Lire « Le Troisième Temple »,

roman de Yishaï Sarid

par David Encaoua

Yishaï SARID, Le Troisième Temple,  Titre original en hébreu: HaChlichi,  Publié pour la première fois à Tel-Aviv chez Am Oved Publishers Ltd en 2015, Traduit par Rosie Pinhas-Delpuech, Arles, Actes Sud, 2018, Collection Les Lettres Hébraïques.


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Cours-conférence présenté au Club de lecture Adath Shalom,  Paris, le 18 mai 2019.

1. Dans l’abîme du fanatisme religieux : Résumé de l’oeuvre
2. Les deux sources de ce récit : réminiscences bibliques et références à l’actualité israélienne
3. Thèmes, positions et réflexions romanesques.

1. Dans l’abîme du fanatisme religieux :
Résumé de l’oeuvre

 Le troisième temple est le récit, à la première personne, d’une plongée dans l’abîme du fanatisme religieux. Le narrateur, Jonathan, fils de Yehoaz est un homme handicapé sur le plan sexuel et qui boite. Une grenade lancée contre son père a éclaté  et l’a atteint, lorsqu’il était encore enfant.
Un cataclysme, celui d’un anéantissement nucléaire provoqué par les ennemis héréditaires d’Israël, les Amalécites constitue le point de départ du récit :  « La première bombe est tombée sur la ville de Haïfa et l’a effacée, elle a mis le feu aux raffineries qui se sont embrasées comme une boule de feu jusqu’au nord. La deuxième bombe est tombée deux minutes plus tard sur Tel-Aviv, à cent mètres du bâtiment qui abrite le QG de l’armée » (p.45).
Le terme de vaporisation, employé pour décrire le cataclysme nucléaire, suggère avec force l’origine et l’intensité de l’événement.
Après la destruction totale des villes côtières de Haïfa et Tel Aviv,  le père du narrateur, Yehoaz, astronome, botaniste à ses heures, et jusque-là plutôt laïc, est visité un jour par le Créateur. Lors de cette révélation : un ange de Dieu lui apparaît dans une clarté inhabituelle, et lui demande de se mettre à genoux.
Dieu confie à Yehoaz une mission extraordinaire : faire revivre la splendeur divine au sein du peuple d’Israël. Yehoaz doit devenir pour cela le roi d’Israël, et  l’Eternel promet d’anéantir  les ennemis qui se dresseront sur son chemin. Dieu ordonne à Yehoaz de rebâtir le  Temple où Dieu résidera à nouveau. Les paroles divines sont des promesses et des bénédictions : « Je serai un père pour toi et tu seras mon fils et je dispenserai mes bienfaits à ton peuple. Si tu suis mes commandements, je soutiendrai ta descendance après toi et votre royaume ne tombera jamais », p. 53.
Après  cette révélation, Yehoaz devient un homme déterminé, sur le plan religieux comme sur le plan militaire. Il parvient miraculeusement à Jérusalem et organise de là-bas la riposte : il fait sauter les mosquées du Mont du Temple et déterre l’Arche d’Alliance enfouie sous les fondations du Premier Temple. Le sentiment d’avoir été choisi par Dieu le soutient indéfectiblement et il promet d’exécuter ses ordres : « Tu es Dieu et ta parole est vraie », p. 53.  Fort de cette élection, Yehoaz décide donc de donner une nouvelle impulsion au pays en instaurant une monarchie dont il serait le roi, faisant appliquer à la lettre tous les commandements de la Torah.
Il reconstruit  à Jérusalem un  Temple,  le Troisième Temple donc, qui est à l’identique du Premier Temple de Salomon. Se perpétuent ainsi, à la fois la tradition des sacrifices et le respect intégral de la Loi .
Du fait de son handicap qui lui interdit toute activité militaire, Jonathan est nommé par son père,  gardien du Temple.  Lui échoit alors la responsabilité d’organiser tous les rites sacrificiels et de préparer le Temple pour les festivités religieuses.
L’État d’Israël devient donc, pour ainsi dire, une monarchie théocratique : le roi est désigné ;   le Temple est reconstruit ;  la Loi juive (Halakhah) tient lieu de code juridique du pays, et le Sanhédrin devient l’institution judiciaire de référence, après que la Cour Suprême d’Israël a été supprimée.
Le Temple recouvre, du moins dans un premier temps,  sa fonction originelle : il est à la fois la demeure terrestre de Dieu et le lieu où le peuple vient expier ses transgressions en accomplissant des sacrifices animaux ou en apportant d’autres offrandes. 
La présence de Dieu est censé se dissimuler derrière un voile (parokhète en hébreu) dans le Saint des Saints. Le Sanhédrin restauré condamne à mort les déviants, les criminels et les blasphémateurs. La Judée-Samarie, dont la ville de Jérusalem est la capitale, est devenue  le centre du royaume d’Israël, et les  Amalécites en sont expulsés.
Mais d’étranges phénomènes ne tardent pas à se produire dans le Temple. D’abord, un personnage mystérieux qui se dit envoyé de Dieu, apparaît à Jonathan et formule de sombres prédictions.
Tout semble se dérégler : des dysfonctionnements notoires se produisent. En voici les manifestations : un porc apparaît sur la broche du gril de l’autel ; un puanteur insupportable remplace le parfum de l’encens ; des invocations sonores islamiques retentissent lors des cérémonies sacrificielles ;  des animaux tentent de faire comprendre aux humains la cruauté de leurs gestes, et enfin on constate une pénurie d’animaux gras et sains nécessaires aux sacrifices. De plus, une crise alimentaire des plus extrêmes affecte douloureusement tous les citoyens. Enfin, dernier signe et non des moindres : l’armée israélienne connaît de sérieux revers militaires. Toutes ces dérèglements se conjuguent et sont le prélude d’une catastrophe imminente.

Le dénouement est, comme on s’y attend, le moment le plus sombre de ce récit tragique. Le roi Yehoaz, désespéré de l’absence d’intervention divine, est néanmoins persuadé entendre le Créateur exprimer une demande, pour le moins  exorbitante. A l’instar du patriarche Abraham à qui Dieu aurait demandé de sacrifier son fils Isaac, Yehoaz croit entendre que Dieu lui demande de sacrifier le bébé, fruit de sa liaison avec sa nouvelle et jeune épouse, Efrat. 
Yehoaz demande donc à son fils Jonathan d’aller chercher son petit-fils pour le sacrifier à Dieu, en gardant l’espoir que Dieu intervienne au dernier moment en faveur d’Israël. Jonathan amène le nourrisson à son père, mais refuse lui trancher la gorge, geste fatidique que lui ordonne son père. La foule déchaînée sur le parvis du sanctuaire, comprend l’enjeu et réclame à cor et à cri, le sacrifice humain, témoignant en cela de l’inévitable glissement du sacrifice animal au sacrifice humain.
Pour empêcher que son père n’effectue lui-même le geste meurtrier sur l’enfant, Jonathan n’a pas d’autre issue que de poignarder son propre père, le roi Yehoaz. Le parricide parvient à s’enfuir, portant son enfant dans ses bras, avant qu’une ultime déflagration n’emporte définitivement le Temple.
Jonathan est capturé, et dans sa prison, il apprend que le bébé a été recueilli par un haut dignitaire de l’armée amalécite. 
En prison, Jonathan jouit d’une grande faveur :  il dispose d’un stylo et de papier. Il écrit alors l’histoire de ce qui s’est passé afin de rendre des comptes à son peuple.   
Le roman nous raconte de cette manière, par la  plume du narrateur Jonathan, fils du roi Yehoaz, comment la société a vécu le retour à un idéal biblique, sous le régime d’une monarchie qui s’appuie sur les prescriptions d’une Loi rigide, avant que le pays ne soit complètement détruit par ses ennemis éternels, les Amalécites.

Le Troisième Temple se présente donc  comme une contre-utopie, une tragédie d’anticipation, de ce qui pourrait advenir à la société israélienne, si elle  décidait de revenir aux pratiques bibliques et aux institutions qui les accompagnent. 

2. Les deux sources de ce récit : réminiscences bibliques et références à l’actualité israélienne  

Le Troisième Temple est supposé succéder aux deux premiers Temples.  Le premier est  celui du roi Salomon, construit en 940 avant J.-C. et détruit par l’Empire Perse en 587 avant J.-C. Le second est qui a été reconstruit après l’édit de Cyrus autorisant les Juifs exilés à revenir en Judée et à reconstruire un Temple (520 avant J.-C.). Il sera à son tour détruit par l’Empire Romain (en 70 après J.-C.).

Un roman engagé

Il est clair que l’auteur Yishaï Sarid, en écrivant prend pour cible le projet de rebâtir un Temple à Jérusalem qui anime certains groupuscules.  A cet effet, il imagine un cataclysme initial d’origine nucléaire, dont l’ampleur présente quelque analogie avec ce qu’a été la Shoah. 
Les survivants juifs de la « vaporisation », regroupés  en Judée-Samarie autour de Jérusalem, sont  intimement persuadés que la restauration d’un Temple, le respect à la lettre des prescriptions de la loi juive (Halakhah) et le recours à un usage immodéré de la force sont  les  moyens nécessaires et suffisants pour résister aux attaques de l’ennemi. 
L’instauration d’une stricte loi religieuse serait également un moyen de mettre fin aux mœurs dépravées de certaines villes du pays, d’établir un ordre moral rigoriste.
Le nouveau roi clame aux citoyens : « L’heure n’est plus à la retenue, au silence, à l’attente. Soyons forts et courageux. (…). Ils fêtent la destruction de nos villes mais ne comprennent pas que c’est d’ici que viendra la libération totale. (…) Ne nous laissons plus mener comme des bêtes à l’abattoir. Formons ensemble un poing d’acier », p.48. On retrouve dans cette rhétorique, à la fois les accents guerriers des premiers dirigeants de l’État d’Israël et les propos  de certains extrémistes israéliens d’aujourd’hui, comme Dov Lior ou Yitzhak Ginsburgh .

Retour à l’antique

 Le roi  Yehoaz rétablit tous  les rites anciens : les habitants d’Israël offrent des sacrifices d’animaux pour obtenir l’expiation de leurs péchés ;  le Sanhedrin, assemblée religieuse présidée par un grand juge, condamne les renégats, ceux qui, autrefois à Tel-Aviv, incitaient les gens à s’éloigner de la religion.
Dans ce nouveau cadre institutionnel, on lapide, on surveille, on sacrifie, pour que règne la loi divine. La Torah est appliquée à la lettre. Tous les jours, les murs de l’autel du Temple sont aspergés de sang pour l’expiation : toutes sortes d’animaux sont sacrifiées sous les yeux des pénitents…
C’est Jonathan, gardien du Temple et fils du roi Yehoaz, qui égorge les bêtes, bien qu’il en ait horreur : « Mais moi, depuis le jour où j’ai sacrifié mon premier animal et où j’ai vu dans ses yeux une tristesse infinie tandis qu’il rendait son dernier souffle, je n’ai plus mangé de viande », p.56. Ce fils, qu’un éclat de bombe a rendu infirme, est la voix du récit. Il parle au lecteur du fond d’une prison Amalécite, racontant ce dont il a été témoin depuis la reconstruction du Temple. 

L’illusion lyrique

Les premiers temps de ce royaume ont été euphoriques. A l’exception des victimes de la vaporisation, devenus monstrueux (on les empêche, à cause de cela, de gravir le Mont du Temple et d’y apporter un sacrifice), tous les autres  habitants du pays participent aux offrandes.
Voici comment Y. Sarid évoque l’atmosphère  dans laquelle sont baignés, éblouis, les habitants du royaume : «Impressionnés, ils s’approchent de l’autel, les lévites chantent pour eux d’une voix immatérielle, l’encens aiguise leurs sens et le sanctuaire est si proche qu’ils sentent presque la proximité de la Chekhina. C’est comme un miracle : enfin la parole de la Torah s’accomplit et nous pouvons  pratiquer à la lettre tous les commandements. Le temple n’est pas seulement le lieu où nous honorons exclusivement Dieu, c’est aussi celui où nous honorons le simple Juif venant d’une bourgade ou d’un village lointains, qui peut être frappé de malheurs, et qui trouve ici espoir et beauté, le goût des choses et la splendeur », p. 55.
La gloutonnerie des prêtres, au cours de leurs gargantuesques repas, est cependant, au passage, décrit sans détours : « Tous les midis ils, ils dressaient une table richement garnie, des assiettes pleines de viande d’agneau et de bœuf grillée ou frite, des pigeons farcis, tout ce qui avait été offert en sacrifice ce jour-là, bien épicé, accompagné de salade, de riz et de pommes de terre, de vin et de moût de raisin, des fruits et des gâteaux », p. 56. C’est un signe d’une avidité qui n’est pas un bon présage pour l’avenir de cette monarchie.

Le retour à la terre ancestrale

En même temps, le roi Yehoaz a ramené son peuple au travail de la terre. C’est l’alliance de l’idéologie sioniste et du judaïsme biblique restitué : « Yehoaz croyait que la Torah, le Temple et le travail de la terre guériraient le peuple des maladies, de l’exil et de la dégénérescence de Tel-Aviv. Nous sommes redevenus un royaume de vignerons et de laboureurs, disait-il. Et dans le Temple, les lévites chantaient non seulement des chants religieux mais aussi des chansons des fondateurs d’Israël que mon père aimait, surtout celles qui avaient été composées par la poétesse Naomi Shemer , qui n’était pas fervente mais inspirée par l’esprit de Dieu », p. 57.
« Le roi avait décrété qu’il fallait chanter ses chansons dans les écoles, en particulier Vers les puits d’eau, le Bois d’Eucalyptus et le Chant des Herbes, sur des paroles de Rabbi Nahman de Braslav », p. 58.  Certes, les habitants ne sont pas tous devenus agriculteurs et certes tous ne sont pas corrompus. Pourtant, beaucoup traficotent à partir des restes des Amalécites. Autre signe inquiétant!

Le rêve devient cauchemar

Et en effet, la situation ne tarde pas à se dégrader. Premier signe de cette détérioration : des savants quittent le pays. Les établissements d’enseignement privilégient toujours plus l’étude de la Tora au détriment de celle des sciences profanes et des langues étrangères. Là encore, le système éducatif en vigueur dans certaines écoles rabbiniques (yeshivote) fermées sur elle-mêmes est stigmatisé.
Malgré tous les efforts du roi, commandant en chef de l’armée, et de ce fait souvent absent du Temple, le peuple voit la situation économique et militaire se dégrader peu à peu et la misère succède à l’euphorie initiale. Jonathan, qui comprend difficilement les déboires de son pays, fait de son mieux pour s’acquitter de ses fonctions de gardien du Temple, fonctionnaire chargé de transcrire tout ce qui s’y passe.
Il reçoit un jour la visite d’un homme étrange, « à visage d’oiseau », qui se présente d’abord comme un égaré, puis comme un envoyé de Dieu. Est-ce un ange ou un diable ? Il fait davantage penser à un prophète, car il  demande à Jonathan de transmettre au roi, son père, l’avertissement qu’il  ferait mieux d’abdiquer son titre pour le bien du pays et qu’en cas de refus lui, les siens et tous les habitants du pays périront ! Mais  Jonathan est incapable de répéter à son père cet avertissement, ne serait-ce que parce qu’il est d’une totale fidélité à son père, même s’il  doute quelque peu de l’affection de celui-ci à son égard.  En fait, il redoute  le châtiment du roi et celui de Dieu s’il venait à répéter le message reçu.  Fidélité et peur semblent s’accommoder.
Des phénomènes étranges se manifestent dans le royaume, parmi lesquels  les événements suivants : la souillure de l’autel où sont sacrifiés les animaux par l’apparition d’un cochon broché sur le gril, sans que personne ne sache comment cela est arrivé ; des chants Amalécites, au son de cris  « Allah Akbar » s’élèvent durant les cérémonies; un bélier, sur le point d’être sacrifié, se met à parler à Jonathan et à lui réciter le « Chéma’ Yisrael » (« Écoute Israël », le titre d’une des prières majeures de la liturgie juive) , des écrans s’allument dans le ciel en diffusant les paroles de paix d’Yitzhak Rabin, etc.  Le royaume survivra-t-il, abandonné de tous et enfermé dans sa nouvelle orthodoxie ? 

Une dystopie

Le Troisième Temple, on l’a compris,  est  une dystopie, c’est-à-dire un récit imaginaire, fondé sur une anticipation de ce que pourrait donner le retour à des pratiques antiques.
La fiction mêle l’actualité et l’antique. On relève en effet que le récit, tout imaginaire qu’il soit, retient néanmoins deux faits contemporains et significatifs. D’une part l’hostilité croissante du monde extérieur à l’égard d’Israël, et d’autre part, la radicalisation religieuse d’un nombre élevé de citoyens rattachés à des courants ultra (ultra-nationalistes, ultra-orthodoxes…).
Le lecteur est ainsi invité à lire les événements dramatiques qui se produisent dans le monde imaginaire du Troisième Temple, comme s’ils pouvaient se produire dans  un Israël qui serait dominé par la stricte orthodoxie et où le sacré serait à nouveau assimilé au Temple, résidence de Dieu sur terre. Autrement dit, l’auteur désire  convaincre le lecteur que la catastrophe est plausible :  les événements catastrophiques décrits dans le récit imaginaire, dans cette fiction « pourraient » advenir.
Les ennemis d’Israël – que l’auteur désigne sous le terme générique d’Amalécites, soulignant ainsi la persistance de la guerre ancestrale contre Amalek – sont soutenus par la terre entière à coups de boycotts ;  ce qui fait écrire à Jonathan, dans son cachot : « La fausse pitié du monde s’est vite dissipée, la haine d’Israël inscrite dans l’âme des nations a de nouveau explosé comme du pus », p.50. Là encore, l’auteur s’inspire de faits réels : la réprobation, pour ne pas dire la condamnation d’Israël, semble partout gagner du terrain.
On accuse Israël de toutes les fautes ; on soutient les Amalécites  sans réserve ni nuance et on justifie leurs actions sans s’émouvoir le moins du monde de la vaporisation des villes et de l’assassinat des hommes, des femmes et des enfants juifs. Crimes qu’ils ont bel et bien commis.
De plus, des forces obscures regroupées derrière un fondamentalisme extrême, prétendent que les déboires militaires sont dus à une insuffisante observance, afin de convaincre une partie des  habitants d’Israël que le retour au Temple et à l’intégralité des prescriptions  de la Torah sont les vrais moyens de triompher des dangers extérieurs et intérieurs.
Retranché à Jérusalem, Yehoaz, nouveau David, est devenu un chef de guerre impitoyable : il reconquiert des villages, abat des mosquées, consolide les frontières… Il apparaît à une majorité de la population comme le sauveur du pays, le responsable en chef de la renaissance morale, spirituelle et militaire.  Mais l’épreuve de réalité est impitoyable : l’acharnement des ennemis d’Israël ne fait que précipiter les événements adverses.  L’adversaire permanent d’Israël est le même que celui qui attaqua jadis les Hébreux lors de leur entrée en terre de Canaan, après l’Exode d’Égypte. Pourtant, alors que l’ennemi, Amalek, attaque à coups de missiles, ce n’est pas le nom d’Amalek qui est offert à la vindicte des nations.

***

Yishaï Sarid nous projette ainsi dans un avenir catastrophique, mais qui pourrait advenir si, d’une part, l’environnement institutionnel et idéologique  de la période biblique venait à se réaliser, et si, d’autre part, l’hostilité de la communauté internationale continuait à se manifester.  

 3. Thèmes, Positions et Réflexions romanesques

Un avertissement romanesque

 Le Troisième Temple est un livre glaçant. En même temps qu’il décrit dans le détail une sorte de régression sociale due au retour d’activités antiques inspirées du récit biblique. Il n’est fait nulle place à une conception évolutive de l’histoire des Juifs.  La source d’angoisse du lecteur réside dans le fait qu’il  ne peut s’empêcher de décrypter dans l’actualité contemporaine, des prémices possibles de cette dystopie.
On ne tremble pas seulement à cause du virage extrême que prend le peuple d’Israël dans le récit, en recourant à des pratiques sacrificielles qui n’ont plus d’attrait à nos yeux, mais également à cause des effets de la surdité du monde.
La grande question autour de laquelle s’élabore le récit pourrait se formuler ainsi : Et si les plus grandes villes d’Israël venaient à être pulvérisées, que se passerait-il? 
L’auteur cherche à faire entendre qu’un glissement vers la littéralité de la Torah n’est pas impossible en Israël. Il pourrait se produire sous une double contrainte : celle, externe, exercée par des voisins qui appellent de leurs voeux la destruction de ce pays, et celle, interne, du fait de la radicalisation nationaliste et religieuse d’une partie de la population. En effet, on ne peut s’empêcher de penser aux déclarations répétées des leaders de pays voisins d’Israël affirmant qu’ils veulent rayer ce pays de la carte, sans que le monde s’offusque vraiment de ces déclarations!
Par ailleurs,  la perspective selon laquelle les seuls moyens pour que l’identité juive se pérennise serait d’appliquer intégralement les commandements de la Torah, tout en étant impitoyable vis-à-vis des ennemis, ne peut manquer d’inquiéter, car elle méconnaît totalement toute conception de la dynamique essentiellement évolutive de la Loi juive !

Le livre d’Yishaï Sarid sonne comme un avertissement, résultant d’une narration en pointillés pourrait-on dire, d’événements relatés dans  le  journal d’un familier du régime, et qui perdant le caractère d’une pure fiction romanesque déborde sur la réalité contemporaine, telle que la perçoit cet écrivain, profondément ancré par ses liens familiaux (fils de Yossi Sarid) et ses engagements idéologiques au sein la gauche israélienne (membre actif du Mouvement La paix maintenant ).
C’est non seulement un coup de semonce à l’égard d’Israël, mais aussi à l’égard des nations qui ne parviennent pas à trouver  le chemin de la justice morale. C’est enfin un avertissement à l’égard des juifs du monde entier qui se désespèrent d’une situation qui ne comporte  « ni paix ni guerre », et  qui semble sans issue.
Le roman de Yishaï Sarid se veut être une description de ce qui pourrait attendre Israël si les adeptes du Troisième Temple parvenaient à exécuter leur programme.

C’est aussi le récit à la première personne d’une plongée dans le délire d’une foi aveugle : une monarchie qui s’appuie strictement sur une Halakhah figée, dans un esprit réactionnaire mais qui est paradoxalement associée à un culte de la modernité technique. Elle reconstitue en effet, à l’identique,  les institutions de la période biblique, tout en bénéficiant des avancées technologiques les plus récentes.
Jonathan, le narrateur qui est le fils cadet du roi Yehoaz conte, pendant sa captivité après la destruction du Troisième Temple, les événements qui ont conduit son père à devenir roi, à reconstruire le Temple , ainsi que le quotidien d’un  pays, mêlant des caractéristiques à la fois archaïques et futuristes. 
Archaïques, car c’est un retour à un lointain passé biblique. Futuristes, car le nouveau royaume dispose de technologies avancées, comme par exemple l’identité personnelle gravée dans un capteur inséré dans la nuque de chaque citoyen, ou encore le recours à des techniques sophistiquées de sécurisation, à l’abord du Temple, comme à l’abord des villes. Mais toutes ces précautions n’empêchent pas que de multiples dérapages aient lieu, jusqu’à la catastrophe finale. 

Les deux erreurs réactionnaires

 Si le roman fait le récit du quotidien d’une société qui se trouve revenue à un passé biblique révolu, Yishaï Sarid, veut clairement confronter ses lecteurs à deux idées, qu’il juge totalement  erronées. 
– La première, exprimée ouvertement par un petit nombre de citoyens de ce pays,  est qu’il faut reconstruire le Temple avec sa magnificence et toutes ses pratiques sacrificielles. Ce serait la condition indispensable à leurs yeux pour préserver l’identité juive, alors que pour l’auteur, cela représenterait au contraire une  forte régression.
– La deuxième idée qui n’est pas moins fallacieuse, malgré le succès qu’elle rencontre, est que les victoires de l’armée israélienne résultent d’une protection divine, promise aux patriarches et à Moïse.
Dans ce roman à thèse, Yishaï Sarid cherche à établir que ces deux idées sont à la fois fausses et porteuses de dangers bien réels.
L’idéologie du retour au troisième Temple, sectaire, propage des idées contraires aux principes éthiques que la pensée rabbinique (élaborée en exil après la destruction du second Temple) a érigés. Dans le récit de Y. Sarid, cette régression morale s’exprime par les paroles de rabbins, proprement racistes comme en témoignent ces propos d’un personnage, le rabbin Tseruya :    « La vie d’un goy ne pèse pas l’ongle du petit doigt d’un Juif. Dans le meilleur des cas, un goy peut ne pas pervertir le monde, alors que tout juif est capable de le réparer, d’en purger le mal, de ramasser les étincelles de sainteté dispersées au moment de la brisure des vases, comme il est dit dans la Kabbale. C’est pourquoi il nous appartient de reconstruire le Temple, de mettre un roi au-dessus de nous et de faire revivre le Sanhédrin et la prêtrise », p. 247. 

La chasse aux dissidents

De grandes divergences, de grandes controverses sont survenues en abondance au sein du monde juif, et au cours des siècles. Elles peuvent être à l’origine de véritables fractures sociales,  des scissions qui un très grave danger pour la pérennité du peuple d’Israël.  Dans le roman,  la résolution de ces divergences par le Sanhédrin conduit à des punitions extrêmes à l’encontre des dissidents… Ces châtiments vont  jusqu’à la mort par lapidation, comme celle subie par le citoyen rebelle Sarkis, écrasé par un gros rocher après qu’il a été précipité de plusieurs mètres :    son seul délit était de s’opposer ouvertement à l’idéologie que le roi voulait propager.
La reconstruction du Temple et des institutions qui l’accompagnent constitueraient ainsi de graves atteintes, non seulement à la liberté individuelle  mais surtout à la cohésion sociale du pays.
 Le roman dénonce avec raison l’idéologie qui voit dans la force armée israélienne un instrument de la Providence divine : les victoires témoigneraient de cette protection, tandis que les défaites seraient le signe d’un retrait du Créateur,  résultant  du laxisme de la population en matière de pratique religieuse.
Ces deux arguments, que Yishaï Sarid réfutent, constituent le toile de fond autour de laquelle son roman est construit.
L’auteur introduit également dans son récit des personnages qui soutiennent le nouveau régime. L’intégrité morale est plus que douteuse, comme par exemple celle de ce riche Juif américain, Hemi Sagiv, qui s’achète une conscience en finançant le sanctuaire, et parvient  à obtenir des autorisations lui permettant de transgresser la Loi ! Sa générosité financière permet de passer sous silence ses extravagances personnelles et celles de sa compagne aux allures délurées. C’est ici la corruption  des dirigeants qui est visée.

La fétichisation du culte

Mais l’essentiel du roman n’est pas là. L’essentiel réside dans la description  d’un désir d’absolu d’une génération qui semble être privée d’âme. Ce vide la conduit à ce qui pourrait s’apparenter à  une  fétichisation du culte, ce qui peut s’apparenter à … une idolâtrie !
Non seulement le processus de fétichisation s’accomplit au détriment d’une véritable conscience individuelle, mais il finit par remettre en cause un principe universel, celui de l’interdit de tuer, dont le judaïsme s’enorgueillit, à bon droit, d’être l’initiateur. L’issue du roman remet en cause cet interdit, non seulement dans le délire du chef, mais également dans le délire du peuple. C’est ce qui se produit lorsque des croyances erronées prennent le dessus sur la raison. 

Une réflexion théologique sur les raisons du culte

L’auteur peint ainsi les tensions d’une société complexe en plongeant au cœur de différentes questions. L’une de ces questions est particulièrement importante : faut-il restaurer les sacrifices animaux ? On sait que les sacrifices (korbanote en hébreu) sont au cœur des pratiques  au sein du Temple. Représentent-ils pour autant l’âme et le coeur du judaïsme? Ou ne sont-ils que des réminiscences de coutumes anciennes que le monothéisme naissant ne pouvait abandonner ?  Avant d’y répondre, rappelons que l’épisode de la ligature d’Isaac  rappelle l’interdit absolu du sacrifice humain.
Dans le Troisième Temple, le sacrifice humain a été remplacé par le sacrifice d’animaux, mais lorsque les animaux, victimes de ce rituel, viennent à manquer, ou lorsqu’ils ne sont plus suffisamment gras pour que la fumée de leur chair brûlée monte bien haut, l’impensable devient réalité. Le sacrifice humain, que la Torah prohibe absolument, redevient envisageable. Comme dans l’épisode biblique, il trouve sa source dans ce que le Grand-Prêtre, à savoir ici le roi, croit comprendre de  la parole divine.
Une autre question est celle  de la conception de Dieu à laquelle l’auteur nous invite à réfléchir. Dans le roman, une conception proche de ce qu’on pourrait appeler une théologie de la proximité, semble accompagner le récit. Elle  fait de Dieu un être quasiment incarné, et cela conduit évidemment à des débordements multiples, dont l’un des plus manifestes est que les fidèles ressentent la proximité corporelle de la Présence divine (Chekhinah),  lorsqu’ils viennent sacrifier !
Une conséquence de cette théologie est que la violence sociale n’est jamais très loin, notamment selon l’importance de l’offrande qu’on offre à Dieu ! Les relations enchevêtrées  de ces deux extrêmes que sont la violence et le sacré, se tissent tout au long de ce récit.. 

Le religieux et la guerre sont également  partout intriquées dans le Troisième Temple. On peut regretter que, manquant ainsi d’un certain sens de la nuance, ce roman s’en tienne, pour décrire la Loi d’Israël à une conception quasiment anthropomorphique de Dieu ; ce qui amène à méconnaître la spiritualité qu’induit une toute autre lecture du message divin, spiritualité patiemment élaborée dans le judaïsme rabbinique, après la destruction du Second Temple.  Cette deuxième conception fait appel à la notion de  sacrifice à Dieu,  où l’offrande est une invitation adressée à Dieu pour partager le repas des hommes. A cette notion, le roman substitue  la notion de sacrifice pour Dieu, où chacun cherche à se faire pardonner ses éventuelles transgressions en sacrifiant une partie de ses avoirs pour les offrir en holocaustes. Le sacrifice à Dieu porte  la marque d’une transcendance que les hommes se créent en invitant le Créateur à leurs repas, tout  en interdisant la consommation du sang, celui-ci étant le symbole par excellence du vivant.  Mais,  la répétition ritualisée des sacrifices finit par éroder le sens du sacrifice à Dieu, en mettant en avant la conception d’un sacrifice pour Dieu. L’interrogation du narrateur témoigne ainsi de son désarroi. Parlant de Dieu, il  s’interroge : « Qu’avait-il à faire d’un tas d’organes brûlés, arrachés à un si bel animal ? ».

 De plus, ce que dit de Dieu son envoyé  détruit toute idée de compassion du Créateur vis-à-vis de ses créatures, pour ne retenir qu’un aspect qu’on pourrait presque appeler du voyeurisme. L’ange ou le diable, parlant de l’attitude de Dieu durant la Shoah, dit en effet: « Il est possible qu’il soit tout puissant. Mais lorsqu’il est question de vous, bizarrement il laisse les choses advenir. J’étais là-bas dans le froid, les pieds plantés dans la neige, j’ai vu des femmes descendre de wagons de marchandises avec des bébés hurlant de faim dans leurs bras. De grands chiens leur aboyaient dessus. On les a forcées à se déshabiller, elles avaient honte de leur nudité à en mourir. Tout cela s’est passé devant moi et j’ai tourné la tête, je ne voulais pas les voir dans cet état. Mais il m’a ordonné : regarde, regarde ! », p. 137. Lorsque Jonathan lui demande : « A ton avis, y avait-il une raison à cela ? A-t-il programmé tout cela ? » L’interlocuteur  répond : « C’est possible. Je n’en sais rien », p. 137. Jonathan essaie d’argumenter : « C’est le châtiment des conversions ». Mais l’individu rétorque «Si c’est ainsi, ce Dieu que nous servons tous les deux est un Dieu méchant» . Et il poursuit : « Dieu est-il un pervers qui jouit des horreurs ? Je ne sais pas» , p. 138.  

Finalement la question qui hante le narrateur est celle de savoir quel Dieu abrite le Saint des Saints? Est-ce le Dieu qui apprécie l’odeur des chairs brulées des animaux sacrifiés comme le répète abondamment le texte du Lévitique, ou est-ce un Dieu qui cherche à diffuser auprès des humains une sagesse, autre appellation de la  sainteté (kédouchah en hébreu)?
Yishaï Sarid est un laïc, athée ou du moins agnostique conséquent et la réponse qu’il ferait à la question serait sans équivoque. Le roman de Yishaï Sarid parvient à  convaincre le lecteur que toute velléité d’un retour aux pratiques antiques du monde biblique, dans le but retrouver une identité perdue, est non seulement un leurre total, mais peut conduire à la catastrophe. Mais si l’objectif de Yishaï Sarid était de nous convaincre que l’idée même de Dieu est en soi une idée dangereuse, alors là le lecteur serait en droit d’exprimer une réticence.
Y. Sarid ne cherche pas à  trancher entre  une lecture biblique et une lecture  rabbinique.  C’est  peut-être là que réside l’ambiguïté de l’ouvrage et son mérite sur le plan de l’esthétique romanesque. En effet, s’il n’est pas interdit de  penser que le romancier laïc Yishaï Sarid, à titre personnel, est plus proche d’une lecture rabbinique que d’une lecture biblique, on remarque qu’aucun personnage du roman ne met en avant cette  dimension essentielle, prônée par le judaïsme pharisien qui, écartant tout anthropomorphisme,  fait de Dieu le Créateur d’une Parole qui peut être comprise et interprétée par les humains. C’est à la recherche du sens de la Parole que s’est consacré le judaïsme rabbinique, en instaurant un incessant et fructueux questionnement,  conduisant le plus souvent à dépasser le sens premier du Texte, pour l’interpréter.   Remplacer le sacrifice par l’étude et la prière a ainsi constitué un progrès indéniable par rapport à la situation que suggère une lecture littérale de la Torah, selon laquelle Dieu aurait demandé de lui-même à résider entre quatre murs pour peu qu’on lui offre des sacrifices quotidiens ! 

Le monologue intérieur de Jonathan est traversé par toutes  ces questions, mais il reste dans l’incapacité de choisir ;  ce personnage de bon fils juif est bloqué entre, d’un côté, la fidélité à son père, à la tradition rigide telle qu’elle lui a été transmise, et d’un autre côté, la perception d’une réalité tragique et confuse qui ne lui parvient que sous la  forme de catastrophes successives. Même face à l’odeur de chair brûlée d’animal, de viscères, d’agonie des bêtes et de leurs regards de terreur, de flammes se reflétant dans les yeux des prêtres affamés, le narrateur reste en effet divisé et indécis, jusqu’à l’épisode final où la foule désespérée exige un sacrifice humain dans l’espoir que cela déclencherait l’intervention divine qui sauverait le peuple d’une issue dramatique. 

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Si ce roman militant prend au sérieux le théologique et propose une réflexion aiguë sur les dérives de la foi juive, il n’ambitionne pas de donner une description de l’essence du judaïsme. C’est bien plutôt une peinture grinçante, une dystopie didactique qui laisse imaginer de ce qu’il pourrait devenir d’Israël si les rêves identitaires des plus fondamentalistes les plus radicaux venaient à se concrétiser. 

Bibliographie  

  • Entretien avec Yishaï Sarid par Natalie Levisalles, Publié dans le magazine en ligne : En attendant Nadeau, mise en ligne le  3 juillet 2018M
    Un entretien avec l’auteur sur Le Troisième Temple
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