Les espaces poétiques de Piotr Rawicz

par Juliette Adams



Piotr RAWICZ, Le Sang du ciel, Paris, Éditions Gallimard, 1961, Repris dans la Collection « L’Imaginaire ».



Piotr Rawicz/1961

« Veuillez m’excuser si je tombe dans un ton par trop épique. C’est le sujet qui m’y force », p.45.

En 1961, à Jérusalem, le procès d’Eichmann donne à entendre publiquement les témoignages de survivants de la Shoah. La même année, Piotr Rawicz publie Le Sang du Ciel, son unique roman, fruit de son expérience de déporté. C’est en français, la langue du pays où il réside depuis 1947 que ce Juif polyglotte, originaire de Galicie, choisit de témoigner. Il écrit un récit déconcertant, singulier par sa forme, par les thématiques qu’il exploite, par les espaces qu’il explore.

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Dans un espace fictif

Malgré son expérience concentrationnaire à Auschwitz et à Leitmeritz, c’est dans un espace fictif que l’auteur emmène son lecteur, et plus précisément dans un espace romanesque qui se déploie hors du camp proprement dit. Le Sang du ciel contourne ainsi le thème, en passe d’être récurrent, de l’univers concentrationnaire, sur lequel les témoignages se sont focalisés. Il entend exprimer, à travers l’expérience unique de Boris, une souffrance génocidaire rarement explorée.
Divisé en trois étapes, comme les trois parties du roman, le récit, mêle différents points de vue, tout en privilégiant toutefois les pensées et les échappées oniriques de son personnage.
Le couple qu’il forme avec Noémie, une jeune fille très amoureuse et jalouse qui l’accompagne dans les deux premières parties du roman, ne lui permet pas de dépasser le profond sentiment de solitude qui l’habite. Cet esseulement radical, nous pouvons le lire, depuis l’invasion de l’ennemi en Ukraine jusqu’à son installation en France après la guerre, dans le flux tumulteux de ses réflexions et de ses pensées introspectives qui inonde le récit.
Boris fait d’abord l’expérience de l’univers ghettoïque, ce « préambule » (p.57) de la Grande Action, puis celle de l’errance et enfin de la prison. Dans l’espace confiné du ghetto, Boris découvre une organisation interne complexe, un monde de trahison. Il décrit l’expérience douloureuse de l’ambivalence humaine : « Dans ce quartier calme, bien chrétien et bien slave, ils avaient pour mission de retrouver ceux d’entre nous qui auraient fui l’encerclement des murailles et des hommes. Un genre de ratissage », p.90.
La liquidation du ghetto pousse le couple à fuir et à vivre dans l’errance, re-nommée « transhumance» (p.171) par Boris, où la traque et la peur qui l’accompagne sont constantes, et où la trahison redouble : « Rien qu’à son aspect semi-militaire, bottes luisantes, vareuse de bon drap couleur verte, à cet effort vestimentaire qui tendait vers l’assimilation amoureuse et téméraire aux détenteurs de pouvoir… on voyait que je n’étais pas le premier qu’il livrait, comme lui n’était pas le premier maître chanteur que nous eussions croisé dans notre exode », p.191.
Dans la dernière partie du roman, le récit se recentre uniquement sur le jeune homme et sur l’espace carcéral, celui de la prison de S. où il sera enfermé, après un banal « Vos papiers ?… », qui précède un : « Veuillez-nous suivre » p.257. 
C’est une sorte d’écriture pyramidale qui ressert l’étau progressivement et débouche sur l’appréhension d’une mort prochaine. La montée en puissance dans l’évocation de la douleur physique se fait de manière progressive et donne un peu, très peu, de répit au lecteur. 

Le signe de l’Alliance

Piotr Rawicz nous tient en suspens jusque la troisième partie du roman pour mettre à nu ce qui se joue réellement dans son récit. C’est dans un langage entre le cru et l’enlevé, entre la crudité d’un vocabulaire qui relève parfois de l’oralité, comme le terme récurrent de « queue » évoquant son sexe circoncis, et la puissance des images poétiques, dans un récit allant parfois jusqu’à un hermétisme parfaitement assumé, voire recherché, que Piotr Rawicz révèle le véritable drame de son épopée. Boris échappe à la mort par un hasard qu’on peut trouver invraisemblable lorsqu’après avoir trouvé des papiers d’identité au sol, il devient un certain Georges Goletz, fils d’un valet de ferme ukrainien : « En sortant de chez Lena, j’ai trouvé dans la rue un petit papier, sale et froissé. C’était un certificat de naissance au nom de Georges Goletz, baptisé le 4 août 192… dans l’église de Saint-Basile à Svanovo. Profession du père : valet de ferme. J’avais entendu dire qu’on payait parfois en dollars des papiers de cette sorte. Machinalement, j’ai roulé la feuille et l’ai mise dans ma poche », p.78. 
Georges devient lui-même « Youri Goletz le fictif », p. 261.
Il parvient alors à se faire passer pour non-Juif, aidé par la blondeur de ses cheveux qui « décourage les yeux des vautours » (p.171) et par sa connaissance de la culture et de la langue ukrainiennes qu’il maîtrise parfaitement, et sans accent : « Quant à Boris, il connaissait toutes les finesses de cette langue qui pour lui avait le parfum des soirées d’été sur les bords du Dniestr, langue marécage, langue steppe, langue crépuscule, langue eau», p. 306.
Une connaissance troublante et confirmée par un SS ukrainien, chargé de vérifier l’identité de Boris à partir d’une multitude de questions : « Ce n’est pas un Juif. Pour ça – pas question. Il parle trop bien notre langue, il connaît trop bien nos affaires, notre littérature, notre vie », p.312.
Mais il reste l’énigme de la circoncision de Youri, le signe de l’Alliance, trace indélébile de l’appartenance à Dieu, « ce hiéroglyphe qui équivalait à la mort » (p.89), mais surtout, pour l’ennemi, la preuve de l’origine juive de Boris.
Le récit de ce qui se déroule dans la prison de S., ce « no man’s land dans le temps et dans l’espace » (p.292), est singulier, unique. Piotr Rawicz y enferme le lecteur dans une narration intense où l’extrême violence et l’humour noir s’emmêlent autour de cette circoncision qui, à la fois, trahit et sauve : « L’objet du litige, la verge, s’est en effet choisi un voisinage fatal : celui des testicules », p. 261.
« La douleur physique, toujours plus précise, encore plus précise, envahit le champ restreint où se prélasse la chancelante conscience de Boris », p. 260.
« Selon les livres que vous prétendez saints (n’étant pas théologien, je ne me prononce pas sur le chapitre) l’être humain, toi par exemple, aurait dans le corps trois cent soixante-cinq os et osselets. Pas un seul ne restera intact », p. 298.
La douleur physique entame alors son processus de déshumanisation : « Avec le temps, à demi oublié, Boris se muait en objet à peine nommable, en mince carapace, en squelette d’insecte desséché », p. 290.

Zoran Music/Acrylique sur toile/Appartient à la série « Wir sind nicht die Letzten/Nous ne sommes pas les derniers » (1970-1987).

Sur le fil du rasoir

Humour ; imagination ; poésie ; fantaisie romanesque… Autant de termes surprenants pour caractériser un récit sur la Shoah. 
En faisant le choix de la fiction pour témoigner de son expérience génocidaire, Piotr Rawicz prend le parti d’une grande liberté d’écriture. Cette nouvelle façon de témoigner a été très discutée au début des années 1960 par de nombreux auteurs de récits sur le génocide juif, comme Elie Wiesel. Piotr Rawicz, tel un électron libre, va jusqu’à multiplier les genres littéraires à l’intérieur même de son roman : poésie, essai, conte ou encore dialogue théâtral. Il ne néglige aucune approche pour témoigner de l’horreur. Et ici, tout se mêle et s’emmêle autour d’un thème unique : la souffrance du peuple juif pendant la Seconde Guerre mondiale. 
Dans Le Sang du ciel, l’auteur élabore un récit qui retranscrit l’horreur du génocide juif, dans ce qu’il a de plus inhumain, en mettant souvent à mal le lecteur qui doit retenir son souffle lorsque Boris narre, sans pathos mais sans demi-mesure non plus, des scènes de guerre comme celle qui se déroule dans le ghetto, plus précisément dans l’enceinte des Ateliers Garine, censés être « la meilleure planque de la ville », p.160. Sur une dizaine de pages s’étend alors la violence d’un double récit, celui d’un viol collectif et d’un massacre d’enfants.
Mais ce récit aux allures d’épopée est avant tout une œuvre littéraire qui se cherche et qui se trouve dans une nouvelle poétique du génocide et se singularise par ce mélange subtil entre l’extrêmement près et l’extrêmement loin de l’Événement.
C’est un récit continuellement tendu, comme sur le fil du rasoir. D’un côté, la plongée au cœur des pensées de Boris qui, livrées telles quelles, sans réticence, nous font vivre le génocide de l’intérieur. La violence, la douleur physique et la déshumanisation, rien ne nous est épargné. C’est une perception sensible de l’Événement, par le point de vue interne qui domine, et par un récit empreint de détails sur les odeurs ou « la couleur de ces moments », p.249. Les SS sont, sous la plume de l’auteur, des « soldats gris-vert » (p.90) et regardent leur proie de « leurs yeux bleus », p.90. De l’autre, le récit de Boris met à distance les événements par la vision poétique dans laquelle il les restitue. 

Le recours à l’analogie est constant : il parcourt tout le récit et opère une permanente transformation des êtres et des choses. Pour Boris, les mains de ses bourreaux deviennent des dindons égorgés et déplumés ; une blessure prend la forme d’un chandelier resplendissant durant la fête de ‘Hanoukah ; son propre récit est une boutique ; la vie un garçon de café ; le temps présent une masse de viande desséchée par le mauvais œil ; la fiole de cyanure un bijou précieux ou un gâteau au miel préparé par la grand-mère du narrateur pour la fête de Pourim. Citons encore l’image de l’insecte, caractérisant Boris, qui est filée tout au long du roman. Tout se métamorphose, se déforme et se transmue. Dès la première page, au reste, l’auteur met le lecteur en garde au sujet de son emploi de la comparaison : « J’en userai. J’en abuserai ». L’analogie jusqu’à l’excès donc : « Encore des comparaisons, encore des métaphores. C’est à vomir », p.143.
Mais Boris déploie aussi une vision insolite de l’Événement, où l’insoutenable réalité se lit à travers le filtre du cynisme et de l’humour noir. Ce décalage et cette distance sont autant de moyens de survivre à la souffrance, physique et morale, et à l’humiliation. Celles de Boris, mais aussi celles de tout un peuple :
« L’accoutrement clownesque que je devrai enfiler un jour », p.206.
« Le policier est un gnome. Pour gifler, il doit se dresser sur ses orteils », p.261.
« Et la mort m’a fait le coup féminin classique. Comme je ne la fuyais pas, elle m’a tourné le dos », p.83.
Boris nous dit bien que « la meilleure rime à ‘ rire’ est ‘mourir’ », p. 60.
L’auteur souligne, dans la postface, que « ce livre n’est pas un document historique ». Il ajoute que « si la notion de hasard (comme la plupart des notions) ne paraissait pas absurde à l’auteur, il dirait volontiers que toute référence à une époque, un territoire ou une ethnie déterminés est fortuite. » (p.335), tout en plantant le décor dans un cadre historique presque précis, dès le début du roman :« En Ukraine, une ville d’importance moyenne. Le douze juillet mille neuf cent quarante et… », p.18.

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La lecture du Sang du ciel est une lecture qui résiste, par sa violence, par son hermétisme et par sa surprenante poésie. Le roman donne à lire toute la difficulté de dire l’indicible. En même temps qu’il témoigne, Piotr Rawicz s’interroge sur le statut même du témoin : « Nous tous qui restons ici, nous allons crever dans les semaines à venir. […] De vous qui partez, quelques-uns vont survivre peut-être. Je n’en suis nullement sûr. Mais si cela vous arrive, souvenez-vous de tout, souvenez-vous bien. Votre vie ne sera pas une vie. Étrangers, vous allez le devenir à tous et à vous-même. La seule chose qui compte, qui va compter, c’est la vertu des témoins. Soyez témoins et que Dieu vous garde… », p.36.
C’est en cela que le récit nous livre une double expérience : celle du génocide hitlérien et celle de l’écriture du témoignage qui doit, en ce début des années 1960, se renouveler pour continuer d’exister, pour atteindre au coeur de la douleur. 
L’humour macabre a sans doute sauvé Piotr Rawicz des camps de la mort, mais il ne l’a pas sauvé de la douloureuse expérience du survivant : « Comment continuer ? Quels seront mes chemins futurs ? », p.330. « Car elle est prête à hurler, ma solitude. », p.333.
Piotr Rawicz se donne la mort en 1982. 


Indications bibliographiques

Un Ciel de sang et de cendres, Piotr Rawicz et la solitude du témoin, Sous la direction d’A. Dayan-Rosenman et F. Louwagie, Édition Kimé, Paris, 2013, Collection « Entre Histoire et Mémoire ». 
Le seul ouvrage critique exclusivement consacré à Piotr Rawicz.

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