peuvent-ils revendiquer l’héritage d’Israël tout en prétendant que ce dernier « a fait son temps » ? Pourquoi, de même, conservent-ils la Loi, en la retenant dans leur Bible, alors que, précisément, ils la considèrent désormais comme obsolète ?
C’est bien cette tension initiale qui fut à l’origine de toute l’apologétique chrétienne face au judaïsme. Nul doute que cette tension, constitutive de la conscience chrétienne, ne s’éteindra jamais, comme le laisse entendre Marcel Simon : « La théologie chrétienne s’est appliquée, au cours des siècles, à lui trouver une solution satisfaisante », p. 95. 

Conserver et dépasser la Loi ?

Pour justifier ce rapport non contradictoire de conservation/dépassement, de maintien/abolition, le premier argument apporté par la théologie chrétienne, formulé par le pharisien Paul, est l’opposition Loi-Christ. Si la Loi prépare le Christ, elle s’oppose pourtant à lui car si la Loi est bonne dans son principe, elle est néfaste dans ses effets. En effet, étant infinie, elle ne peut jamais être accomplie totalement ; elle ne peut, dès lors, que conduire au péché. Mais s’il est condamné au péché à cause de la Loi, le chrétien est libéré du péché par la mort du Christ qui prend sur lui tous les péchés du monde et ainsi met un terme à ce processus sans fin.
Racheté par le Christ, le chrétien est mort au péché et, par conséquent, mort à la Loi.
Ainsi, la mort du Christ ne se comprend ainsi qu’à la lumière de la Loi ; voilà pourquoi, bien qu’elle soit dépassée, sublimée et pleinement accomplie en Jésus-Christ, la Loi est toujours supposée, sans cesse rappelée car, sans elle, le sacrifice du Christ est inintelligible. Paul affirme ainsi : « La loi a été notre pédagogue, pour nous conduire au Christ » (Épître aux Galates 3 : 24). Ainsi la Loi, aux yeux des Chrétiens, ne saurait entièrement perdre sa validité ; certes, les prescriptions rituelles (jeûne, circoncision, Sabbat, sacrifices…) sont abrogées, mais les préceptes moraux, surtout exprimés par les Dix commandements, gardent leur force contraignante. De ce rapport ambivalent à la Torah résulte la nécessité de la maintenir dans le canon des Écritures chrétiennes.

Toutefois, et ceci constitue un deuxième argument, Christ inaugure une nouvelle loi, qui se substitue à l’ancienne : c’est la « loi nouvelle de notre Seigneur Jésus-Christ » (Épître de Barnabé 2 : 6), la « loi parfaite de liberté » (Épître de Jacques 1 : 25). Cette loi nouvelle, c’est la loi d’amour et de paix, qui remplace la loi du talion. À cette nouvelle loi est associé un peuple nouveau, le peuple chrétien : « La loi mosaïque était destinée exclusivement à l’usage juif. Elle perd toute sa valeur le jour où Israël cesse d’être le peuple élu. L’avènement d’une communauté nouvelle, recrutée en dehors des cadres juifs, constitue le signe, cause et conséquence tout à la fois, de ce changement de loi », p. 102. Avec la concision dont il est coutumier, Tertullien, un des Pères latins de l’Église, déclare : « Ainsi nous, qui n’étions pas auparavant le peuple de Dieu, le sommes devenus en recevant la loi nouvelle et la nouvelle circoncision qui avaient été annoncées » (Adversus Iudaeos, 3).

Un troisième argument, étayé et développé par Paul et les Pères de l’Église, consiste à montrer, au prix d’un tour de force exégétique, que l’Église est une institution divine plus ancienne que ne l’est Israël. En vertu d’une lecture typologique et allégorique de la Torah, les Chrétiens soutiennent qu’ils sont le peuple primordial, dont Abraham est la figure tutélaire. Si l’histoire d’Israël commence au Sinaï, avec le don de la Torah, le christianisme avait débuté bien avant, lorsqu’Abraham, incirconcis, crut au Dieu unique : « Si vous êtes du Christ, vous êtes donc descendance d’Abraham, héritiers selon la promesse » (Épître aux Galates 3 : 29).
En substance, le christianisme, comme révélation divine parfaite, précède l’instauration de la Loi, qui ne représente qu’une parenthèse de l’histoire du salut jusqu’à l’avènement du Christ. Du même coup, par ce raisonnement, les Chrétiens paraient la critique, dont ils furent souvent l’objet de la part de leurs contemporains, selon laquelle ils professaient un culte nouveau, une méprisable superstitio qui ne pouvait se prévaloir de la légitimité conférée par une tradition séculaire.

Vitalité et rivalité 

Malgré l’assurance avec laquelle les théologiens et docteurs chrétiens se sont évertués à prouver que l’ancien Israël n’avait plus aucune raison d’être, le judaïsme continua à vivre et à prospérer au cours des premiers siècles de notre ère. Perplexes face à une telle situation, que Dieu, à leurs yeux, semblait tolérer, les Chrétiens mirent au point un semblant de solution, dont la formulation classique se trouve chez saint Augustin : les Juifs sont des témoins, témoins de la justice divine qui s’abat sur eux parce qu’ils n’ont pas cru en Christ (p. 119).

Pinturicchio/Sant’Agostino tra i flagellant-Saint-Augustin entre les flagellants/1497/Photo de Cristina Acidini/Galleria Nazionale dell’Ombria/Pérouse


Pourtant, les Juifs de l’Antiquité ne semblent pas avoir été les témoins passifs et résignés que veut bien nous présenter Augustin. Les Chrétiens eussent-ils écrit de si nombreux traités de controverse, forcé tant de Juifs au baptême et mis en vigueur une législation à ce point intransigeante si les Juifs ne représentaient qu’un négligeable résidu de la population de l’Empire romain ?
« Les législateurs, ecclésiastiques ou laïcs, n’ont guère coutume de se battre contre des fantômes » (p. 337), remarque judicieusement Marcel Simon.
Or, la lutte entre la Synagogue et l’Église fut féroce entre le IIème et le Vème siècle ; loin d’être un signe de la faiblesse du judaïsme, l’inlassable prosélytisme chrétien, qui se muera quelquefois en un franc antisémitisme, atteste, au contraire, le dynamisme du judaïsme durant l’Antiquité : « La raison profonde de cet antisémitisme, c’est la vitalité religieuse du judaïsme », p. 273. En effet, face à une religion qui attirait et recrutait des Chrétiens, les évêques et prédicateurs, au cours de leurs homélies, ne laissèrent pas de dissuader leurs ouailles de frayer avec les Juifs. 
Jean Chrysostome, qui fut évêque d’Antioche, est, à cet égard, parfaitement représentatif. Marcel Simon lui consacre des pages captivantes (p. 256-263). Pour Chrysostome, les Juifs sont entachés de tous les vices imaginables :  ce sont des bêtes dépourvues de raison, inaptes au travail mais seulement aptes à être menées à l’abattoir ; ils sont lascifs, ivrognes, gloutons ; ils ne valent pas mieux que les porcs et les boucs ; leur fête de Yom Kippour est l’occasion des scandaleuses orgies ; ils feignent le jeûne pour mieux s’enivrer. La synagogue est une caverne de brigands, un lupanar, la résidence des démons, pis, la citadelle du diable. Celui à qui, pour son éloquence, on décerna le surnom de « Bouche d’Or », ne le méritait guère quand il parlait des Juifs…
Chrysostome appelle ses fidèles à engager le combat contre ces ennemis pervers : « Si aujourd’hui les Juifs, qui sont pires que tous les loups, ourdissent le plan d’encercler nos moutons, nous devons les empoigner et nous battre, pour qu’aucun de nous ne devienne la proie de ces bêtes sauvages » (Adversus Iudaeos 4 : 1). Comme il ressort de ce dernier passage, comme en d’autres, la crainte de Jean Chrysostome est bien de voir ses paroissiens, qui n’étaient sûrement pas dupes des invectives proférées par leur évêque, se laisser attirer par les Juifs. Il laisse même entendre que de nombreux Chrétiens d’Antioche ont déjà rejoint les rangs ennemis. Cela l’autorise à fustiger ceux qui, parmi eux, se mêlent à leurs fêtes et « vivent à la juive ». Ainsi, la diatribe de Jean s’adresse moins aux Juifs (qui n’écoutaient pas ses sermons) qu’aux Chrétiens qui étaient tentés par la religion juive. D’ailleurs, Jean prononça ses homélies durant l’automne, la période durant laquelle « les fêtes des misérables et malheureux Juifs sont célébrées sans interruption, l’une après l’autre » (Adversus Iudaeos 4 : 1).

Mosaïque représentant Jean Chrysostome /Sainte Sophie-Musée depuis 1934 et transformée en mosquée le 24 juillet 2020 /Istanbul

Cette violence oratoire traduit à l’évidence la crainte que le Père de l’Église éprouve au sujet du judaïsme antiochien, dont le prosélytisme et la vigueur exerçaient une attraction forte sur les Chrétiens.

Le persécuté devenu persécuteur

Mais l’assaut ne se contenta pas de mots : des évêques usèrent de moyens funestes, au prix de la légalité, pour combattre la Synagogue et défendre les prétentions de l’Église. Au cours d’un épisode tristement célèbre, qui eut lieu en 418 à Minorque, l’évèque Sévère prit prétexte d’un don des reliques du protomartyr Étienne (Actes des apôtres 6-8), héraut de l’antijudaïsme, pour lancer une sanglante croisade à l’encontre des Juifs de l’île. La venue de ce saint, sous la forme de ses reliques, attisa la haine de Sévère et de ses fidèles ; en effet, comme le dit justement Marcel Simon, « le protomartyr, le plus violemment anti-juif de tous les confesseurs de l’Église primitive, victime directe, au même titre que son Maître, de la perfidia iudaica, s’est spécialisé après sa mort dans la lutte contre le judaïsme », p. 427. Au terme d’agressions physiques, de conversions forcées et de la destruction de la synagogue de Mahón, Sévère parvint, avec l’aide de Dieu et de son serviteur Étienne, à « arracher une infâme forêt notoire de mécréance » afin que poussent « les plus fertiles œuvres de la foi » (Epistula Severi 30, 2). Derrière la prétendue providence divine qu’invoque Sévère, une persécution savamment conçue et menée s’était mise en place, dont l’évêque fut l’organisateur brutal. 

Judaica superstitio, Iudaica pollutio…

Même si de telles entreprises, à l’image de celle de Sévère, étaient punies par la loi romaine, qui garantissait la protection du judaïsme au titre de religio licita reconnue par l’Empire, la situation ne tarda pas à évoluer lorsque le christianisme devint la religion officielle de l’Empire romain à partir de Théodose I (392-395). Dès lors, face à l’empiètement de l’autorité ecclésiastique, qui réclamait instamment l’instauration de mesures de plus en plus répressives contre les Juifs, les empereurs adoptèrent, progressivement, une attitude hostile à l’égard de leurs sujets juifs (p. 264-274).
Cette dégradation des rapports entre le gouvernement romain et les Juifs, dès la fin du IVème siècle, est marquée, tout d’abord, par un changement de langage. Les lois impériales qualifient désormais le judaïsme de Iudaica superstitio, Iudaicum contagium, Iudaica perversitas ou Iudaica pollutio. De manière inédite, la loi associe désormais les Juifs aux hérétiques et aux païens. Ensuite, de plus en plus de restrictions sont imposées pour la construction ou l’agrandissement de synagogues. Quatre lois, promulguées entre 415 et 438, prohibent ainsi la construction de nouvelles synagogues ; elles autorisent uniquement la réparation d’un édifice ancien.
Un autre aspect marquant de la politique antijuive de l’Empire fut la suppression du patriarcat. Cette disposition, dont la date ne peut être précisée (entre 415 et 429), marque un tournant décisif ; ne disposant plus d’une représentation officielle, les Juifs se retrouvent dès lors dans une position vulnérable face aux excès de l’antijudaïsme ecclésiastique et de la législation impériale. Enfin, diverses dispositions furent prises, entre 404 et 438, pour interdire aux Juifs l’accès à toute militia, c’est-à-dire à tout poste civil ou militaire 
Consternante ironie de l’histoire : religion longtemps persécutée, le christianisme devint persécuteur à l’égard même de celui dont il prétendait détenir l’héritage, Israël. Cet affrontement eut des effets irrémédiables sur les destinées du judaïsme hellénistique.
Malgré son extraordinaire capacité de résistance et son esprit prosélyte, ce judaïsme recula graduellement dans la société et perdit de sa vigueur de jadis face à la concurrence d’un christianisme triomphant. Abandon de la langue grecque, fléchissement de l’activité missionnaire, retour et repli vers la Torah et passage au second plan de sa vocation universelle sont autant de conséquences, pour le judaïsme dispersé, de la lutte qui fit rage entre l’Église et la Synagogue au cours des cinq premiers siècles.
Cette lutte, si elle marqua durablement le judaïsme, eut aussi des effets sur le christianisme ; elle a autant affecté l’un que l’autre . 
Aussi Marcel Simon conclut-il son livre ainsi : « Mais le visage, progressivement formé, du christianisme eût sans doute été différent s’il n’y avait pas eu de lutte. Pour s’être tenacement défendu, le judaïsme a contribué à faire de son rival, selon l’expression de Justin Martyr, un “autre Israël” », p. 446. 

Faut-il dire « antisémitisme » ou « antijudaïsme » ?

Nous oserons, peut-être, exprimer une réserve au sujet de l’utilisation du terme « antisémitisme » que Marcel Simon emploie pour qualifier l’attitude malveillante des Chrétiens de l’Antiquité à l’égard de leurs contemporains juifs. Rédigeant Verus Israel dans le contexte de l’affirmation de l’antisémitisme nazi, Marcel Simon éprouvait, à juste titre, une sensibilité aiguë au sujet des diverses formes d’antisémitisme qui se sont exprimées au cours de la longue histoire de l’Occident, depuis l’Antiquité jusqu’au XXème siècle. D’ailleurs, de manière assez discrète, il signale quelquefois des analogies entre l’époque antique et l’Europe de la première moitié du XXème siècle. Mais, en reprenant la distinction chère à Hannah Arendt entre l’antisémitisme, « idéologie laïque du XIXème  siècle » et l’antijudaïsme, de nature religieuse, « inspiré par l’hostilité de deux fois antagonistes », ne serait-il pas plus approprié, pour l’Antiquité, de se borner à parler d’« antijudaïsme » ?
En effet, l’antisémitisme repose sur des considérations raciales ; or, de telles considérations sont totalement absentes des écrits des penseurs et théologiens chrétiens de l’Antiquité tardive, qui placent uniquement le débat sur le plan théologique. Même la verve de Jean Chrysostome, qui offre d’indéniables échos avec certains préjugés antisémites modernes, est exclusivement animée par la crainte que suscite la vigueur de la religion adverse et, également, par un souci d’ordre pastoral.
Marcel Simon le dit expressément : « Le vrai antisémitisme chrétien est théologique », p. 246. N’y aurait-il pas une contradiction dans les termes ? Si les objections chrétiennes reposent sur des divergences d’ordre théologique, et non raciales, peut-on parler, dans ce cas, d’« antisémitisme » ? 
S’il semble ainsi préférable de recourir au terme d’« antijudaïsme » pour l’époque antique, comme le font dorénavant la plupart des spécialistes de l’Antiquité, à partir de quand peut-on parler d’« antisémitisme » ?
Peut-être Hannah Arendt, en situant la formation de l’antisémitisme au XIXème siècle, minore-t-elle les témoignages d’époques plus reculées, où commencent à poindre les prémices de cette idéologie. En effet, entre l’anti-judaïsme de l’Antiquité et l’antisémitisme des XIXème et XXème siècles, il n’y a pas de solution de continuité ; le basculement de l’un à l’autre est, semble-t-il, décelable au cours du Moyen-Âge, comme le suggèrent, de manière convaincante, Yosef Hayim Yerushalmi et Dominique Iogna-Prat.

Synagogue aux yeux bandés/Cathédrale de Strasbourg/Sculptée vers 1230/Photo de P. Jacob/CRDP Strasbourg.

À partir du XIIIème siècle apparaît une question inédite, jamais formulée auparavant par les Pères de l’Église : les Juifs appartiennent-ils à l’espèce humaine ? Le débat prit un tour décisif lors de l’élection de l’antipape Anaclet II, issu d’une grande famille romaine, les Pierleoni, dont l’ancêtre fondateur était un Juif converti au christianisme. Pour ses opposants, Anaclet II est un « pape juif » qui, même baptisé dans la foi chrétienne, reste maculé de la souillure juive. Désormais, la différence entre le Juif et le chrétien ne relève plus de la foi, comme dans l’Antiquité, mais de l’espèce. Le Juif, dès lors, est relégué hors de l’humanité. C’est aussi à cette époque que commence à apparaître, dans l’art chrétien, le Juif physiquement typé, doté d’un nez crochu et de lèvres épaisses. L’antijudaïsme théologique a cédé le pas à l’antisémitisme racial. Dominique Iogna-Prat retrace avec justesse cette genèse de l’antisémitisme à l’époque médiévale : « D’abord rejeté parmi les bêtes, ensuite différencié en nature, le Juif des intellectuels du Moyen Âge prend ainsi, par touches successives, les contours de l’Autre radical, relevant d’un espèce propre. Ce ne sont certes que des considérations encore loin d’aboutir à la taxinomie anthropologique des Lumières puis à la systématisation d’une théorie raciale au XIXème siècle. Nous ne sommes qu’au prélude d’une longue histoire dont on connaît la suite, tragique, au plan des idées et surtout des pratiques tant d’exclusion que d’élimination », p. 323.

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Quoi qu’il en soit de cette réserve qui n’est cependant pas seulement une querelle de mots, l’ouvrage de Marcel Simon, pour tout spécialiste de l’histoire du judaïsme, mais aussi pour tout lecteur curieux, est une somme admirable qui demeure, malgré des recherches plus récentes et qu’elle a permises,  une référence en la matière.
Parions qu’elle le restera encore pour longtemps.
Notons enfin que l’auteur ne sacrifie jamais la clarté de l’exposé qu’il sert par une langue française éblouissante, à sa prodigieuse érudition. Certes, Verus Israel est un livre de lecture assez ardu parfois ; mais cette exigence est le gage que l’auteur prête à l’intelligence de son lecteur. 

Bibliographie

  • Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme : Sur l’antisémitisme, Traduit de l’anglais par M. Pouteau, Paris, Seuil, 1984, Collection « Points ».
  • B. Blumenkranz, Recension de Marcel Simon, Verus Israel : Étude sur les relations entre chrétiens et juifs dans l’Empire romain (135-425), in : Revue de l’histoire des religions, tome 137, n°1, 1950. pp. 111-114 .
  • Daniel Boyarin, Mourir pour Dieu : L’invention du martyre aux origines du judaïsme et du christianisme, Traduit de l’anglais par J.-F. Sené, Bayard, 2004.
    D. Boyarin, dans cet ouvrage paru en 1999, explore, d’une manière pour le moins originale, les rapports entre Juifs et Chrétiens durant les trois premiers siècles de notre ère. En effet, c’est à partir du récit fictif du procès de R. Éliézer ben Hyrkanos (Tossefta ‘Houline 2, 24), un rabbin du troisième siècle, que l’auteur déploie sa passionnante démonstration. Suspecté de professer le christianisme, Rabbi Éliézer est arrêté par le gouverneur romain ; mais grâce à une réponse habile, le rabbin esquive le martyre. Le plus curieux, note D. Boyarin, est que ce Rabbi ne récuse aucunement l’accusation de christianisme dont il est injustement soupçonné. En somme, selon l’interprétation de D. Boyarin, R. Éliézer ne verrait nulle objection à être considéré, à tort, comme chrétien. Pour l’auteur, ce texte illustre la thèse qu’il défend tout au long de l’ouvrage : durant les premiers siècles de notre ère, Juifs et Chrétiens cultivaient une attirance réciproque et entretenaient des rapports fort étroits. Ainsi la distinction entre judaïsme et christianisme demeura-t-elle longtemps floue, si bien que les deux religions ne se constituèrent pas en unités séparées, selon D. Boyarin, qu’à partir du quatrième siècle. Une relecture rafraîchissante, voire provocante, de l’histoire des relations judéo-chrétiennes durant l’Antiquité.
    La partition du judaïsme et du christianisme, Traduit de l’anglais par J. Rastoin, Paris, Cerf, 2011, Collection « Patrimoines : Judaïsme ». Recension de cet ouvrage par D. Luciani in : Revue théologique de Louvain, 43e année, fasc. 3, 2012. pp. 405-441.
  • Dominique Iogna-Prat, Ordonner et exclure. Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à l’islam (1000-1150), Paris, GF Flammarion, 2000 (2e édition corrigée).
    Présentation de cet ouvrage par le médiéviste John V. Tolan in Quinzaine Littéraire, n°748, publié le 16 Octobre 1998, p. 22-23.
  • Simon Claude Mimouni, Le judaïsme ancien et les origines du christianisme, Montrouge, Bayard, 2017.
  • Ed Parish Sanders, Paul and Palestinian Judaism: A Comparison of Patterns of Religion, Londres, SCM Press, 1977.
  • Yosef Hayim Yerushalmi, « L’antisémitisme racial est-il apparu au XXème siècle ? De la limpieza de sangre espagnole au nazisme », Esprit n°190, 1993, p. 5-35.
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