Rabbi Eliyahou, Gaon de Vilna :

Étude de Solomon SCHECHTER  

Traduit de l’anglais par Jérôme PAILLETTE


Je tiens à remercier Nadine Picard d’avoir accepté de relire ma traduction et d’y avoir apporté un regard neuf.

Brève présentation

Solomon Schechter (1847-1915), dans ses Studies of Judaism, a rassemblé, pour les faire découvrir à son public anglo-saxon, quelques portraits de grands esprits juifs. Ces brèves études, publiées au début du XXème siècle dans la Jewish Quarterly Review, se lisent toujours avec plaisir et intérêt. Mais, même si l’auteur est un éminent savant formé aux méthodes critiques de la Science du Judaïsme, en aucune manière on ne peut considérer ces monographies bien enlevées comme relevant de son champ disciplinaire … Le portrait que Schechter brosse du Gaon de Vilna n’est nullement une biographie scientifique. Bien au contraire!
Ce plaisant essai est plutôt comme la détente d’un esprit savant mais débridé. Sans même parler de la mise à jour bibliographique à laquelle il faudrait procéder si l’on devait actualiser un travail historique qui a plus de cent ans…. ce portrait souffre de nombreux défauts. Il est gravement lacunaire. Les sources sont rarement citées et n’ont pas donné lieu à un tri critique rigoureux ; les oeuvres principales de ce commentateur ne sont pas décrites ni même évoquées ; plusieurs éléments sont sujets à caution comme par exemple lorsqu’il affirme que le Gaon ne parlait que … l’hébreu, comme si le yiddish n’était pas digne de figurer, en tant que telle, parmi les langues humaines !
Surtout, et cela nuit grandement à la qualité de ce travail, il n’aborde pas du tout la fameuse querelle qui opposa le Gaon aux Hassidim et fit de lui la figure tutélaire des Opposants (les Mitnagdim) aux dérives mystiques du hassidisme. On trouve heureusement le récit de ce combat mémorable qui mit face à face ces deux courants du judaïsme dès le XVIIIème siècle, dans l’ouvrage de Allan Nadler : The Faith of the Mithnagedim, Rabbinic responses to Hasidic capture (1997).
Il semble donc que le grand érudit que fut Schechter, si méticuleux et exigeant quand il s’agissait de fournir une édition impeccable de manuscrits anciens, se contentait, dans ses études, de brillantes improvisations en convoquant, au hasard de sa riche mémoire, des informations qu’il avait rassemblées un peu en vrac.
On est alors en droit se demander en quoi réside l’intérêt de re-publier, de donner à faire lire et même de traduire un travail ainsi dépassé… Il vaudrait mieux, sans doute, se reporter, si on lit l’anglais, au travail assez récent de Immanuel Etkes, The Gaon of Vilna : The Man And His Image (2002) qui, à défaut de saisir en profondeur l’enseignement du Gaon, a tenté de repérer les mythes et les images qui entourent de leur aura le personnage puis de les séparer de la personne historique qu’il fut réellement.

Cet écrit de Solomon Schechter, pourtant, en dépit de ses défauts évidents, mérite d’être lu, même si c’est entre les lignes…  Il fait, en effet, apparaître les préjugés et les étroitesses d’un savant formé aux rigoureuses méthodes de la Wissenschaft des Judentums. Il permet, en somme,  de soumettre la critique à la critique.
En effet, pour Schechter, le Gaon de Vilna (1720-1797) occuperait dans le temps long de l’histoire juive une position intermédiaire. Il conclurait (très tardivement) un long Moyen-Âge juif : émergeant d’une période de ténèbres obscurantistes tout en étant encore, pour une large part,  enfoncé dans des croyances dépassées, il annoncerait l’avènement de la modernité juive… Par son analyse rationnelle de l’Écriture (s’appuyant sur la grammaire et sur un très large corpus de textes), par son ouverture aux sciences profanes (extérieures), le maître de Lituanie aurait préparé la voie à une étude purement scientifique de la Torah… Et enfin Leopold Zunz vint!
Mais pour comprendre la chaîne de la Tradition juive dans laquelle s’inscrivait le Gaon, cette datation revêt peu de sens. Maïmonide (qui a vécu au XIIème siècle) n’est ni plus ni moins près de  la Torah que ne l’est le Gaon. Dans l’étude talmudique, le renouvellement permanent assuré par chaque nouvelle génération ne périme pas les résultats obtenus par les plus anciennes, pas plus qu’une oeuvre littéraire nouvelle et novatrice ne rend caduque celles qui l’ont précédée. Schechter est victime d’une sorte de préjugé moderniste qui tend à réputer archaïque ce qu’il ne saisit pas ou plus. Visiblement, l’oeuvre (si l’on peut parler d’oeuvre) exégétique du Gaon, faite de notes elliptiques et de remarques concises, échappe manifestement à Schechter dans la mesure où elle relève d’un univers mental et conceptuel qui lui est, finalement, malgré toute sa science philologique, étranger.
Schechter, pour éviter de tomber dans l’hagiographie et la légende – ces repoussoirs de la Haskalah-, a tendance à ironiser à peu de frais sur le personnalité d’un maître dont il reconnaît plus volontiers les vertus intellectuelles que les qualités humaines. Or, les remarques psychologiques sur le caractère présumé d’hommes voués exclusivement à l’étude de la Torah et par là même plus enclins au secret et à la discrétion sur soi qu’à l’épanchement et aux confidences, sont à prendre avec la plus extrême circonspection … L’approche biographique laisse le sujet profond (à savoir  la subtilité herméneutique qui a suscité l’admiration de tous les érudits de son temps et des générations qui ont suivi) inexploré. Seule une plongée active dans l’univers des livres de la Torah permettrait d’appréhender ce qu’un profane est réduit à « imaginer » de l’extérieur….
Autre tour d’esprit de ce que l’on peut appeler l’étroitesse moderniste de ce savant juif,   Schechter croit honorer  le Gaon en le comparant à … Lessing ; il accorde à cet « homme illustre », par un parallèle à la façon de Plutarque, l’honneur d’ une place de choix dans un panthéon de lumières germaniques où le Maître de Vilna n’aurait, peut-être, jamais consenti à figurer….
Et pourtant, on sent bien dans ce portrait, non dénué d’agacement, une sincère admiration. L’éloge l’emporte, finalement. Et Schechter a bien senti, sinon mesuré, l’importance du Génie de Vilna en prenant en considération ce qu’il y a de plus important dans la réussite d’un maître de la Torah, et qui passe toute autre considération : sa capacité à former d’autres maîtres, son aptitude à transmettre et à engendrer de vrais disciples.  L’héritage du Gaon se perpétue et se répercute jusqu’à notre époque, de la Yechivah de Volozhine jusqu’à, pour ne prendre qu’un nom familier au public français, un Emmanuel Lévinas…
L’esquisse de Schechter, sommaire certes mais d’autant plus suggestive qu’elle est dense, célèbre les splendeurs et les joies d’une vie spirituelle de haute intellectualité. Elle a le grand mérite de faire entrevoir, à travers la figure du Gaon de Vilna, l’éclat d’un pur amour de l’étude, d’un idéal sublimement désintéressé pour la Torah. Elle donne infiniment plus que des informations sur une figure du passé : le désir d’y aller voir soi-même, de plonger à la source vive, toujours actuelle, toujours active.


Rabbi Eliyahou, Gaon de Vilna

de Solomon SCHECHTER


Etude de Solomon Schechter, Studies in Judaism, Chapitre III : Rabbi Elijah Wilna, Gaon (p.80-102), First Series, Philadelphie, The Jewish Publications of America, 1911


Les trois grands noms de la littérature allemande portés au firmament sont généralement ainsi décrits par les intellectuels allemands : Goethe représenterait la Beauté, Schiller l’Idéal et Lessing la Vérité. Il me semble que ces trois caractéristiques pourraient très bien s’appliquer aux trois sommités avec lesquelles s’achève le Moyen-Âge juif car, comme le fit remarquer Zunz, le Moyen-Âge juif s’est étendu jusqu’au début du dix-huitième siècle pour donner naissance au judaïsme moderne. Je pense à Mendelssohn en Allemagne, à Israël Baal Chem Tov, fondateur du mouvement ‘hassidique en Podolie et en Lituanie, à Eliyahou ben Shlomo Zalman de Vilna (Ha-gaon Rabbenou Eliyahou) , plus connu sous le nom du Gaon (le Génie).
(…) Le présent chapitre traitera de Rabbi Eliyahou de Vilna qui, chez les Juifs, à l’instar de Lessing chez les Allemands, représentait la vérité, à la fois dans sa vie et dans son activité littéraire.

Espérer toucher la vérité

Quand je dis que le Gaon représentait la vérité, il convient de prendre ces mots cum grano salis. Je n’entends pas dire qu’il détenait toute la vérité, encore moins qu’il en était le seul détenteur. Il est vrai, comme nous allons le découvrir tout au long de ce chapitre, que le Gaon était un génie de premier rang mais le génie seul ne peut suffire à pouvoir approcher toutes ces questions de vérité. Rabbi Eliyahou de Vilna ne connaissait pas d’autre langue que l’hébreu. Par conséquent, la vérité à laquelle on ne peut accéder que par le biais d’autres langues est restée pour lui un mystère. Les traces du passé, cachées dans les rayonnages de bibliothèques reculées ou enfouies sous les ruines de civilisations passées ne sont pas toujours qu’une question d’intuition. Les hommes les plus brillants doivent eux aussi attendre patiemment que ces traces se trouvent mises à jour au moyen de bêches et de pelles ou de la plume d’un obscur copiste. Mais Rabbi Eliyahou vivait à une époque où les études juives ne devaient que peu de choses aux fouilles et où un Juif avait un accès limité aux grandes bibliothèques d’Europe. Par conséquent, une bonne partie de la vérité à laquelle nous accédons très facilement aujourd’hui, échappait à l’œil du prophète.
Toutes les bibliothèques de la terre eussent-elles été à sa disposition et  eût-il lu toutes les écritures cunéiformes du British Museum et déchiffré tous les hiéroglyphes du Louvre, le qualifier de représentant de la vérité ne saurait être justifié à moins de revoir notre terminologie.
Les Sages disaient : «Le Sceau du Saint, béni soit-Il est Vérité» (Traité Chabate 55a). Mais il n’y a pas de Grand Chancelier dans le Ciel. Le grand Sceau n’est confié ni aux hommes ni aux anges. Ils ne peuvent que l’entrevoir ou plutôt, l’espérer après l’avoir entrevu. Cependant, espérer et tout faire pour entrevoir cette vérité seront suffisants pour que l’homme puisse entrer en communion avec Dieu et faire de sa vie une vie divine. Le Gaon n’aura eu de cesse dans sa vie, comme nous allons le voir, d’espérer toucher la vérité.
Quand je dis que le Gaon représentait la vérité, il ne faut pas croire que les deux autres qualités lui faisaient défaut. Une vie entièrement consacrée à une cause aussi noble qu’est la recherche de la vérité est, ipso facto, une vie faite d’idéal et d’harmonie. C’est uniquement par l’influence qu’il a exercée sur le judaïsme – plus particulièrement sur les Juifs d’Europe du Nord – que cet aspect de sa vie va prendre le pas sur ses autres formidables qualités.
Nous verrons, au cours de cette étude, en quoi consistait cette vérité, comment le Gaon y est parvenu et de quelle manière il l’a transmise. 

Éléments biographiques

Rabbi Eliyahou est né à Vilna, en 1720. On prétend que son père, Solomon Vilna (désigné par ses biographes sous le nom du grand Rabbin Solomon) est le descendant de Rabbi Moïse Rivkas, auteur d’œuvres savantes parmi lesquelles des notes sur le Choul’han ‘Aroukh de Rabbi Joseph Caro.   (…)

Notre héros était l’aîné de cinq garçons, tous connus dans leur milieu. La tradition à Vilna rapporte qu’Eliyahou était un enfant charmant, avec de beaux yeux, agréable à regarder ou, comme on peut le lire ailleurs, « beau comme un ange ». La tradition, ou plutôt la légende, dit qu’à l’âge de six ans, il étudiait déjà avec Rabbi Moïse Margalit, célèbre auteur d’un commentaire sur le Talmud de Jérusalem. On dit que le Grand-Rabbin de sa ville natale n’en revenait pas de voir qu’à l’âge de sept ans, il était déjà capable de polémiquer sur les questions du Talmud. Enfant précoce, à l’âge de neuf ans, il connaissait le contenu de la Bible, de la Michnah, du Talmud et de ses commentaires anciens. Même les œuvres kabbalistiques de Rabbi Isaac Louria n’avaient aucun secret pour le jeune érudit. A l’âge de douze ans, il maîtrisait, dit-on, les sept arts libéraux et avait déconcerté les intellectuels de Vilna par ses connaissances en matière d’astronomie. A treize ans, quand il eut atteint sa majorité selon la Loi juive, il était déjà « l’Accompli » ou le « Génie » (Gaon). Du moins, à en croire la tradition. J’ai bien peur que la tradition ne soit, contre toute vraisemblance, ici trop précise dans ses datations. Mais elle montre que les traits du futur Gaon sont déjà présents chez le jeune Eliyahou, perçu comme le prodige de son époque. Aucun homme ne peut se vanter d’avoir pu être le maître d’Eliyahou car il n’était le produit d’aucune école, pas plus qu’il n’a subi les nombreuses influences de son époque. On le laissait suivre son propre chemin vers la vérité, aussi difficile fût-il.
Il est assez regrettable que l’histoire soit faite de tant de parallèles et d’oppositions que l’historien ou même le biographe ne puisse souligner la grandeur de certains hommes sans avoir à évoquer, même de façon imperceptible, la faiblesse des autres. Il est bien évident que tout objet massif et brillant qui soit, ternit les petits éclats qui l’entourent et les relègue au second plan. Ainsi, lorsque nous parlons de la supériorité du Gaon, nous ne pouvons éviter d’évoquer les défauts de ses congénères ainsi que de ses prédécesseurs. 

La supériorité du Gaon

Pour montrer brièvement en quoi consistait sa supériorité, je m’appuierai sur quelques mots extraits d’un responsum de l’un de ses grands prédécesseurs, le Gaon Rabbi ‘Haï. Interrogé par un étudiant sur la signification de certains passages mystiques du Traité ‘Haguiga (14a), le Rabbi ‘Haï, prévenant son interlocuteur qu’il ne devait pas s’attendre à une longue démonstration philosophique, écrit : « Sache que notre tâche n’a jamais consisté à sous-estimer les problèmes ni à les résoudre d’une manière qui ne corresponde pas à la pensée de son auteur. C’est une pratique courante chez les autres mais notre méthode à nous est d’expliquer les mots de telle ou telle autorité en accord avec le sens qu’elle lui donne. Nous ne prétendons pas que cette signification soit la seule car il existe bel et bien des affirmations émanant des autorités passées qui ne peuvent être prises comme règle » (Techouvote Guéonim, n°99)  Ainsi s’exprimait jadis, de façon on ne peut plus claire, le Gaon du Xème siècle.
Le Gaon du XVIIIème siècle a pris le même chemin. Tous ses efforts ont poursuivi le même but : découvrir le véritable sens de la Michnah, de la Guemara, des Gaonim, des grands codificateurs et des exégètes de la littérature rabbinique ancienne. Que ce sens soit acceptable pour nous ou pas, lui importait très peu. Son seul et unique but était de comprendre les mots de ses prédécesseurs et, nous le verrons bientôt, il y parviendra à l’aide des meilleures méthodes d’analyse qui soient. Telle fut la méthode du Gaon ; celle des autres érudits (du moins dans leur grande majorité) était dictée par des considérations complètement différentes. Ils ne toléraient pas l’idée que le grand homme pût se tromper parfois. A leurs yeux, tous ses mots étaient parole de vérité.
Supposons à présent qu’un passage du Talmud ou qu’une affirmation d’une grande autorité ait échappé à un grand auteur comme Maïmonide : ces érudits n’avaient d’autre choix que de justifier le passage du Talmud ou bien d’expliquer les mots de Maïmonide de façon curieuse. C’est ce qui a, au départ, donné naissance à la célèbre méthode du pilpoul (la casuistique), sorte de gymnastique spirituelle condamnée par Rabbi Liva de Prague au XVIème siècle et par beaucoup d’autres comme étant extrêmement néfaste au judaïsme car elle dénaturait l’étude de la Torah.
Il ne fait aucun doute que la méthode des deux Gaonim est la seule qui soit juste mais pour rendre justice à l’école casuistique, à laquelle beaucoup de grands noms sont associés, il est bon de se rappeler que l’impartialité de notre héros envers les autorités reconnues n’était pas chose aussi facile que nous l’imaginons. Nous citons souvent volontiers ces mots célèbres : Amicus Plato, amicus Socrates, sed magis amica veritas / « Platon est mon ami. Socrate est mon ami mais mon meilleur ami est la Vérité » (proverbe latin inspiré d’Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 4).
Cela semble tout à fait charmant mais prenons seulement conscience des problèmes que pose cette citation. Être ami de Socrate ou de Platon signifie les connaître ou, pour dire les choses autrement, avoir une connaissance parfaite des écrits de l’un et des propos rapportés de l’autre. Or, pour la plupart des hommes, une telle connaissance ne peut être acquise qu’en consacrant sa vie entière à l’étude de leurs œuvres, si bien qu’il ne reste que peu de temps pour élargir son cercle d’amis. Et d’ailleurs, les rares personnes qui parviennent à préserver quelques années, après avoir longtemps fréquenté ces philosophes grecs, voient rarement l’utilité de nouvelles amitiés. Car, pour les intéressés, que signifiaient ces longues années à fréquenter Platon et Aristote si ce n’est qu’ils épouseraient ainsi la Vérité ? 

Méthode du Gaon

L’impartialité se révèle d’autant plus difficile lorsque ces amis se voient conférer une autorité religieuse où humilité et soumission jouent un rôle capital. L’histoire de Lanfranc, prédécesseur d’Anselme de Cantorbéry, est un exemple frappant de cette soumission telle qu’on l’entendait au Moyen-Âge. On raconte qu’un jour, alors qu’il n’était encore qu’un simple moine et qu’il lisait, assis à une table, il prononça un mot avec la prononciation qui convenait mais cette prononciation n’étant pas du goût de celui qui dirigeait l’office, il fut prié de le prononcer différemment ; comme s’il avait prononcé docēre en allongeant la syllabe du milieu comme il se doit et que l’autre l’avait corrigé en docĕre, avec une syllabe brève, ce qui est une erreur. Mais ce prieur n’était pas un érudit. Alors le sage homme, sachant qu’il devait obéir au Christ plutôt qu’à Donatus le grammairien, renonça à sa prononciation et adopta la prononciation erronée qu’on lui avait imposée, conscient que réduire ou allonger une syllabe ne constituait pas un péché capital mais que refuser d’obéir à celui que Dieu avait choisi comme son supérieur, s’avérait être une sérieuse transgression.
Mais cette admiration, pour revenir au Gaon, ne doit pas nous empêcher de croire que la Providence ne se réduit pas à de tels prieurs ignorant la grammaire et que les hommes qui œuvrent véritablement au nom de Dieu sont ceux qui nous apprennent à prononcer correctement, à penser correctement et à prendre les choses comme elles sont et non comme on souhaiterait qu’elles soient pour plaire à nos amis.
A propos des méthodes d’analyse auxquelles j’ai fait allusion, le Gaon lui-même a affirmé que la simplicité était ce qui caractérisait le mieux la vérité et c’est d’ailleurs ce qui a particulièrement marqué tous ses écrits. Le Gaon a étudié la grammaire de l’hébreu afin d’acquérir une idée précise de la langue dans laquelle a été rédigée la Torah écrite. Il a essayé de comprendre la Bible en lisant la Bible dans le texte et ne s’est pas contenté de la comprendre à travers les nombreuses citations bibliques trouvées dans la littérature rabbinique. Il a étudié les mathématiques, l’astronomie et la philosophie dans des livres rédigés en hébreu.
Il est évident que le Gaon n’a pas étudié ces matières pour elles-mêmes mais il les considérait comme un moyen d’arriver à ses fins ou, selon l’expression convenue, comme les suivantes de Dame Théologie, patronne de toutes les sciences. On peut y voir malgré tout une marque de progrès considérable à une époque où Dame Théologie faisait plutôt grise mine, multipliant les reproches envers ses suivantes et condamnant toute attention qui leur serait portée pouvant faire d’elles des infidèles. Face à ces accusations, la réponse du Gaon fut la suivante : le pouvoir de Dame Théologie seule reste limité. Il prétendait qu’une connaissance de tous les arts et sciences était nécessaire à une bonne compréhension de la Torah où ils sont tous réunis. D’après ses propres écrits, il ne fait aucun doute que le Gaon connaissait bien Euclide et son Ayil Mechulach (איל משולש) comporte plusieurs théories qui trouvent leur origine chez Euclide. C’est le Gaon lui-même qui a suggéré à un certain Baruch de Sklov de traduire Euclide en hébreu.

Une autre voie empruntée par le Gaon pour découvrir nombre de vérités résidait dans l’étude de la littérature pré-talmudique et du Talmud de Jérusalem. C’est semble-t-il par le plus grand des hasards, que seul le Talmud de Babylone a été reconnu comme guide des pratiques religieuses. Les grands Maîtres et leurs élèves se souciant plus des besoins religieux de leurs ouailles que des recherches théoriques, ont fini par négliger presque complètement une partie importante de la littérature rabbinique ancienne pendant de nombreux siècles. Rabbi Eliyahou n’exagérait certainement pas lorsqu’il disait que même les Gaonim et Maïmonide n’avaient pas accordé assez d’attention au Talmud de Jérusalem et à la Tossefta, trop occupés par le côté pratique de la Loi.
Le Gaon n’était le chef officiel d’aucune communauté juive et n’a été que peu affecté par les décisions prises concernant les questions relatives à la vie quotidienne. Il lui était donc possible de se détourner un peu du Talmud de Babylone et de pratiquer les guides de référence tels que le Sifra, le Sifré, la Mekhilta, la Tosefta, le Sédère ‘Olam, les Traités mineurs et surtout, le Talmud de Jérusalem qui, d’un point de vue historique et critique, est encore plus important que son jumeau babylonien. Ainsi, on jeta un nouveau regard sur toute la littérature rabbinique ancienne. Les mots de la Torah, dit le Midrache, insignifiants à un endroit prendront tout leur sens à un autre. Parce qu’il connaissait la Torah tout entière, le Gaon n’avait aucune difficulté à trouver les endroits en question. S’il y avait un passage difficile dans tel ou tel traité, il démontrait, en se référant à un autre passage, qu’il y manquait des mots ou des lignes. Il essayait d’élucider les passages obscurs de la Michnah par des passages similaires de la Tossefta. Il tentait d’expliquer les controverses trop épineuses du Talmud de Babylone à la lumière du Talmud de Jérusalem, plus ancien et plus simple. 

Voyages du Gaon

Il y a peu à dire sur la vie privée du Gaon. Même la date de son mariage avec une certaine Anna de Kaidan n’est pas mentionnée par ses biographes. Mais, il paraît logique que, conformément à la tradition en Pologne, il se soit marié très jeune, aux alentours de dix-huit ans. C’est aussi vers cet âge qu’il entreprit un périple de plusieurs années à travers la Pologne et l’Allemagne. Il est assez difficile de savoir quel a pu être son but car le Gaon n’était pas homme à voyager par simple plaisir. Peut-être voulait-il faire la connaissance des grands rabbins de ces pays. Peut-être, comme certains l’affirment, voyait-il dans toutes les privations endurées par un voyageur d’il y a cent cinquante ans, une expiation de ses péchés imaginaires. Nous trouvons, en effet, dans de nombreux livres sur l’ascétisme, qu’il était recommandé de voyager ou, selon leurs termes de « s’infliger un départ en exil » comme substitut très efficace à la pénitence. Du moins est-ce ainsi que les cochers que le Gaon a employés lors de ses voyages le voyaient. La privation fut d’autant plus rude lorsqu’un cocher s’enfuit avec la voiture à cheval profitant du fait que le Rabbin en fût descendu pour lire ses prières. Mais la lecture de la ‘Amida ne devait pas être interrompue, sauf en cas de danger. Le Gaon considéra qu’il n’était pas dangereux d’être abandonné sans un sou et sans bagage.
Ces voyages s’achevèrent en 1745. Le Gaon quitta à nouveau Vilna longtemps après avec l’intention de se rendre en Palestine et de s’y installer. Mais il fit face à tellement d’obstacles sur sa route qu’il fut bientôt contraint d’abandonner ce projet qui lui tenait à cœur et dut regagner sa ville natale. On ne sait pas s’il quitta Vilna à une autre occasion.

Responsabilités et autorité du Gaon

La position du Gaon à Vilna, comme nous l’avons déjà laissé entendre, n’était pas celle d’un homme public. Jamais il n’aurait pu se laisser convaincre d’accepter le poste de rabbin ou toute autre fonction au sein d’une communauté juive. Je suis incapable de donner une explication au fait qu’il ait décliné toutes ces propositions. On peut cependant supposer que c’est à l‘époque du Gaon qu’un conflit acharné opposa le Rabbin et les administrateurs juifs de sa ville natale, conflit qui aboutit à la suppression du poste de rabbin. L’histoire de ce conflit est d’autant plus irritante que des motifs futiles en sont à l’origine. En fait, constatant que la maison du Rabbin n’était plus éclairée à partir de minuit, les habitants en conclurent qu’il n’étudiait pas après cette heure. Quel paresseux ! Et cette paresse était d’autant plus impardonnable aux yeux de la communauté que la femme du Rabbin avait eu le malheur de se comporter de façon assez cavalière envers la femme d’un administrateur. Il n’est pas étonnant que, dans de telles circonstances, le Gaon n’ait pas souhaité se mêler aux affaires de la congrégation par une quelconque fonction officielle. La relation que le Gaon entretenait avec ses contemporains s’apparente plutôt à celle d’un Tanna ou d’un Amora de l’Antiquité qui ne purent bénéficier du titre de Nassi ou de Av Beite Din. Tout comme Rabbi Akiva ou Mar Samuel, ce n’est qu’à travers son enseignement et sa vie exemplaire que le Gaon est devenu une personnalité influente dans sa génération. 

Il faut dire que, malgré leur comportement mesquin à l’égard de leur chef spirituel, les Juifs de Vilna se sont pliés de bonne grâce à l’autorité du Gaon alors qu’il n’occupait aucune fonction officielle, et c’est tout à leur honneur. Il était vénéré comme un saint homme. S’entretenir avec le Gaon était un moment de bonheur pour un Juif de Vilna et lui rendre service était la plus grande distinction qu’un homme pût avoir sur terre. Mais ce qui est remarquable, c’est de voir à quel point même les savants étaient vite prêts à reconnaître l’autorité du Gaon. En général, ils mettent plus de temps que le commun des mortels à reconnaître la grandeur. Non seulement chaque nouvelle lumière éclipse leurs propres petites lumières, blessant ainsi leur vanité personnelle mais elle menace aussi parfois d’obscurcir certaines traditions qu’ils souhaitent maintenir bien en vue. Cependant, le génie du Gaon était bien trop grand pour qu’on parvînt à y résister et sa ferveur et sa profonde piété étaient au-dessus de tout soupçon. Ainsi, le Gaon fut très vite reconnu par ses pairs comme leur maître à penser et leur guide, non seulement en matière de littérature mais aussi en matière de croyance et de pratique. 

Un disciple fameux du Gaon : Rabbi ‘Haïm de Volozhin

Nommer ici tous les disciples du Gaon ne serait que digression. Il semble que tous les grands érudits dans son pays se soient plus ou moins reconnus comme tels. Le Gaon donnait, à une époque, des conférences publiques sur divers sujets dans la maison d’études qu’il avait fondée et les étudiants qui assistaient à ces conférences se prévalaient d’être ses disciples.
Je ne citerai ici que son plus grand disciple, Rabbi ‘Haïm de Volozhin qui, à la mort du Gaon, exerça une influence sur ses compatriotes plus que tout autre érudit de l’époque. Rabbi ‘Haïm n’occupait pas non plus de fonction officielle particulière parmi ses frères. Il était fabriquant d’étoffes de profession et son affaire était très florissante. Mais cela ne l’empêchait pas de se consacrer à la littérature hébraïque et sa réputation de grand érudit n’était plus à faire. Mais dès qu’il eut vent de la renommée du Gaon, il lâcha sa fabrique d’étoffes et sa prétention à savoir pour se rendre à Vilna et « apprendre la Torah » de la bouche du grand Maître. Il faut bien reconnaître que renoncer à cette prétention à savoir n’était pas un mince sacrifice. Selon les dires d’un savant de Vilna, on oubliait tout ce qu’on savait dès qu’on franchissait le seuil de la maison du Gaon. Il faisait reprendre, à chaque disciple qui le côtoyait de près, tout depuis le début. Il leur enseignait la grammaire hébraïque, la Bible, la Michna et beaucoup d’autres matières qui étaient, nous l’avons déjà dit, très souvent négligées par les talmudistes de l’époque. Rabbi ‘Haïm a lui aussi dû en passer par là. Certains auraient pris cela comme une humiliation mais pour Rabbi ‘Haïm, cela n’a fait que renforcer son attachement à son maître.
C’est ainsi que se déroula la vie du Gaon, à étudier et à enseigner. Il faut bien comprendre que pour le Gaon, enseigner la Torah représentait plus qu’une simple activité intellectuelle pratiquée dans le simple but d’acquérir une connaissance. Pour lui, c’était un service rendu à Dieu. Ses disciples, qui l’ont observé alors qu’il étudiait la Torah, ont remarqué que l’effet produit sur sa personne était le même que quand il priait. À chaque mot, son visage s’illuminait de joie ; chaque ligne lui donnait la force de poursuivre. Ce n’est qu’en considérant la question sous cet angle qu’il est possible de comprendre la dévotion et l’amour du Gaon pour l’étude. 

L’amour de l’étude

Il y a eu, sans aucun doute, parmi les Juifs de Russie, une forte tendance à exagérer les qualités intellectuelles du Gaon et cela peut se comprendre. La nature l’avait doué d’une mémoire si exceptionnelle qu’après avoir lu un livre une fois, il était capable de le réciter par cœur tout le restant de sa vie. Sa parfaite compréhension n’en était pas moins admirable. Le Gaon pouvait comprendre d’un seul coup d’œil les controverses les plus complexes du Talmud, ce qui aurait pris des jours et des semaines entières aux autres érudits. Déjà, alors qu’il était enfant, on dit qu’il avait parcouru les traités Zeva’him  et Mena’hot qui ne comptaient pas moins de deux cent trente pages et dont le contenu est parfois si abscons qu’il pourrait ôter à tout érudit, même aguerri, l’espoir de le comprendre. Il avait un tel bon sens qu’il déjouait tous les pièges intellectuels des écoles de la casuistique.
Néanmoins, ses biographes nous disent qu’il était tellement accaparé par ses études qu’il ne pouvait s’accorder plus d’une heure et demie de sommeil en vingt-quatre heures. C’est exagéré, à n’en pas douter. Disons alors, cinq heures par jour. Il n’avait pas le temps de prendre ses repas régulièrement. D’après la légende, il répétait chaque chapitre de la Bible, chaque passage du Talmud, des centaines de fois, même lorsque ceux-ci ne présentaient aucune difficulté. Mais, comme nous l’avons déjà dit, il s’agissait bien, pour le Gaon, d’amour et non pas d’un penchant passager.

Rien au monde pour le Gaon n’était plus méprisable que ceux qui s’intéressaient à la littérature ancienne en dilettantes. Saisir le sens des choses le remplissait de bonheur. Il avait, dit-on, passé plus de six mois sur une simple Michnah du traité Kilayim et s’était senti le plus heureux des hommes une fois parvenu à en comprendre le véritable sens. Ne pas pouvoir aller au fond d’un sujet, passer à côté d’une vérité dissimulée dans un seul passage le plongeait dans le chagrin le plus amer.
L’anecdote racontée par son élève, Rabbi ‘Haïm pourrait nous en fournir le meilleur exemple. Un vendredi, le domestique du Gaon vint trouver ‘Haïm avec un message : son maître voulait le voir dès que possible. Rabbi ‘Haïm se rendit chez lui sur le champ.  Lorsqu’il entra dans la maison, il trouva le Gaon alité, un bandage sur la tête et plutôt mal en point. La femme du Gaon lui fit aussi savoir que son mari n’avait rien mangé depuis plus de trois jours et qu’il n’avait pratiquement pas fermé l’œil tout ce temps. La raison de toute cette détresse : il n’avait pas réussi à comprendre certains passages difficiles du Talmud de Jérusalem. Le Gaon souhaitait maintenant reprendre ses recherches mais avec ses disciples. Le Ciel, dit-il, pourrait avoir pitié d’eux et leur ouvrir les yeux car il est écrit : « Deux valent mieux qu’un ». Et voici que le Ciel eut pitié d’eux car ils parvinrent à saisir le véritable sens du passage. Le Gaon se remit aussitôt et maître et disciples passèrent un très joyeux Chabate.
On rapporte aussi qu’un jour il aurait déclaré ne pas souhaiter avoir pour professeur un ange qui lui aurait révélé tous les mystères de la Torah. Cela ne peut s’envisager que dans le monde à venir mais, dans ce monde-ci, n’ont de la valeur que les choses acquises par un travail acharné et après un âpre combat. Le chantre de la vérité en Allemagne a exprimé la même idée en d’autres termes qu’il vaut la peine de répéter ici : « Si Dieu, dit Lessing, tenait dans Sa main droite toute la vérité, et dans Sa gauche, la seule quête inlassable de la vérité, et me disait : « Choisis ! », je me précipiterais humblement vers Sa gauche et je dirais : « Père, donne ! Car la vérité pure est pour toi seul ! » » (Les pensées et réflexions, Lessing). 

Un père de famille rigoureux

Ce dévouement corps et âme à l’étude de la Torah peut, je pense, expliquer que ses biographes aient si peu à dire sur la vie du Gaon. Nous savons simplement que sa femme est décédée en 1783. Nous n’en savons guère plus sur ses enfants. Les biographes parlent de cette famille « bénie par le Seigneur », en faisant référence à ses deux fils, Rabbi Aryeh Leb et Rabbi Abraham, connus comme étant de grands érudits et des hommes très pieux. Le dernier est plus connu pour avoir édité un recueil de petits midrachime. Il est aussi fait mention des gendres du Gaon, en particulier un certain Rabbi Moïse de Pinsk.  Mais c’est bien tout. Rien n’est dit au sujet de leurs vies ou même de leurs professions. À en juger par la fameuse lettre qu’il a envoyée à sa famille alors qu’il était en route pour la Palestine, le Gaon nous apparaît plutôt sous les traits d’un père que nous pourrions qualifier de sévère. Il ordonne à sa femme de punir ses enfants sévèrement s’ils jurent, injurient ou mentent. Il lui conseille de vivre à l’écart autant que possible. L’isolement est pour lui une condition sine qua non pour mener une vie religieuse. Il conseille même à sa fille de lire ses prières à la maison car, à la synagogue, elle risquerait d’envier les jolies robes de ses amies, terrible péché s’il en est. Le seul passage empreint de tendresse est peut-être celui où il implore sa femme d’être très aimable avec sa mère du fait qu’elle est veuve et que ce serait un grand péché que de lui infliger la moindre contrariété. D’autres passages nous laissent à penser que sa famille a dû parfois endurer la faim et le froid, le père consacrant la plus grande partie de son temps à l’étude de la Torah et à d’autres œuvres religieuses. Pour résumer, le Gaon était un ascète extrême et opiniâtre qui, à aucun moment, n’aurait mérité qu’on le désignât comme un bon père, un bon mari, un homme aimable ou tout autre terme qui s’applique aux qualités domestiques ordinaires dont, comme nous l’apprend Macaulay, se revendiquent la moitié des pierres tombales qui abritent les défunts. Mais je crains que nombre de grands hommes ayant laissé leur trace dans l’histoire ne puissent jamais revendiquer ces vertus domestiques comme les leurs.
Je ne veux pas engager ici un débat pour savoir si le judaïsme est une religion austère ou pas mais ceux qui considèrent que le judaïsme consisterait à vouloir tirer le meilleur de l’existence ne contestent pas le fait qu’on trouve dans la littérature juive suffisamment d’éléments rigoristes pour justifier la pratique de nos hommes les plus illustres dont la vie n’était qu’une longue suite d’abnégations et de privations. Le Talmud dit qu’on ne peut parvenir à la Torah qu’à condition de lui consacrer sa vie entière ou, comme le dit la Michnah dans un traité mineur : « Si ta volonté est de ne pas mourir, cesse de vivre avant de mourir» (Traité Derekh Erets). C’est ce principe qui a régi toute la vie du Gaon et comme il ne s’épargnait pas lui-même, il ne pouvait épargner les autres. On ne pouvait s’attendre à un autre comportement de sa part. La Bible nous dit : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lévitique, 19 : 18). Mais qu’en est-il de l’homme qui ne s’est jamais aimé, qui n’a jamais pensé à lui-même, qui n’a jamais vécu pour lui-même mais seulement pour ce qu’il considérait être sa mission et son devoir divins sur terre ? On ne peut attendre d’un tel homme qu’il passe son temps à nous flatter et à nous courtiser. Si être accusé d’opiniâtreté signifie renoncer à tout dans le but de se consacrer à une vie d’étude et de sainteté alors oui, on peut sans aucun doute taxer le Gaon d’opiniâtreté. Mais dans un monde où elle fait défaut à tant d’hommes, nous devrions, à mon avis, nous montrer reconnaissants envers la Providence de nous envoyer de temps à autre des hommes opiniâtres, solides et remarquables qui, en faisant contrepoids, redonnent un certain équilibre à un monde divin qui va à vau-l’eau. Afin de rassurer mes lecteurs les plus indulgents, j’aimerais seulement dire qu’il n’y a aucune raison de prendre la femme du Gaon en pitié. Le monde serait misérable, en effet, s’il suffisait de la bêtise et d’une bonne digestion pour être heureux. Les Saints sont heureux dans leur souffrance et c’est en se sacrifiant pour ceux qui souffrent que les âmes nobles trouvent leur bonheur.
C’est dans son opposition au hassidisme que le Gaon s’est aussi révélé intraitable à un moment de sa vie. Je regrette de ne pouvoir raconter ici, ne serait-ce que brièvement, l’histoire de cette discorde. Je m’en sortirai seulement en disant qu’à mon avis, chaque camp avait raison, le Gaon comme les ‘Hassidime, ces derniers en s’en prenant aux rabbins de leur époque qui appartenaient pour la plupart aux écoles de la casuistique et qui, dans leurs recherches intellectuelles négligeaient pratiquement complètement l’aspect émotionnel de la religion. Mais le Gaon avait néanmoins raison de s’opposer à un système qui, comme je l’ai montré plus haut, risquait de mener à l’idolâtrie. 

Mort du Gaon

Hormis cet incident, le Gaon ne se mêla jamais des affaires publiques. Il vivait en reclus, toujours accaparé par ses propres études et celles de ses disciples et amis. Ce qu’il y a de plus remarquable, c’est qu’en dépit de son travail acharné et de ses nombreuses privations, le Gaon a joui d’une bonne santé pratiquement toute sa vie durant. Il n’a jamais consulté de médecin. Ce n’est qu’en 1791, dans sa soixante-dixième année qu’il commença à sentir que sa santé déclinait. Mais ses facultés amoindries ne l’arrêtèrent pas. Pour favoriser sa guérison, il écoutait avec grand intérêt les prêches du prédicateur Jacob de Doubno, plus connu sous le nom du Maggid de Doubno dont le Gaon appréciait énormément les paraboles et les mots d’esprit.
La veille de Yom Kippour, en l’an 1797, il tomba très malade et bénit ses enfants. Il mourut au troisième jour de Soukote, la branche de Loulav à la main. La fête de la joie, raconte un témoin de l’époque, se transforma en jours de deuil. Dans toutes les rues de Vilna, on n’entendait que lamentations et pleurs. Les oraisons funèbres entendues à cette occasion, à Vilna comme dans les autres communautés juives, allaient constituer une véritable petite bibliothèque. Les disciples pleuraient leur maître, et les habitants de Vilna celui qui symbolisait leur ville natale. Les Juifs avaient, dans leur ensemble, le sentiment que « l’Arche d’Alliance leur avait été enlevée ».

 

Un modèle d’intelligence

Après cet aperçu, le lecteur ne peut guère s’attendre à ce que je passe en revue la production littéraire du Gaon. Une vie aussi longue et de telles facultés intellectuelles dédiées à une seule cause avec tant de zèle et de ferveur suffiraient à fournir le sujet de toute une série d’études. La pierre posée sur sa tombe par ses pieux admirateurs porte l’inscription suivante : « Le Gaon a été à l’écoute, il a cherché et il a remis de l’ordre », c’est-à-dire qu’il a rédigé des commentaires ou des notes sur « la Bible, la Michna, les deux Talmud, le Sifré, la Sifra, le Zohar et beaucoup d’autres œuvres ». Les inscriptions sur les pierres tombales tendent souvent à exagérer et nous connaissons tous l’expression qui dit : « aussi mensonger qu’une épitaphe ». Mais si on jette un œil au catalogue du British Museum à la rubrique « Eliyahou Vilna », on verra dans cette inscription une exception dont on peut se réjouir. À cette liste s’ajouteront de nombreuses autres œuvres majeures pour la vie et la pensée juives. Son commentaire du Choul’han ‘Aroukh de Rabbi Joseph Caro, qui montre que, dans bien des cas, il connaissait les origines de nos us et coutumes religieux mieux que le compilateur lui-même, aurait suffi à faire de lui une sommité en matière de halakha alors que les notes et les corrections qu’il a apportées au texte de la Tossefta et du Seder ‘Olam  qu’il a largement contribué à restaurer, auraient suffi à assurer sa renommée comme critique de premier ordre. Et c’est d’autant plus surprenant si nous considérons que tout cela a été fait sans manuscrit ni aucune autre aide que ce soit mais simplement en faisant appel à son intuition. Il n’est pas étonnant que les érudits qui ont pu fréquenter les grandes bibliothèques et constater que les corrections apportées par le Gaon étaient parfois en accord avec les analyses faites dans les plus grands manuscrits, se soient très souvent exclamé : « Seule l’inspiration a pu lui révéler ces secrets ». Il n’est pas besoin d’aller si loin. Nous nous contenterons de citer le Talmud : « Le sage est plus grand qu’un prophète » (Baba Batra 12a). Que nenni ! N’aurions-nous été en possession que des notes du Gaon qui constituent une sorte de obiter dicta, de propos en passant) sur divers sujets de la littérature juive, il serait resté pour toutes les générations à venir un modèle d’intelligence et de véritable ingéniosité.

Il ne serait cependant possible d’apprécier le génie du Gaon en tant qu’érudit qu’en étudiant minutieusement ses œuvres ou bien en en citant de nombreux passages. Une telle entreprise me semble impossible ici, faute d’espace. Par conséquent, j’utiliserai la place qu’il me reste pour dire quelques mots sur l’influence bénéfique du Gaon sur ses concitoyens, les Juifs russes. 

Les Juifs de Russie

Le Juif de Russie demeure un mystère pour nous. Ce n’est qu’à travers les rapports du Board of Guardians ou les expressions ronflantes des discours publics que nous connaissons cet étrange personnage car il a toujours été la cible des orateurs :
Trop violents ou trop affables
L’on serait pour eux
Ou Dieu ou le Diable                                                                              

Cependant, d’après mes lectures des meilleurs auteurs juifs de Russie, il apparaît que le juif de Russie, lorsqu’il arrive en terre étrangère, coupé du passé et face à un avenir incertain, se retrouve pour la première fois dans une situation qui ne nous permet, en aucune façon, de définir sa véritable personnalité. Sa vraie vie se trouve dans son pays d’origine où, parmi ses amis et les siens, tous animés d’un même idéal, attachés aux mêmes traditions et fiers des mêmes institutions religieuses et caritatives, tout prend vie et fait sens pour lui. C’est ainsi qu’un certain écrivain russe s’adresse à ses plus jeunes collègues, critiques du monde qui était le leur : « Regardez tous ces hommes de génie qui ont toujours été notre richesse ! Chaque ville, chaque village comptait des érudits, des saints et des philanthropes. Leurs mérites suffisaient à protéger le monde entier, faisant de chacun d’eux un symbole d’Israël ». L’écrivain poursuit en citant les noms de douzaines de ces hommes d’excellence qui, en effet, ne sont pas tous connus de nous mais qui partagent avec le juif russe les pieux et nobles souvenirs de la véritable grandeur et de l’abnégation héroïque dont il a toutes les raisons d’être fier. 

La postérité du Gaon : La Yeshiva de Volozhin

Cependant, le coeur de toute cette vie spirituelle est la Yeshiva (école talmudique) de Volozhin. J’espère ne pas susciter l’ennui en évoquant son histoire et sa composition en quelques mots. L’homme à l’origine de cette institution qui porte le nom de Yechiva ‘Ets ‘Haïm (École de l’Arbre de Vie) n’est autre que le Gaon lui-même. Convaincu que l’étude de la Torah est au cœur du judaïsme et que cette étude doit être menée de façon scientifique et non académique, il ordonna à son plus grand disciple, le Rabbi ‘Haïm mentionné plus haut, de fonder une école où l’on enseignerait la littérature rabbinique selon ses propres méthodes. Il semble que, tant que le Gaon était vivant, Rabbi ‘Haïm préféra la position d’élève à celle d’enseignant.

Cependant, à la mort du Gaon, il n’eut de cesse que d’obéir à la demande de son maître et c’est ainsi qu’en 1803, fut ouvert le collège à Volozhin. Le fabricant d’étoffes et disciple était à présent devenu rabbin et maître. Il débuta à petite échelle, d’abord avec quelques élèves. Mais, même pour subvenir aux besoins d’une poignée d’élèves, il n’avait pas assez de moyens, et sa femme, pétrie de religion, mit en vente ses bijoux afin de l’aider à monter le projet qui lui était si cher, ce qui vient parfaitement contredire la fameuse expression française «Avare comme une rabbine» (en français dans le texte). Mais le nombre d’élèves ne cessa de croître si bien qu’à sa mort en 1828, il avait le privilège d’enseigner à cent étudiants. Le nombre d’étudiants s’élevait à quatre cents en 1888 et les Juifs de Russie ont donc raison de se targuer d’avoir la plus grande école talmudique au monde. De toute évidence, des fonds privés provenant d’un seul homme, aussi importants soient-ils, ne pouvaient aucunement suffire pour un tel effectif. Rabbi ‘Haïm fut donc contraint d’en appeler à la générosité de ses frères russes. Le nom de Rabbi ‘Haïm et, plus encore, celui de son maître, étaient des références et, en plus des dons privés, de nombreuses communautés promirent de grosses sommes d’argent pour subvenir aux besoins des étudiants de Volozhin. Le comité envoya de temps en temps des représentants afin de promouvoir les intérêts de la Yeshivah. Les auteurs auxquels je dois ces informations nous disent que les représentants en question parcouraient le monde entier dans le but de récolter des dons pour Volozhin à tel point qu’il y a une plaisanterie bien connue chez les étudiants qui dit qu’on peut bien douter de l’existence du fleuve mythique Sambatyon car, sinon, il y a longtemps qu’il aurait été découvert par ces représentants qui parcouraient le monde dans ses moindres recoins lors de leurs expéditions. Mais le monde est très petit apparemment puisque la totalité des fonds de la Yeshiva n’a jamais excédé la somme approximative de 1800 livres.
Une partie de cette somme servait à payer les salaires des enseignants et des surveillants ainsi que les travaux de réparation du bâtiment tandis que le reste était partagé entre les étudiants. Si l’on considère qu’aucune bourse d’étude ne dépassait treize livres (seuls les quarante immortels de Volozhin percevaient de telles sommes) et que la majorité des étudiants étaient issus des classes les plus pauvres et, par conséquent, ne recevaient aucune aide financière de leurs parents, à n’en pas douter, le texte de la baraïta :  « Telle est la voie de la Torah : tu mangeras du pain trempé dans du sel et l’eau te sera mesurée. Tu coucheras à même le sol et tu vivras une vie de souffrance » (Pirkei Avote, Beraïta 4) était appliqué à la lettre par les étudiants. Mais, visiblement, moins ils mangent et moins ils dorment, plus ils étudient. En effet, l’assiduité et l’enthousiasme de ces ba’hourim (étudiants) pour l’étude de la Torah n’ont eu d’égal. Les horaires officiels allaient de neuf heures du matin à dix heures du soir alors que beaucoup d’étudiants volontaires poursuivaient leur étude jusqu’au milieu de la nuit ou commençaient leur journée à 3 heures du matin.
Pour ce qui était du sujet d’étude, il se résumait, nous nous en doutons, à l’exploration de la littérature rabbinique ancienne dans ses domaines les plus divers. Mais on aurait tort de penser que Volozhin ait été préservé de l’esprit moderne. Il devait bien se trouver, parmi ces quatre cents étudiants, des férus de mathématiques, de philosophie ou d’Histoire tandis que d’autres conjuguaient les verbes irréguliers d’une langue ancienne en balançant leur corps au-dessus de leur Talmud et en faisant semblant « d’apprendre ». En fait, presque tous ces écrivains qui exigent que ces matières fassent partie intégrante du programme à Volozhin, sont des anciens de la Yeshiva et ce sont les mêmes qui révèlent comment le savoir séculier se répand au sein de Volozhin, tout comme dans les autres écoles talmudiques, en dépit des mesures et des interdictions. Contourner ces interdictions : voilà le passe-temps favori de nombreux ba’hourim (étudiants de Yechivah) à Volozhin. Prenez seulement cet étudiant et voyez comment après une longue journée passée à étudier, debout dans la rue, il lit, au clair de lune l’Histoire de la Civilisation en Angleterre de Buckle. Non que le pauvre fasse preuve de romantisme pour préférer le clair de lune à la lueur de la bougie d’une chambre accueillante et chaleureuse mais c’est qu’il en a assez de frapper à la porte parce que sa logeuse à qui il a oublié de verser les trois derniers loyers a décidé de le laisser dans le froid glacial ce soir-là. Plus douloureux encore est le cas de son compagnon d’infortune qui, lui aussi, erre dans les rues, la tête farcie et le ventre vide. Ce dernier sort l’autre de son rêve en le secouant et en lui disant que Buckle est passé de mode depuis belle lurette et qu’il ferait mieux d’étudier les œuvres de Herbert Spencer qui a tout dit sur les questions vitales qui agitent le monde. Pourtant, ces deux défenseurs de la pensée anglaise à Volozhin, souffrant de faim et de froid, ne sont que des exceptions. Ceux qui attirent les bonnes grâces sont les défenseurs de la pensée juive. Inutile de souligner que les étudiants de Volozhin s’attachent à lire le Guide des Egarés de Maïmonide, les Etudes sur la métaphysique de Gersonide et d’autres œuvres philosophiques de l’école espagnole. Ces livres constituent une partie de la littérature rabbinique et il serait peu orthodoxe de remettre en cause leurs lecteurs. Mais il vaut la peine de souligner que même les écrits de la récente école historico-critique et des œuvres comme celles de Zunz, Frankel, Graetz ou Weiss sont lues, très appréciées et souvent débattues par les ba’hourim.
Volozhin mérite, à juste titre, d’être considérée comme le centre de la pensée juive en Russie, où règnent encore les idées du Gaon. 

Après le Gaon?

Cependant, des critiques se sont très souvent faites entendre sur la poursuite de ces idées à l’heure où, comme on peut l’espérer, les Juifs voient leur situation s’améliorer en Russie. Ne peut-on pas craindre que la liberté et l’émancipation ne soient un frein aux idées et aux concepts qui sont nés dans des circonstances complètement autres ? Nul besoin de nourrir de telles craintes. Rabbi Yedaiah Bedersi termine son œuvre philosophique L’Examen du Monde (Be’hinate ha’Olam) par ces mots : « Ne vous détournez ni vers la gauche, ni vers la droite de tout ce que les Sages ont cru mais croyez en tout ce que croyait Maïmonide, dernier des Gueonim de son époque mais premier par sa grandeur ». Près de cinq cents ans se sont écoulés depuis. Avec le temps, un nouveau Gaon est né et, à l’avenir, un autre naîtra probablement. Mais les temps ont aussi changé.

***

Les esprits rebelles d’une époque libérale ne se soumettront probablement pas à la loi qui impose de « croire à tout ce que disait le Gaon ». Mais le cœur de l’homme conservera, en tout temps, un idéalisme suffisant pour aimer et admirer le plus grand des hommes et n’en garder que le meilleur.    


Indications bibliographiques

  • Jean Baumgarten,  Vilna entre ultra-orthodoxie et modernité (XVIII XIXe siècles), in Les Villes Baltiques, Revue Germanique Internationale, n°11, 2010, p. 61-78.
  • Immanuel Etkes, The Gaon of Vilna : The man and his image , Titre original en hébreu: Yaid be-doro,  Traduit par Jeffrey M. Green, Berkeley-Los Angeles-London : University of California Press, 2002, Collection The S. Mark Taper Foundation.
  • Henri Minczeles, Yves Plasseraud, Suzanne Pourchier,  Les Litvaks, l’héritage universel d’un monde juif disparu, La Découverte, 2009.
    Vilna, Wilno, Vilnius, la Jérusalem du Nord, La Découverte, 1993.
  • Allan Nadler : The Faith of the Mithnagedim, Rabbinic responses to Hasidic capture, John Hopkins University Press, Baltimore, 1997.

                     

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