Abba Kovner :

Guerrier visionnaire,

témoin,

gardien de la mémoire juive

par Jean-Luc Landier

Dina PORAT , Le Juif qui savait -Wilno-Jérusalem : La figure légendaire d’Abba Kovner, 1918-1987, Titre original : The Fall of a Sparrow : The Life and Times of Abba Kovner (2009), Traduit et adapté de l’anglais et de l’hébreu par A. Laignel-Lavastine, Paris, Le Bord de l’Eau, 2017, Collection Judaïsme.

 « Jeunes Juifs, ne croyez pas ceux qui veulent nous berner. Sur les quatre vingt mille Juifs de la Jérusalem de Lituanie, seuls vingt mille sont encore en vie… Hitler a conçu un plan afin d’exterminer la totalité des Juifs d’Europe, et nous, Juifs de Lituanie, sommes en première ligne. Ne nous laissons pas mener comme des moutons à l’abattoir! Oui, nous sommes faibles et personne ne viendra à notre secours. Mais la seule réponse à opposer à la haine de l’ennemi est la Résistance. Frères! Mieux vaut tomber en combattants libres plutôt que de vivre à la merci des assassins. Défendons-nous jusqu’à notre dernier souffle  », p.10-11.
Cet appel à la lutte armée a été lancé lors d’une réunion des organisations de jeunesse du ghetto de Wilno le 31 décembre 1941. Son auteur, Abba Kovner n’a que vingt-trois ans  : les nazis qui occupent la capitale historique de la Lituanie depuis six mois, ont déjà exterminé plus de la moitié de ses habitants juifs et ont enfermé les survivants, en proie à un total désarroi. Ils ignorent tout du sort de leurs proches.
Ce tout jeune homme a compris, par ce que l’on peut appeler une intuition prophétique, qu’une extermination totale se prépare ; il lance ce cri destiné à devenir un texte fondateur de la Résistance des Juifs au nazisme.

Dans une biographie rigoureuse, traduite et adaptée en français par Alexandra Laignel-Lavastine, l’historienne Dina Porat a écrit la vie de ce héros d’Israël et nous entraîne de Wilno à Jérusalem, de la guerre contre le nazisme aux combats d’Israël, en suivant les traces de ce personnage qui fut un guerrier, un grand témoin, un intellectuel, un bâtisseur, un poète, un visionnaire.

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Abba Kovner dans la Vilna libérée en juillet 1944/Photo Yad Vashem/ « Frères juifs, organisez-vous! Prenez les armes! Frères juifs! Entrez en résistance« , p.115.

Une jeunesse à Wilno

Même si Sébastopol, en Crimée, est sa ville de naissance, Wilno demeurera pour Abba Kovner le lieu d’élection, son lieu originel et nourricier. Son père, Israel Kovner, avait fui la Crimée pour la Lituanie en 1926,  quand toute activité privée devint prohibée en Union soviétique. 
En polonais : Wilno ; en russe : Вильна/Vilna ; en biélorusse : Вільнюс/Vil’nious ; en yiddish : ווילנע, Vilné’… Cette ville lituanienne, cernée à ses frontières par la Lettonie, par la Russie, par la Pologne et la Biélorussie, a été maintes fois re-nommée au gré des successives occupations qu’elle a subies. 
Wilno (aujourd’hui Vilnius) peuplée pour un tiers de Juifs, revendiquée par la Lituanie, était, à l’époque, sous souveraineté polonaise.
Cette « Jérusalem du Nord » comme la surnomma Napoléon, était un foyer majeur de la culture juive en Europe : la Yechivah de Volozhin, la bibliothèque Strashun et l’Institut scientifique juif (le YIVO) étaient quelques-uns des lieux qui favorisèrent une culture « litvak » dont le rayonnement intellectuel, artistique et spirituel se perpétue jusqu’à nos jours. Ce fut aussi un lieu de réflexion politique ; c’est là que le Bund, mouvement ouvrier juif, fut fondé en 1897.
Abba Kovner resta attaché fidèlement à la ville de son enfance, qui fut une des sources d’inspiration majeures de son oeuvre littéraire et poétique. 

Abba Kovner, adolescent /  » La joie lui était aussi familière que la tristesse« , p.34.

L’adolescent, à la suite du décès prématuré de son père en 1932, grandit dans un foyer dont sa mère devint bien vite le seul pilier. Il étudia tout d’abord dans un lycée juif laïc du réseau Tarboute qu’il quitta à l’âge de dix-sept ans, en 1935, afin de ne pas être à charge. Ce studieux autodidacte passa ses journées à la bibliothèque Strashun …
Fervent adepte du sionisme, le jeune homme milita en faveur du renouveau pionnier d’Eretz Israël ; adhérant aux valeurs humanistes et laïques de l’ Hachomer Hatsaïr, il en prit rapidement la direction au niveau régional : il fascinait les membres du groupe par sa sage autorité, par le charisme que lui conféraient sa hauteur de vue et son éloquence.

Entrer en résistance

Le 1 septembre 1939, l’Allemagne nazie attaqua la Pologne et la défit en trois semaines. L’URSS, alliée de l’Allemagne nazie en vertu du pacte germano-soviétique, envahit l’est de la Pologne, dont Wilno, le 19 septembre 1939. Elle céda la ville à la République de Lituanie en octobre pour l’envahir ensuite à nouveau et l’annexer, avec tous les pays baltes, en juin 1940. 
Cette période charnière fut un moment important dans l’histoire de Wilno mais aussi du judaïsme polonais, car des milliers de Juifs de Pologne centrale, fuyant les troupes nazies, s’y réfugièrent à ce moment. 
Abba Kovner a lu Mein Kampf. Informé des premiers massacres commis par les nazis en Pologne, il comprit que tout un monde allait disparaître, et se prépara à la clandestinité, non sans poursuivre son oeuvre éducative auprès des centaines de membres de l’Hachomer Hatsaïr.
Wilno devint donc la capitale de la République soviétique de Lituanie en juin 1940. Les activités de la communauté juive, et en particulier les activités sionistes furent interdites. Kovner fut invité, comme certains de ses camarades de l’Hachomer Hatsaïr, à rejoindre la grande famille communiste, mais, pressentant l’oppression à venir, il s’en garda bien et réussit même à éviter de communiquer les noms des membres du mouvement au NKVD. Il entra alors en clandestinité avec ses camarades.
Durant cette période soviétique, de janvier à mars 1941, les frontières de la Lituanie étaient restées ouvertes. Nombre de Juifs profitèrent de cette opportunité pour fuir la Lituanie ; plusieurs dirigeants de mouvements sionistes parvinrent, pour rejoindre Israël, à quitter Wilno. Kovner, pour sa part, décida d’y rester.
C’est à ce moment qu’il fit la connaissance de Vitka Kempner, jeune réfugiée de Pologne, qui, bien plus tard, devint la compagne de sa vie. 

Dans Wilno/Photographie non datée, figurant sur la page consacrée au Ghetto de Vilnius in Holocaust Education & Archive Research Team

Kovner, qui aurait pu obtenir un permis d’immigration en Palestine, s’y refusera et jugera avec la plus grande et la plus rigide sévérité le départ vers Israël de cadres de l’Hachomer Hatsaïr qui abandonnaient des centaines d’adolescents du mouvement à un destin qu’il pressentait tragique.
En mars 1941, les Soviétiques fermèrent les frontières, puis arrêtèrent et déportèrent vers le Goulag 35 000 Lituaniens dont 5 à 6000 Juifs. La participation de communistes juifs à ces arrestations nourrira la violence antisémite dont les Lituaniens feront preuve dès juillet 1941.

Demeurer avec ses frères

L’armée nazie, qui a attaqué par surprise l’URSS le 22 juin 1941, entra à Wilno le 24 juin, sous les applaudissements de la population lituanienne libérée du joug soviétique. Les Juifs tentèrent désespérément de fuir vers l’intérieur de la Lituanie, mais la majorité d’entre eux, environ 60 000, restent piégés dans la ville.
Dés l’arrivée des nazis, la population lituanienne procéda à des pogroms et à des massacres, le plus important ayant eu lieu à Kovno où plusieurs milliers de Juifs furent assassinés entre le 25 et le 27 juin dans des conditions atroces.
Les Allemands nommèrent, pour administrer le ghetto de Wilno, un Conseil juif, un Judenrat, dont les membres furent choisis parmi les partis juifs traditionnels. Il avait la mission de représenter la communauté juive auprès des autorités allemandes, et en particulier, d’organiser le travail forcé.
Pour les nazis, assistés activement par la police et par des groupes fascistes paramilitaires lituaniens, tout était en place pour liquider massivement les Juifs piégés en Lituanie.
Parmi les multiples lieux où s’opéra cette extermination, la forêt de Ponary, située à 10 kilomètres de Wilno, offrait un lieu propice à ces desseins. C’est là que furent exécutés en moins de quinze jours, près de 5.000 Juifs de Wilno et des environs.
Abba Kovner a choisi de ne pas fuir : les siens sont en effet restés dans la ville. Il parvint, avec l’appui de militants catholiques polonais à se réfugier avec dix-sept de ses camarades dans un couvent de soeurs dominicaines dirigé par la mère supérieure Anna Borkowska, soeur Bertranda. Celle-ci fera preuve d’une exceptionnelle compassion pour les Juifs persécutés et en particulier pour les militants sionistes, qui l’appelaient « Ima » (Maman). 
Kovner restera caché six mois dans ce couvent, tout en effectuant des incursions clandestines dans ce qui deviendra très vite le ghetto de Wilno. Dés la mi-juillet, il fut informé des massacres commis à Ponary par un jeune homme qui avait réussi à échapper à la tuerie et qui lui décrivit l’horreur des exécutions. Kovner apprit que son amie Hadassah avait été assassinée, avec sa mère qu’elle n’avait pas voulu quitter pour le rejoindre. Aucun Juif de Wilno ne voulait croire ces témoignages.

Les deux ghettos de Wilno

Le matin du 6 septembre 1941, tous les Juifs survivants furent enfermés dans deux ghettos distincts. Chacun des ghettos avait seulement une entrée, placée à chaque extrémité opposée. Le ghetto 1 fut réservé aux Arbeitsjuden, «  travailleurs juifs » et à leurs familles ; le ghetto 2, à … tous les autres, voués à une plus prompte extermination. Les Juifs survivants du ghetto 1 ignoraient tout du sort réservé au ghetto 2 : ils savaient seulement que des ghettos avaient été constitués dans toutes les villes de Pologne, que les Juifs y souffraient de la misère, de la faim et des maladies, d’agressions régulières, qu’ils étaient contraints au travail forcé, mais ils ne pouvaient imaginer qu’un plan d’extermination total et systématique des Juifs d’Europe avait été mis en oeuvre.
Au moins 33. 000 Juifs de Wilno avaient été assassinés entre juillet et décembre 1941… Pour Anatol Fried qui présidait le Judenrat dans le ghetto 1, comme pour  Jacob Gens qui commandait la force de police juive,  accepter le travail forcé et l’organiser semblait la meilleure solution pour obtenir l’apaisement. Ils furent confortés dans cette illusion par la suspension des rafles massives de la mi-décembre 1941 jusqu’à l’été 1943 ; les quelques 20.000  Juifs survivants, entassés dans le ghetto, eurent un répit de dix-huit mois

Organiser la résistance

Abba Kovner savait et avait compris. Comment? De façon intuitive, dira-t-il, en 1978, à Claude Lanzmann ; prophétique, pourrait-on dire… Car c’est pleinement conscient du sort réservé par les nazis aux Juifs d’Europe qu’il rédige son Appel à la Résistance où il prône l’insurrection armée.  Lu lors d’une assemblée clandestine le 31 décembre 1941, ce manifeste fut l’un des tout premiers de ce type en Europe et marqua un tournant dans la conscience collective des Juifs.
Kovner quitta le couvent des Dominicaines et rejoignit le ghetto. Sa première arme, une grenade, lui fut fournie par la soeur Bertranda. Aussitôt après la proclamation de son Appel, le jeune chef de guerre se lança dans la préparation de l’organisation clandestine. Il se rapprocha des communistes du ghetto, dirigés par Itzik Wittenberg, militant expérimenté de 35 ans, très respecté et rompu à la clandestinité. Il prit également contact avec le Bétar, dirigé secrètement par Yossef Glazman, officiellement chef adjoint de la police du ghetto. Ensemble, ils fondèrent le Fereinigte Partizaner Organisatsie (FPO), l’organisation de résistance du ghetto de Wilno. Il fallait se procurer des armes, entraîner les jeunes, saboter la machine de guerre nazie, entrer en contact avec les partisans soviétiques dans les forêts. Wittenberg, plus âgé et expérimenté, fut nommé commandant. Leur objectif était avant tout de sauver l’honneur des Juifs en organisant leur autodéfense.
Les militants du Bund se rallièrent au mouvement de résistance dans un second temps. Le FPO recruta secrètement des dizaines de garçons et filles, issus des mouvements de jeunesse et amorça leur entraînement. Ils se procurèrent leurs premières armes, le plus souvent en les volant aux Allemands. Les partizaner parvinrent à préserver leur clandestinité en dépit de la promiscuité au sein du ghetto : la majorité des internés ignoraient leur existence.
Dans le ghetto, un semblant de vie normale avait en effet été organisé car les Allemands, demandeurs de main d’oeuvre, avaient suspendu leurs rafles. Jacob Gens, persuadé que l’engagement des Juifs dans le travail forcé leur permettrait d’échapper à l’extermination et d’attendre la défaite allemande, avait rallié à son point de vue la majorité de la population habitée par un irrésistible appétit de vivre. Ils partageaient son point de vue et organisaient leur survie dans la solidarité, mettant sur pied un hôpital et même un théâtre. Pendant ce temps, Avrom Sutzkever et Schmerke Kaczerginski secrètement membres du FPO furent chargés par les Allemands de classer les archives du YIVO . Ils réussirent à dissimuler des documents précieux de la communauté, notamment des journaux de témoins des massacres, qui seront sauvés de la destruction. Survivre pour sauvegarder, sauvegarder pour survivre.

La Résistance clandestine dans le ghetto :
une tragédie dans la tragédie

Il y avait deux sociétés dans le ghetto : la majorité des Juifs qui croyait dans le salut par le travail et suivait Gens, et, d’autre part, l’organisation secrète des partisans qui se structurait et s’armait.
Le FPO effectua, le 8 juin 1942, probablement le premier sabotage d’un train allemand en Europe. De nouveaux sabotages de camions, de tanks, de canons ,furent entrepris en fin 1942. Les partizaner ne parvinrent pas à établir des rapports de confiance avec l’Armja Krajowa, l’organisation de résistance des nationalistes polonais profondément antisémites mais nouèrent des relations solides avec les maquis de partisans soviétiques qui opéraient dans les forêts. Gens connaissait parfaitement l’existence du FPO et ses chefs ; il savait que Kovner avait dissimulé des caches d’armes dans les sous-sol de l’hôpital. Il était partagé entre ce qui lui semblait de nécessaires  concessions et la conscience – il était un ancien du Bétar – qu’il n’y avait aucun espoir et qu’il faudrait un jour se battre pour l’honneur. 
En fin juin 1943, devant l’avance soviétique, Himmler donna l’ordre aux SS de liquider les derniers ghettos à l’Est. Des tensions apparurent alors au sein du ghetto : Gens durcit sa politique à l’égard du FPO, fit arrêter Jacob Glazman par la police juive que les partizaner, armes à la main, libérèrent. La population juive du ghetto découvrit ainsi l’existence du FPO.
En juillet, le chef de la Gestapo ordonna à Gens qu’il lui livrât Itzik Wittenberg. Celui-ci était recherché par la Gestapo car il était un des plus éminents responsables du parti communiste lituanien – ce que Kovner ignorait-, tout en étant également le chef du FPO. Gens convoqua les dirigeants du FPO au Judenrat afin de les informer d’une rafle en préparation. Ils s’y rendirent, mais c’était une souricière. Des policiers lituaniens passèrent les menottes à Wittenberg, désigné par Gens. Au moment où il quittait le ghetto, des partizaner réussirent à le libérer, et il disparut. 
Gens, sous la pression allemande, ourdit alors un stratagème : il fit savoir aux Juifs du ghetto que les Allemands s’apprêtaient à les liquider si Wittenberg ne se livrait pas. Gens monta ainsi les Juifs contre les jeunes partizaner. Le FPO était prêt à se battre contre les nazis, mais c’étaient les Juifs de Wilno qui récusaient son action. Gens entendait convaincre le FPO qu’il avait tous les Juifs avec lui, et qu’il lui fallait livrer Wittenberg, « en livrer un pour en sauver 20. 000 ». Le 16 juillet à l’aube, une émeute secoua le ghetto ; les Juifs attaquèrent à coups de pierre et de bâton les jeunes partizaner qui étaient pourtant leurs seuls défenseurs. Une guerre intestine était proche d’éclater au sein du ghetto.
Wittenberg, avant tout un militant communiste, s’en remit aux ordres du Parti. La cellule clandestine du parti au sein du ghetto décida qu’il devait se livrer à la Gestapo, et convainquit les chefs du FPO de s’aligner sur sa décision. Tous se rendirent auprès d’Itzik Wittenberg, l’informèrent qu’un combat entre Juifs allait éclater, qu’ils étaient prêts à le livrer, et qu’ils lui laissaient la décision finale. Itzik Wittenberg comprit le dilemme ;il remit le commandement à Kovner et se rendit à la Gestapo. Son corps sans vie fut rendu aux Juifs le lendemain.
Le sacrifice d’Itzik Wittenberg fut une tragédie dans la tragédie de la Shoah. Abba Kovner fut tout au long de sa vie hanté par ce moment douloureux. 

Lutte finale

Le FPO n’eut pas le temps de se réorganiser, car les nazis déclenchèrent une nouvelle Aktion le 6 août, puis le 31 août, alléguant cette fois qu’ils déportaient les Juifs vers l’Estonie où leurs conditions de vie seraient prétendument meilleures. Le FPO réagit en envoyant près de deux cent jeunes rejoindre les partisans soviétiques dans les forêts, et en préparant une insurrection pour la rafle ultime.

Le 1 septembre, les Allemands encerclèrent le ghetto. Kovner décrèta la mobilisation, et constitua des points fortifiés, notamment dans la bibliothèque Strashun. Une partie des partizaner, dénoncée, fut arrêtée avant même d’avoir pu prendre ses armes. Kovner en fut très ébranlé, d’autant plus que sa propre mère, Rosa, l’interrogeait sur ce qu’elle allait devenir.
Kovner rédigea un nouvel appel à l’insurrection pour l’honneur, mais il ne fut pas entendu. Gens envoya la police juive faire le travail des Allemands : déloger les Juifs cachés dans les « malines« , les planques souterraines du ghetto. Mais le résultat étant peu concluant, les Allemands décidèrent de recourir à la dynamite pour ensevelir les Juifs cachés dans les immeubles du ghetto. Kovner, constatant la vanité du combat, décida alors de gagner les forêts en fuyant par les égoûts.
Quelques centaines de partizaner manquant d’être noyés dans la fange finirent par sortir de la ville, et atteignirent la forêt de Rudnicki. Ce fut à ce moment que Kovner apprit la mort de son jeune frère Michael, assassiné dans la forêt de Narocz. Rosa Kovner, la mère d’Abba, fut assassinée à Ponary.
Les nazis avaient, en fin septembre, liquidé ce qui restait du ghetto de Wilno. 
À peine installés dans les bois, les partisans juifs firent preuve de la plus grande bravoure, attaquant l’ennemi partout où il se trouvait et sabotant ses lignes de communication. Les meilleurs combattants étaient souvent des jeunes filles, en particulier Vitka Kempner, qui épousera Abba en 1946, et Ruzka Korczak, qui sera leur amie inséparable jusqu’à la fin.
Abba Kovner démontra à nouveau son charisme exceptionnel et son autorité naturelle, imposant aux partisans juifs des règles d’éthique et de discipline qui contrastaient avec la sauvagerie fréquente des partisans soviétiques.

Dans les ruines de Wilno

Au début de l’été 1944, l’Armée rouge approchait de Wilno, dont la garnison allemande se rendit le 13 juillet. Abba Kovner et ses camarades entrèrent dans la ville et la trouvèrent couverte de ruines, vidée de ses habitants juifs. Étaient-ils les derniers Juifs d’Europe? Avec l’aide de l’écrivain juif soviétique Ilya Ehrenbourg et du Comité juif antifasciste, Avrom Sutzkever se rendit à Moscou et contribua à faire connaître au monde la tragédie de Wilno et la geste héroïque des partizaner. Il se consacra, avec Kovner et Vitka Kempner, au cours des mois qui suivirent la libération de la ville, à la sauvegarde des précieuses archives qu’il avait dissimulées, et il réussit à faire transférer secrètement une partie d’entre elles à New York, au YIVO, où elles se trouvent actuellement.

L’avenir est en Terre d’Israël

Une nouvelle page de la vie d’Abba Kovner s’est ouverte à ce moment. Il savait qu’il n’y avait aucun avenir pour les Juifs ni à Wilno ni dans l’ensemble de l’Europe orientale. Les rares survivants qui tentaient de revenir chez eux étaient souvent assassinés par leurs voisins polonais ou lituaniens. L’avenir des survivants juifs était ailleurs. Abba Kovner décida de tout mettre en oeuvre pour rassembler les survivants d’Europe de l’Est et les conduire vers Eretz Israël. Kovner estimait en effet que les survivants apporteraient un sang neuf en Israël et y auraient une mission spécifique.
Kovner initia ainsi l’évasion/la Bri’hah clandestine des survivants. Il constata que le départ vers Israel par les ports roumains n’était pas possible en raison de l’impréparation des émissaires de l’Agence juive, et décida de réorienter son groupe de survivants vers l’Italie , où la Brigade juive, unité militaire formée par les Juifs de Palestine au sein de l’armée britannique, était cantonnée. Ils étaient plusieurs centaines de jeunes survivants juifs, en juillet 1945, à traverser la Roumanie, la Hongrie et la Yougoslavie, pour gagner Tarvisio, à la frontière italo-autrichienne, à la rencontre des hommes de la Brigade. Ils furent accueillis avec émotion et enthousiasme par les soldats juifs du Yichouv, qui, en quelques instants, découvrirent ce qu’avaient subi leurs frères d’Europe de l’Est. Abba Kovner prononça, le 16 juillet 1945, à Tarvisio, un de ses plus mémorables discours devant les hommes de la Brigade et ses camarades. Kovner leur parla de la Shoah, des dangers qui menaçaient encore les Juifs en Europe, et de la nécessité de la ‘Alyah.
Et la symbiose s’opéra entre les soldats venus d’Israël et les survivants qui avaient connu l’indicible. Tous se rejoindraient dans leur pays-refuge, en Israël.

Vengeance !

Kovner et ses camarades les plus proches cherchèrent, en même temps, à réaliser un projet beaucoup plus sombre : Nakam/la vengeance!  Vengeance du peuple juif contre les Allemands qui avaient tenté de le faire disparaître.
Il faut essayer d’imaginer dans quel état de détresse morale et d’effondrement psychologique les jeunes survivants de la Shoah se trouvaient en 1945. Ils avaient vu leurs proches, parents, enfants, amis, camarades, mourir de faim, de maladie, de misère dans les ghettos, disparaître dans les chambres à gaz, être assassinés par centaines de milliers au bord des fosses d’Ukraine, de Pologne, de Lituanie. Ils avaient été les témoins de scènes d’horreur dépassant l’imagination. Et tous ces crimes avaient été commis par des Allemands et leurs complices, au nom du peuple allemand. La dignité des Juifs avait été foulée aux pieds par l’Allemagne nazie, avec la complicité de l’écrasante majorité du peuple allemand. Pour Abba Kovner et ses cinquante camarades qui portaient le projet Nakam, aucune vie nouvelle n’était possible sans que le sang juif répandu fût d’abord vengé.
Cette vengeance était d’autant plus indispensable qu’ils pressentaient, dés l’été 1945, que beaucoup de nazis passeraient entre les mailles du filet de la justice des Alliés, et que de nouveaux crimes antisémites se produiraient en Europe, comme les nombreux meurtres de Juifs commis en Pologne l’attestaient.
Abba Kovner se concentra sur ce projet de vengeance : il ne voulait pas d’exécutions individuelles de nazis isolés ; il voulait châtier le peuple allemand, collectivement.

Abba Kovner, déguisé en soldat de la Brigade juive dans le bateau qui devait le ramener en Europe pour y accomplir l’opération Nakam/United States Holocaust Memorial Museum/ »Laissez moi mourir avec les Philistins!« , p.285.

Un plan prit forme dans l’esprit de Kovner et de ses camarades : se faire embaucher dans le personnel des compagnies des eaux de grandes villes allemandes, se procurer du poison et, un jour convenu, fermer les vannes alimentant les quartiers où se trouvaient des soldats alliés et des réfugiés, et déverser le poison dans les eaux bues par les seuls Allemands.
Kovner et ses camarades récupérèrent de l’argent et envoyèrent des émissaires en Allemagne. Ceux-ci, apprenant que des SS étaient internés par milliers dans des camps de prisonniers, leur recommandèrent d’étudier aussi un plan B : frapper seulement des SS prisonniers.
Kovner, sur les instances des dirigeants de l’ Hachomer Hatsaïr fut appelé en Eretz Israel. Il entendait avoir des échanges avec les dirigeants du Yichouv, mais aussi se procurer du poison pour son équipe, restée dans l’attente de ses instructions à Paris. Arrivé en Palestine sous une fausse identité, Kovner fut accueilli avec une certaine méfiance par les services secrets du Yichouv et par Israel Galili, chef de la Haganah. Il finit par obtenir un peu de poison mais quand Kovner quitta la Palestine sous une fausse identité, il fut arrêté avant de débarquer en Europe et emprisonné par les Britanniques à Alexandrie. Il avait eu le temps de se débarasser de son poison avant d’être arrêté. Kovner a pensé avoir été trahi par un agent de la Haganah afin de faire échouer son plan. Il fallait renoncer à la vengeance exterminatrice.
Que se serait-il passé si ce plan avait connu, ne serait-ce qu’un commencement de réalisation? Probablement une réprobation mondiale, qui aurait compromis tous les efforts du mouvement sioniste pour obtenir des Nations-Unies la reconnaissance d’un Etat juif. Il est toutefois absurde, illégitime, peut-être aussi immoral, de porter une jugement de réprobation sur le projet Nakam. Ce sombre dessein était le fruit du traumatisme insondable subi par les rescapés de la Shoah. Ils étaient des morts sortis vivant de l’enfer. Nakam leur avait paru nécessaire pour exorciser leur souffrance et envisager de bâtir une nouvelle vie.

Un nouveau combat : bâtir Israël

Après l’échec de Nakam, tous prirent tous le parti de commencer une nouvelle vie et s’installèrent en Palestine mandataire. Abba et Vitka s’établirent à Ein Hakhoresh, prés de Netanya et s’unirent sans se marier formellement, conformément aux pratiques des kibboutzim. 

Abba Kovner/Guerre d’indépendance/Israël/Été 1948/ »Un peuple renaît des ses cendres. Les Juifs ne seront plus jamais conduits à l’abattoir« , p. 302.

Après le partage de la Palestine mandataire, décidé par l’ONU le 29 novembre 1947, la guerre avec les pays arabes était certaine. Abba ne fut pas appelé à combattre en première ligne, mais invité à renforcer le moral des troupes au sein de la brigade Givati, chargée de défendre le front Sud. Alors que l’armée égyptienne s’approchait de Tel Aviv, Kovner haranguait les jeunes soldats d’Israël chaque jour, en s’inspirant de la Bible, de la poésie de Bialik et de son expérience de commandant à la tête d’une brigade de partisans dans la forêt. Sa rhétorique guerrière, souvent violente, très marquée par l’angoisse d’une nouvelle destruction du peuple juif, suscita de nombreuses critiques, émanant de Meir Yaari, de Ben Gourion, de Moshe Dayan. Sa condamnation sévère de la capitulation du kibboutz Nitzanim, le 8 juin 1948, face à l’armée égyptienne, fut longtemps perçue comme excessive et injuste, les membres du kibboutz, faiblement armés et décimés, n’ayant pas eu d’autre choix après de durs combats et des bombardements aériens.
Après la guerre d’Indépendance, alors que l’État d’Israël faisait ses premiers pas de nation souveraine, accueillait des centaines de milliers d’immigrants et tentait d’édifier une économie et une société modernes, Abba Kovner entama une nouvelle existence. Le charisme et l’éloquence dont il avait fait preuve dans la Résistance, sa capacité d’initiative et  de discernement, son autorité naturelle, toutes ces exceptionnelles qualités le destinaient aux plus hautes fonctions dans la société israélienne en construction. Il était de la génération de Moshe Dayan, de Shimon Peres, d’Itzhak Rabin, de Menahem Begin, il aurait pu, dans le sillage de Ben Gourion, entamer une brillante carrière politique. Ce n’est pas la voie qu’il choisit. 
Il veilla toujours à garder son indépendance, sa liberté de jugement et son esprit critique en particulier au sein de son propre parti, le Mapam, Parti Socialiste Unifié, issu du Hachomer Hatsair, dont il n’accepta pas l’alignement pro-soviétique, inconditionnel jusqu’au procès des “blouses blanches” de 1952. Abba Kovner fut un opposant quasi constant au sein du Mapam, dont il démissionna pratiquement… tous les trois mois… 
Il s’opposa avec force à l’accord sur les réparations allemandes, obtenues par Ben Gourion en 1952, comme à l’établissement de relations diplomatiques avec l’Allemagne fédérale en 1965, et eut des échanges très vifs en 1971 avec Meir Yaari, le chef et fondateur du Mapam, quand celui-ci s’entretint avec l’ambassadeur allemand.
Jamais Abba Kovner ne toléra le moindre contact avec un Allemand, jamais Vitka et lui-même n’acceptèrent que ses oeuvres fussent traduites en allemand.

Transmettre, éduquer, conserver

Abba Kovner fut l’un des grands témoins du procès Eichmann. Il raconta, dans sa mémorable déposition, la vie dans le ghetto de Wilno, les massacres de Ponary, la tragédie du sacrifice d’Itzik Wittenberg, et les combats des partisans juifs dans les forêts. Son témoignage bouleversant, retransmis à la radio d’Israël, le hissa au rang des personnalités israéliennes de tout premier plan.

Abba Kovner  consacra le reste de ses jours à l’écriture, à l’éducation et à la conception de lieux de transmission de la mémoire de la Shoah et de la civilisation juive. Écrivain et poète prolifique, il est l’auteur de seize recueils de poèmes, de quatre recueils d’essais, d’un roman, et de quatre livres pour enfants, dont une pièce de théâtre. Au sein de son oeuvre abondante, se détache un ouvrage exceptionnel par son originalité : les quatre “Rouleaux du témoignage”, écrits à la manière des rouleaux de la tradition juive (Meguilote) qui sont à la fois une chronique de la Shoah, un témoignage de l’auteur, mêlés à d’autres témoignages, à des journaux intimes, à des poèmes, à des testaments.
Abba Kovner fut dans la seconde partie de sa vie avant tout un grand témoin, engagé dans la transmission, perpétuant la mémoire de la Shoah, et, en particulier de la révolte des ghettos. La plus grande partie de son oeuvre poétique et littéraire trouve sa source dans son expérience : il y évoque les maquis dans les forêts, les camarades qui tombèrent…
Éducateur avant tout, Abba Kovner le demeura, tout au long de sa vie, à Wilno avant la guerre comme au kibboutz Ein Hakhoresh dans les années 1960 et 1970. Membre actif du kibboutz, participant aux travaux des champs et ne se dérobant jamais devant les tâches les plus humbles, toujours présent pour servir au Hadar Okhel (salle à manger collective) quand son tour venait, il fut le guide spirituel de sa communauté, dont il assuma le secrétariat général. Il présida aux mariages au sein du kibboutz, introduisit des traditions religieuses dans les rituels de Pessa’h, remit en vigueur la récitation de la prière du kaddiche/Sanctification du Nom lors des enterrements. Agnostique, mais résolument attaché au maintien de la tradition juive, il veilla à ce que celle-ci finît par être intégrée dans les pratiques du kibboutz.

Abba Kovner fut, enfin, un passeur de mémoire. Il collabora activement, dés le début des années 1950, à divers créations muséographiques. et s’associa aux aux travaux qui conduisirent la Knesset à créer l’institut Yad Vashem, en 1953.
Mais l’oeuvre de sa vie fut la conception du  Musée de la Diaspora (Beth Hatefutsot/בית התפוצות), installé à Ramat Aviv sur le campus de l’Université de Tel Aviv. Kovner y travailla pendant huit ans, en collaboration avec des historiens. La réalisation de ce projet résumait un pan essentiel de la pensée de Kovner : transmettre la civilisation juive de la Diaspora en  Israel, dans une parfaite continuité. Le Bet Hatfutsot est aujourd’hui un des lieux les plus visités en Israël. Une citation d’ d’Abba Kovner y figure : «  se souvenir du passé, vivre au présent, avoir foi en l’avenir ».

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Abba Kovner s’est éteint le 25 septembre 1987, à l’âge de 69 ans. Il repose au kibboutz Ein Hakhoresh aux côtés de Vitka Kempner.
Que reste-t-il de l’oeuvre d’Abba Kovner, trente-trois ans après sa précoce disparition? En Israël : des musées où son nom est rappelé de manière trop discrète, des poèmes peut-être un peu oubliés…  Dans le reste du monde, peu de chose! Abba Kovner est connu dans le petit cercle des militants de la mémoire, notamment aux États-Unis, pour son témoignage lors du procès Eichmann, mais reste méconnu pour l’essentiel.


Et pourtant son caractère indomptable, son refus de tout compromis, son exigence morale absolue et ses qualités de visionnaire ont fait de lui un prophète moderne du peuple juif ; il demeure une référence pour la société israélienne contemporaine. L’oeuvre finale de sa vie, le Musée de la Diaspora, témoigne de son amour d’Israël, de sa volonté de préserver le patrimoine culturel constitué par les Juifs au cours des siècles.
Abba Kovner, témoin majeur de la Shoah, un des premiers combattants de la Résistance juive, fut à la fois un homme de son siècle et un messager du passé mais, toujours, tourné vers l’avenir.

Indications bibliographiques

  • La figure légendaire d’Abba Kovner, Akadem, 29 Septembre 2017.
    A. Laignel-Lavastine, traductrice de l’ouvrage de D. Porat, s’entretient avec S. Blumenfeld (durée 17 mn 8 secondes).
  • Rachel Frenkel-Medan, La clé a sombré : Clés de lecture de l’œuvre d’Abba Kovner, Traduit de l’anglais par C. Darmon,  Revue d’Histoire de la Shoah, 2006/1, ° n184, p. 31- 48.
    Présentation en survol, un peu brouillonne mais très suggestive, de l’oeuvre littéraire de Abba Kovner, à ce jour non traduite en français ; aspect considérable du personnage, certes pris en compte dans la biographie de Dina Porat mais qui donne lieu à peu de développements et d’analyse.
  • Avrom Sutzkever, Le Ghetto de Wilno : 1941-1944, Titre original : Vilner geto 1941-1944, Traduit du yiddish par G. Rozier, Avant-propos et notes de G. Rozier, Préface d’A. Wieviorka, Paris, Denoël, 2013, Collection « Et d’ailleurs ».
    Voici le texte de présentation par l’éditeur sur la quatrième de couverture : « Le 27 février 1945, Avrom Sutzkever témoignait devant le tribunal de Nuremberg des atrocités commises par les nazis dans le ghetto de Wilno. Son témoignage, capital, entrera dans l’histoire, tant la parole des victimes fut rare lors du procès. C’est dire l’importance que revêt le récit qu’il a laissé de sa vie quotidienne entre 1941 et 1944. Jeune poète, il décrit dans ce texte l’horreur et la mort comme faisant partie de l’ordinaire, avec la volonté de restituer la sincérité du témoin tout en gardant le recul d’un observateur neutre. Avrom Sutzkever donne notamment à voir les tentatives désespérées d’une poignée de résistants pour sauvegarder les trésors de la Jérusalem de Lituanie tandis que subsiste au sein du ghetto une vie culturelle foisonnante mais clandestine, ultime rempart devant la barbarie. Chef-d’œuvre (…) de la littérature yiddish et document historique de première importance, Le Ghetto de Wilno mêle une écriture de l’immédiateté, guidée par l’urgence de raconter, à l’évocation sensible et dramatique d’un monde plongé dans l’abîme».
  • Dany Trom, La vengeance selon Abba Kovner, Revue en ligne : K.
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