“ La caravane de douleur à travers le sable et l’exil ”
par Patrick Sultan
Shmuel TRIGANO, Le monde sépharade (Sous la direction de), Tome I : Histoire ; tome II : Civilisation, Paris, Éditions du Seuil, 2006.
Publié dans la Q.L. n° 937, paru le 01-01-2007
Le Juif séfarade ? C’est un Valeureux, un neveu de Mangeclous et un cousin de Solal. Un Oriental, sentimental bien sûr, voluptueux, truculent. Il mange des loukoums en écoutant les mélopées suaves de Lili Boniche : on aime sa compagnie volubile. Il sait vivre même si le savoir-vivre lui manque. Il séduit même si, à la fin, son goût de l’exagération irrite et si son exubérance fatigue. Développant moins l’esprit de finesse que le génie du commerce, il dégage plus de chaleur que de lumière. Tard venu dans la modernité, ce Juif encore archaïque est souvent crédité de conserver la tradition et aussi un peu suspect de s’y tenir aveuglément, à défaut de la penser ou même de la comprendre.
Les Séfarades sans stéréotype
La représentation commune (mais littéraire et cinématographique également) du Juif séfarade associe tous ces stéréotypes et, souvent, les Séfarades eux-mêmes s’identifient avec complaisance ou par esprit d’auto-dérision, à cette image flatteuse mais ambiguë et bien superficielle. Celle-ci ne saurait en effet résister à une analyse attentive de la réalité polymorphe, complexe, hautement diversifiée que fut dans l’histoire des civilisations le Juif séfarade.
Déjà en 1986, dans un bref mais incisif essai sur Les Juifs sépharades, V. Malka déplorait que leur passé brillant n’ait pas été étudié par « des historiens d’envergure », et restât « sans historien. Terra incognita ». C’était excessif et bien injuste pour les historiens classiques de renom comme Cecil Roth, Salo Baron, Gershom Scholem, Yossef Haïm Yeroushalmi, pour des chercheurs français comme Gérard Nahon et Haïm Zafrani, Roland Goetschel, Charles Mopsik …
Plus récemment, en 1993, dans leur commode Histoire des Juifs sépharades de Tolède à Salonique, E. Benbassa et A. Rodrigue constataient qu’il n’existait pas d’étude unifiée de «l’aire culturelle sépharade», que l’historiographie de ces univers était demeurée «parcellaire, écrite par fragments » , longtemps « abandonnée aux mains d’amateurs » . Ce reproche était mieux fondé, même si après tout c’est souvent aux amateurs éclairés et à leur belle subjectivité que l’on doit l’ouverture de bien des chantiers de la connaissance.
Une vue d’ensemble
S. Trigano, en dirigeant les deux fort volumes du Monde Sépharade (le premier tome consacré à l’Histoire, le second à la Civilisation) a eu l’ambition de « donner une vue d’ensemble raisonnée, structurée et cohérente » de la nébuleuse séfarade, en compilant de nombreuses et solides études rédigées essentiellement par des universitaires israéliens. Il entend, sinon réparer un oubli, du moins combler une lacune dans l’historiographie juive. Et de fait il n’existe pas en français (ou en traduction française) d’ouvrage encyclopédique qui soit consacré exclusivement aux Juifs orientaux et qui nous renseigne sur l’éclat, le faste raffiné mais aussi sur les infortunes de ces splendides exilés.
S. Trigano en conclut que cette histoire a été vouée à l’invisibilité, «éradiquée» par des «procédures de censure» : un préjugé moderniste valorisant la table rase de l’émancipation, et renvoyant la structure juridico-religieuse du peuple juif à la superstition, aurait occulté l’expérience séfarade. Paradoxalement encore, selon lui, le sionisme politique, favorable à la constitution d’un État émancipé des préjugés de la vieille diaspora et soucieuse de rompre avec l’expérience de l’exil, aurait contribué à accroître l’européocentrisme des fondateurs de la nation israélienne et à ignorer, dédaigner ou même dénigrer l’apport culturel des vagues d’immigrations venues d’Orient.
Sans aller aussi loin dans le soupçon systématique jeté sur l’historiographie juive, on se contentera de dire que la figure stéréotypée de l’Oriental a fait, depuis plusieurs décennies, l’objet d’un réexamen critique et que l’investigation du passé évolue en fonction des questions nouvelles qu’on lui pose. Ainsi, après avoir beaucoup interrogé le monde juif occidental (ashkénaze) qui avait existé avant que la Shoah ne le dévaste, les historiens israéliens en viennent à s’interroger plus rigoureusement sur l’autre versant, sur l’autre origine de leur mémoire nationale commune.
Peut-on d’ailleurs imaginer un champ de recherche plus vaste, qui exige des compétences aussi variées et qui offre autant d’obstacles à une connaissance d’ensemble?
Un éclatement irréductible?
La seule géographie des Juifs séfarades semble défier toute tentative de mise en ordre : depuis l’Espagne (en hébreu Sfard) dont ils ont été expulsés en 1492, sur quels bords de l’univers ces exilés perpétuels ne se sont-ils échoués ? Ce qui fut une catastrophe pour les Juifs déracinés (et avec quelle violence!) sonna le glas du judaïsme espagnol. Mais les Séfarades ne disparurent pas pour autant…
On les retrouve en Afrique du Nord, au Moyen-Orient, dans l’Empire Ottoman mais aussi en Europe, dans les Caraïbes et jusqu’en Asie centrale. En lisant par exemple, l’étude de Michael Zand, on peut découvrir l’existence des Krymchaks (Juifs de Crimée s’exprimant en tata judéo-criméen), ou bien les Juhut (Juifs des Montagnes caucasiennes parlant le judéo-tat)…
Aucune unité linguistique ne peut se dégager de cet ensemble disparate de communautés qui adoptent les langages du lieu, mais inventent aussi des langues mixtes, le judéo-arabe, le ladino, le papiamento … Tout est dans l’adaptation, l’accommodation, l’enracinement et l’appropriation. Les idiomes multiples sont acquis puis abandonnés sans d’autre ordre que le hasard (ou la Providence? ) des pérégrinations.
Si le lot commun est la misère, certains d’entre eux parviennent souvent à se hisser au sommet du pouvoir. Le commerce, bien souvent la seule activité qu’on les autorise à pratiquer, leur permet de montrer un admirable sens de l’entreprise : l’étude de Leah Bornstein-Makovetsky dessine le profil de ces Juifs de Cour dans l’Espagne musulmane puis chrétienne, dans l’Empire ottoman. Ils accèdent à de hautes fonctions, bénéficient d’un régime de faveur qu’ils paient par une forte dépendance au souverain. Ils protègent cependant, dans la mesure de leurs moyens, les communautés juives dont ils forment une élite jalousée. Et cela jusqu’au moment où il leur faut repartir à nouveau et reconstruire ailleurs. Chaque fois, affrontant de nouvelles adversités, ces Juifs sépharades, comme le Juste des Psaumes, tombent sept fois et toujours se relèvent. L’histoire est pour eux une longue patience, et, mises bout à bout, ces multiples tribulations formen
t une somme d’expériences politiques, économiques qui les dispensent de se dépouiller de leurs traditions religieuses pour acquérir l’autonomie et l’universalité propre au monde moderne.
C’est le point fort de l’argumentation de S. Trigano, ou plus exactement de son apologétique : le Juif séfarade, loin d’être un reste archaïque d’une société figée dans la tradition, est une figure singulière (et exemplaire) d’une certaine modernité juive : le départ d’Espagne suscite l’émergence d’un système mondial ouverte sur les nouveaux mondes. Cette ouverture ordonne une politique globale de la diaspora unifiée par un droit juif universalisable (codification de la halak’ha par Maïmonide) et par un projet messianique porteur d’espoir. Ces particularités donneront naissance à la conscience moderne laïque (Spinoza), au sujet émancipé de toute foi ou bien au sujet double d’un judaïsme contemporain demeuré fidèle à la Loi et à la raison. Confrontés à la fois aux modèles chrétien et musulmans, les Séfarades ont dû très tôt rationaliser leur foi et avoir foi en la rationalité. S. Trigano plaide pour le maintien de la composante séfarade au sein du peuple juif, non pas pour sauvegarder une tradition ancestrale, entretenir la différence et cultiver une douteuse authenticité mais bien au contraire pour envisager l’avenir dans l’histoire d’un peuple juif resté unique.
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Ce plaidoyer paradoxal de la séfaradité comme facteur d’historicité par lequel S. Trigano lie tant bien que mal la pluralité d’études savantes réunies dans ces deux volumes a de quoi stimuler la réflexion. On se demandera seulement s’il est bien légitime d’unifier et surtout d’essentialiser l’unité du monde séfarade, en l’opposant systématiquement au monde ashkénaze (loin d’être homogène également). Ne pourrait-on pas se contenter de parler d’une pluralité des univers séfarade et ne voir dans l’accumulation de leurs histoires éclatées que l’effet d’une dispersion circonstancielle et non structurelle auquel le rassemblement des exilés dans l’État d’Israël mettra, un jour, un terme définitif ?
BIBLIOGRAPHIE
- Esther Benbassa, Aron Rodrigue, Histoire des Juifs sépharades : de Tolède à Salonique, Paris, Edition du Seuil, 2002.
Un manuel un peu sec et sommaire mais qui peut servir de point de départ pour établir une chronologie. - Béatrice Leroy, L’aventure séfarade : De la péninsule ibérique à la diaspora, Paris : Flammarion, 1991.
Un essai savant, vivant et stimulant. - Victor Malka, Les juifs sépharades, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, Coll. « Que sais-je ? ».
Vif, souvent spirituel et parfois pénétrant.