« Elle n’est pas au ciel! »

par Menahem TEMIN


Eliezer BERKOVITS, La Torah n’est pas au ciel : Nature et fonction de la loi juive, Titre original : Not in Heaven: The Nature and Function of Halakha, Traduit de l’anglais par A. de Saint-Loup et P.-E. Dauzat, Éditions de la revue Conférence, 2018, Collection Teamim.


« Rabbi Yehochoua se leva et s’exclama : [La Torah] n’est pas au ciel ! », (Talmud, Baba Metsia 59b). Cette citation du Talmud de Babylone est fameuse. Elle fait, encore aujourd’hui, polémique. De son interprétation pourraient, en effet, dériver une pensée, voire une définition de la Loi juive! C’est cette expression qui fournit son titre à l’essai du Rav Eliezer Berkovits : Not in Heaven (La Torah n’est pas  au ciel).

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Une exclamation à interpréter

Cette exclamation intervient dans le vif débat qui opposent entre deux Sages de l’époque talmudique, Rabbi Eliézer et Rabbi Yehochoua, à propos d’un point de loi juive (halakha) très précis et technique portant sur des règles d’impureté rituelle. Rabbi Eliézer fait valoir son opinion, contre la majorité, en se targuant de différents miracles. La controverse se poursuit néanmoins jusqu’à ce qu’une voix céleste (bate kol) n’en vienne ouvertement à lui donner raison devant tout le monde et à confirmer la position minoritaire. Rabbi Yehochoua lui répond alors que la Torah, entendue ici au sens de la Loi et de la façon dont elle doit être tranchée, n’est pas une prérogative céleste, mais bel et bien humaine. Et dès lors que la majorité est du côté de Rabbi Yehochoua, contre Rabbi Eliézer, c’est la majorité qui l’emporte, voix céleste ou non.
Cet apologue talmudique (Hagadah) est raconté à propos d’une loi qui peut nous sembler a priori mineure, et de toute façon pour l’heure impossible à mettre en pratique. Cela peut s’entendre comme un raisonnement a fortiori, le premier des treize principes d’herméneutique selon Rabbi Yichmaël  qui pourrait se formuler ainsi : si même pour un sujet qui peut sembler a priori aussi mineur, voire caduque, la majorité est nécessaire, alors a fortiori doit-elle l’être dans le cas où on a affaire à une loi qui touche à des domaines plus importants et actuels!

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Une controverse source de polémiques

Cette citation a souvent été mal comprise et de ce fait a suscité de nombreuses polémiques dans le judaïsme. Les mouvements réformistes, jusqu’à aujourd’hui, l’utilisent pour justifier une réforme, un aggiornamento de la halakha relativement aux problématiques contemporaines, limitant considérablement la suprématie divine de la Loi. Les mouvements orthodoxes, eux, ont tendance à rappeler qu’il ne s’agit que d’un texte aggadique, qui n’a pas force de loi et qu’on peut facilement lui opposer d’autres passages du Talmud qui le contrediraient.

Le Rav Berkovits (dont on fait souvent, à tort, un tenant du  courant Modern Orthodox) se contentait de se dire un héritier du « judaïsme halakhique » (Introduction, p. 17-19). Voici l’interprétation qu’il donne de l’apologue décrit plus haut : on peut certes adapter la Loi par moments mais l’on ne peut pas certainement pas la tordre dans tous les sens ou la réformer à sa guise.
Il traite le sujet sous de nombreux angles : principes de la halakha (chapitre 1, p. 23 — 84), nature de l’autorité halakhique (chapitre 2, p. 85-118), définition de la halakha elle-même (chapitre 3, p. 119-138), et actualité de la halakha (chapitre 4, p. 139-178 ), et aborde de nombreux thèmes juridiques, eux-mêmes complexes, qui ont suscité de nombreux débats : la question du divorce (guète), du lévirat (yiboume) –loi biblique relative au mariage d’une femme veuve sans enfants avec le frère de son ancien mari, de l’excommunication d’une ville et de ses habitants (‘héremz), des lois de guerre, de la bigamie…
L’originalité de l’approche du Rav Berkovits repose sur le fait qu’il ne s’agit pas seulement d’une approche textuelle et théorique, mais aussi historique et comparative. Pour comprendre la halakha et ses possibilités d’évolution, il faut certes mobiliser les outils conceptuels à disposition dans la Bible et les  deux Talmud (Talmud de Jérusalem et Talmud de Babylone), mais aussi son application et son évolution, en fonction des communautés et des époques, et ce, jusqu’à aujourd’hui. Cela ne remet pas en cause l’approche textuelle.
Ce qui fait de la halakha quelque chose d’aussi peu évident à fixer, c’est justement le caractère extrêmement flou de la Loi écrite, à laquelle vient s’ajouter une Loi orale elle-même aussi parfois équivoque. C’est en grande partie cette double équivocité qui explique que la fixation de la Loi ait suscité  autant de débats à travers l’histoire.

Sortir de l’équivocité

Le Rav Berkovits propose donc, pour clarifier le débat, une analyse des grands principes qui régissent la halakha, en croisant les sources bibliques, talmudiques, et historiques.
Il cite plusieurs de ces principes qui permettent de trancher la halakha lorsqu’il y a un débat entre les décisionnaires.
Tout d’abord, le bon sens (svara en hébreu) en fait partie (p.23). Il donne un exemple où le bon sens prévaut : si un individu s’oppose à la majorité, on doit normalement écouter la majorité. Mais « en de nombreuses occasions, ce principe n’a pas été suivi : l’opinion d’un individu a été acceptée contre celle du reste de ses collègues » (p. 28-29), comme dans Berakhote 37a, Yebamote 108a, Guittine 15a…
Il évoque ensuite ce qu’il nomme la « sagesse du faisable » (p. 30). Il rappelle un principe important : au Sinaï, « la Torah n’a pas été donnée aux anges dévoués du Tout-Puissant », p. 31. Il donne en exemple les lois de guerre (Deutéronome 21, 10-14), qui donnent la permission à un homme d’avoir des rapports avec une femme du pays conquis à condition de l’épouser. Le Rav commente : « Pourquoi n’interdit-elle pas tout bonnement de prendre des captives contre leur gré ? L’explication avancée est que cette loi a été donnée au vu de l’inclination mauvaise qui fait partie de la nature humaine ». Il aurait été impossible d’interdire, de nier cette indéniable inclination trop humaine (yetsère hara’). L’homme, sur le champ de bataille, n’est pas capable de cette tempérance et de cette réserve, et peut très vite se laisser entraîner à une attitude qui conduit à rejeter la Torah pour satisfaire ce penchant. La Loi, en encadrant cette pulsion sans pour autant la nier, pousserait alors le soldat à y réfléchir à deux fois, car aller jusqu’au bout de cette pulsion reviendrait à se contraindre à épouser cette femme, avec toutes les obligations qui s’y attachent.
L’éthique, adaptée en fonction des principes qui historiquement prévalent à une époque donnée, est un autre de ces grands principes pour fixer la loi juive. La possibilité d’introduire une nouvelle règle rabbinique (une takanah) est évoquée dans le Talmud (Baba Metsia 10a) ainsi que les conditions dans lesquelles cet ajout est possible. C’est ainsi qu’au Xème siècle, Rabbenou Guershom établit une takanah qui interdit la bigamie pour les communautés ashkénazes — du moins celles qui l’ont acceptée. Il ne s’agit en aucun cas, toutefois, de réformer la halakha. En effet, l’inverse aurait sans doute été impossible : il n’aurait probablement pas été envisageable d’autoriser la bigamie par takanah si seule la monogamie était envisagée dans le texte de la Torah. Mais restreindre les possibilités de se marier est, en revanche, possible.
Le Rav Berkovits donne un autre exemple, très percutant, évoqué dans la Michna (p. 62 et 63). La Torah, dans le Deutéronome, parle d’une loi de mise à mort relative à un jeune homme qui n’écoute pas la voix de ses parents. Les sages tranchent ici : « Rabbi Yehouda dit : « N’écoute pas notre voix » dit la Bible. « Voix » est au singulier. Or, un père et une mère peuvent se mettre d’accord à ce propos et parler d’une voix, mais en réalité chacun a sa voix à lui. Or, la Bible dit « notre voix » ; elle peut seulement vouloir dire que leurs voix sont aussi semblables au sens physique. Or, si leurs voix doivent être indiscernables, cela signifie que les parents doivent être aussi physiquement semblables dans leur apparence et dans leur taille. Toutes ces conditions, bien entendu, ne sauraient jamais être réunies. Donc, ça n’est jamais arrivé, et ça n’arrivera jamais » (Sanhedrin 71a). Toujours à la même page, Rabbi Yehouda explique alors pourquoi cette loi est mentionnée dans la Torah : « Pour l’interpréter [montrer qu’elle n’était pas destinée à être appliquée] et recevoir une récompense divine pour son étude ».
Le Rav Berkovits donne, comme cas pratique analysé à l’aune des outils talmudiques mais aussi historiques, l’exemple du mariage et du divorce. Les lois du mariage sont définies principalement dans les traité Kidouchine et Kétoubote, celles du divorce dans Guittine. Déjà à l’époque talmudique, certaines restrictions sont imposées aux lois du mariage. Au nom de la sentence biblique « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lévitique 19, 18), Rav, un sage du Talmud, interdit d’épouser une femme par procuration (Kidouchine  41a). Aimer son prochain comme soi-même ne serait dès lors plus un vague précepte moral, mais bel et bien une norme juridique.
En outre, les Sages favorisent les droits de la femme mariée. Ils instaurent le contrat de mariage officiel, la Ketoubah, qui contraint grandement le mari (détaillé dans le Michné Torah de Maïmonide, Lois du statut personnel, chapitre 12). Pour le divorce, la femme se retrouve vite lésée quand il s’agit de se séparer. En théorie, seul le mari est habilité à remettre un acte de divorce (guète). Mais la Michnah suggère un argument contradictoire : « Voici les maris que nous obligeons à divorcer de leurs femmes : une personne qui a de gros furoncles, qui souffre d’une mauvaise odeur du nez, l’ouvrier dont la tâche est de ramasser les excréments des chiens, un mineur de cuivre et un tanneur » (Michnah Ketoubote, 7,10). Ce texte a ensuite été utilisé historiquement par les décisionnaires de façon à justifier d’autres cas où le tribunal rabbinique devait faire pression sur le mari jusqu’à ce qu’il accepte de délivrer l’acte de divorce à sa femme. Au XIIIème siècle, Rabbi Samson ben Tsadok publie une réponse halakhique (responsa) sur le cas d’un homme qui faisait souffrir sa femme durement et dit : « Si on l’oblige en raison de l’odeur de sa bouche, à plus forte raison pour une souffrance incessante qui est pire que la mort ». Le décisionnaire tranche sur la base d’un argument a fortiori, tout à fait valable sur le plan légal, en partant de la clause restrictive mentionnée ci-dessus. La loi a ainsi évolué sans pour autant être annulée ou réformée. Si c’est toujours au mari de remettre le guète, la possibilité rabbinique de faire pression sur un mari existe dans certaines conditions, conditions qui sont ensuite renforcées par des raisonnements a fortiori en fonction des contextes.

La Loi est aussi une question d’amour

Dès lors, la question ultime à laquelle répond le Rav Berkovits est la suivante :  qu’est-ce que la halakha ? Si celle-ci semble pouvoir être tordue dans tous les sens en niant le sens obvie du texte, a-t-elle encore un sens ? C’est ici qu’il convoque le passage  qui contient la fameuse sentence : « La Torah n’est pas au ciel » (Baba Metsia 59b). Le Rav Berkovits avance la chose suivante : il y a eu rencontre entre le peuple d’Israël et Dieu au Sinaï ; Sinaï où Dieu a donné à Israël  la Torah, écrite et orale avec ses modalités d’interprétation.
En ce sens, pouvoir interpréter la Torah, dans le cadre fixé par Dieu, est une prérogative qui est elle aussi le monopole du peuple juif. Il ne s’agit pas de fixer individuellement la halakha sur des bases obscures et individuelles ou encore de réformer la loi divine. Il existe des normes, des règles qui permettent de trancher la loi. Le Rav le précise : « Le siège de ce leadership et de cette autorité était le Sanhedrin, la Cour suprême » (p. 85), et en l’absence de Sanhedrin, c’est aux « savants des diverses communautés des pays de la diaspora du peuple juif » que cette interprétation incombe.
En fait, pour le Rav Berkovits, Dieu veut que la halakha puisse évoluer, selon ces normes clairement définies et sans la réformer, en fonction de l’Histoire. L’Histoire devient un mode de révélation divine. Il y a un plan, un idéal de la Torah, qui a besoin de s’originer dans le texte de la Torah pour se réaliser à travers la loi orale et les évolutions de la halakha. C’est une Torah vivante qui s’accomplit par le peuple d’Israël, qui devient un véritable objet historique.
Israël devient alors un peuple doublement providentiel : il l’est tout d’abord parce qu’il a reçu la Loi divine en rencontrant Dieu ;  il l’est en outre en cela qu’il réalise cette Loi par lui-même à travers la halakha et ses mutations dans l’Histoire. Il est objet et sujet, passif et actif, propriétaire d’une Loi qui est le bien de Dieu. Entre Israël et son Dieu se noue une véritable histoire d’amour, comme le soulignent les interprétations allégoriques du Cantique des Cantiques L’auteur le dit : toutes les visions de la Torah étaient contenues dans la Révélation du Sinaï et sont toutes de la Torah. Il cite un commentaire talmudique médiéval (tossefote) du Ritva (1250 — 1330) dans ‘Erouvine 13b : « Quand Moïse grimpa pour recevoir la Torah, [les anges] lui montrèrent dans chaque cas quarante-neuf possibilités « d’interdire » et quarante-neuf possibilités « de permettre ». Il demanda au Saint, béni soit-Il, ce qu’il en était. Il lui fut répondu que l’intention était que toutes ces possibilités d’interprétation devaient être confiées aux sages d’Israël de chaque génération et que la décision fût en accord avec leur résolution ». Rachi, lui, au XIème siècle, dit dans un commentaire de Kétoubote 57a : « Il n’y a pas de contradiction […] Il est possible de dire : « tous deux disent les paroles du Dieu vivant ».

Jusqu’où cela va-t-il ? Jusqu’au déracinement d’un commandement biblique! Il faut toutefois être extrêmement précautionneux face à cette situation extrême, car une telle radicalité ne peut vraiment se justifier que dans certaines, et très rares, situations. Avec l’accord et les avis autorisés et dûment circonstanciés de très grands magistères de la Loi, pour répondre à des problèmes très graves. Il ne s’agit d’ailleurs pas totalement d’annuler une Loi, mais de dire que, au moins pour un certain temps, celle-ci doit être outre-passée pour raisons graves. Déjà dans le récit biblique, dans le Livre des Rois (Rois I, 18) le prophète Elie, enfreint la Loi en sacrifiant face aux prêtres de Ba’al un animal en dehors du Temple, chose normalement interdite. Le Talmud (Yébamote 90b) le justifie en raison de circonstances exceptionnelles permises uniquement pour lui, à ce moment-là, par la voie de la prophétie. La justification se trouve dans le Psaume 119, 126 : « Il est temps d’agir pour Dieu, ils ont dissout ta loi ». Jusqu’où ? Jusqu’à l’autorisation de coucher par écrit la Michnah, puis le Talmud (p. 114). Normalement, la loi orale est censée rester orale. Mais en raison des persécutions des Juifs par les Romains, suite à la destruction du Deuxième Temple en 70 de l’ère chrétienne, le risque était grand de perdre la substance de ces débats oraux. Ceux-ci ont donc été consignés par écrit dès le IIe siècle de l’ère chrétienne,  dans la Michnah.
Trois circonstances permettant de contourner une loi sont possibles, uniquement si elles sont décidées par des sages de la génération et justifiées : s’il « est temps d’agir pour Dieu », quand une situation est devenu de fait insupportable, ou dans des « lois de l’heure » (hora’at cha’a), qui rompent temporairement avec une loi dans un contexte bien précis (p. 117). Il rappelle alors la phrase de Rech Lakich, dans Men’ahote, 96 : « Parfois, l’abolition de la Torah est son fondement ». 

Actualité de la Loi en régime non-diasporique

L’auteur finit son essai en abordant l’aujourd’hui de la halakha. Les circonstances des deux derniers millénaires de diaspora ont changé ; elle ne sont plus les mêmes à présent que les Juifs reviennent en Israël. À ses yeux, le principal défi de la halakha aujourd’hui est l’adaptation de celle-ci aux réalités modernes de l’État d’Israël : «En exil, la rencontre entre la Torah et la réalité est un affrontement ; dans une civilisation juive autonome, c’est un défi » (p. 140). En effet, la halakha qui prévaut depuis l’exil est une halakha diasporique. Les parties relatives au droit pénal ont presque totalement été abandonnées. La Torah s’était presque retranchée dans son aspect rituel, se limitant, en matière politique, au dialogue avec les autorités civiles non-juives. Le problème, aujourd’hui, est qu’il est impossible de penser une Torah d’exil dans un pays juif. Sur le plan talmudique, le Rav Berkovits donne l’exemple d’un passage qui oppose Rava et Rav Papa (p.151), dans Baba Batra 130-131, qui précise que le juge rabbinique (dayane) doit pouvoir trancher la loi en fonction de ce qu’il connaît des faits. La responsabilité ne doit pas être déléguée à un texte, qui doit bien entendu être le support de la décision halakhique, mais ne saurait en être le fondement. Il ne s’agit pas, bien entendu, ici de permettre une décision qui aille explicitement contre la Torah, mais de chercher, par les moyens mentionnés précédemment, une décision à la fois novatrice et respectueuse de la tradition juive en matière de halakha, en allant chercher un raisonnement, peut-être déjà pré-existant dans les sources talmudiques et halakhiques, qui aille dans le sens des réalités nouvelles auxquelles le juge est confronté.
Le Rav donne plusieurs exemples à ce propos (p. 154). Un de ceux-ci est l’année sabbatique (Chemitah) dans Lévitique (25,3) et le Deutéronome (15, 1-2) enjoignent à tout Israélite de laisser sa terre, à condition qu’elle soit localisée en Israël, en jachère une fois tous les sept ans. Dans la réalité d’une société où l’agriculture est une agriculture de subsistance, cette loi a tout son sens. Mais dans une société industrielle où l’agriculture est une agriculture d’exportation, le respect de l’année sabbatique est rendu bien plus compliqué. Il cite la solution donnée par le rabbinat (p. 155) : vendre la terre possédée par des Juifs à des non-juifs, pour toute la durée de l’année sabbatique. En effet, seule la terre qui appartient à un Juif est soumise à cette loi. Cette liberté est permise uniquement en raison du fait qu’il s’agit d’une loi rabbinique, et non plus une obligation de la Torah, depuis la dispersion des dix tribus d’Israël en 722 avant l’ère chrétienne. Le Rav critique cette façon de contourner la loi, qu’il juge être une solution « déprimante » , p. 156. Il s’agirait d’une façon d’admettre que la loi n’est plus applicable : on n’aborde plus réellement de front le problème. Le Rav Kook (1865 — 1935) a certes justifié cette vente, mais il précise bien que cela a lieu tant que « la terre possédée par des juifs en Eretz Yisrael est minime » (Chabbate Ha’aretz, Hilkhote Shvi’it, Introduction, 14). Alors, comment faire face aux exigences économiques nouvelles ? Déjà à l’époque talmudique, alors que Rome harcèle les Juifs de Judée en les accablant d’impôts, Rabbi Yanaï dit au peuple : « Allez ensemencer la septième année à cause de l’impôt » (Sanhedrin 26a). Rabbi Yehouda haNassi, lui aussi,  à plusieurs reprisesa,  restreint l’espace géographique considéré comme étant à même d’être appelée « terre d’Israël » et donc soumis à l’année sabbatique (Talmud de Jérusalem, Demaï 2:1,p. 158), et ce, pour des raisons encore une fois économiques et fiscales. Le Rav Berkovits pose aussi la question du Sabbat : comment envisager une société juive autonome vis-à-vis de la question sabbatique ? Un État moderne a besoin d’institutions publiques qui fonctionnent en  permanence, même le samedi. Les modalités doivent donc, dit-il, être discutées en profondeur.

Quel statut dans la Loi pour la femme?

Il faut, pour conclure, mentionner un point fondamental et très polémique que le Rav évoque : « le statut de la femme », p. 161. Premièrement, il rappelle les positions que l’on pourrait, de façon quelque peu anachronique, qualifier de « progressistes » des Sages du Talmud vis-à-vis du statut des femmes, avec l’exemple de l’instauration du contrat de mariage. La question aujourd’hui brûlante et grave du monde juif halakhique n’est pas qu’une question de lois rituelles, c’est la question sociale et existentielle, du divorce. Dans la loi juive, seul un mari est habilité à remettre l’acte de divorce. Or, nous avons vu que le tribunal rabbinique peut contraindre un mari récalcitrant, sous certaines conditions, à remettre un acte de divorce à sa femme. Néanmoins, si le mariage a été dissout par le biais d’un tribunal civil sans passer par une autorité religieuse, les conséquences peuvent être dramatiques. En effet, une femme, mariée selon la halakha, qui a une relation et a un enfant de cette relation, donne naissance à un enfant illégitime (un mamzer) dont le statut halakhique est extrêmement désavantageux. Aujourd’hui, quelle peut être l’autorité que le juge rabbinique va exercer sur le mari récalcitrant pour le contraindre à donner l’acte de divorce ? Il ne s’agit pas — sans nier que cela existe aussi — d’une simple question de volonté, mais aussi parfois d’une question de moyens techniques. Comment, concrètement, faire en sorte qu’un mari remettre le divorce ? D’autres cas existent, comme le cas de la démence (p. 164). Un mari dément ne peut pas remettre l’acte de divorce, empêchant la femme de se remarier.

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Les questions abordées par le Rav Berkovits sont donc extrêmement vastes et leurs répercussions profondes. La façon dont il conclut son ouvrage illustre bien l’amplitude de son propos : il  pose la question des relations entre halakha et société démocratique. Effectivement, « le judaïsme présuppose une société qui accepte la Torah librement et vit par la discipline de la halakha », p. 183. Ce n’est pas le cas de la société israélienne aujourd’hui, et cela implique d’adapter la halakha, d’une façon ou d’une autre, à cette réalité. C’est très probablement ce que le Rav Kook avait essayé de faire en son temps, mais les circonstances ayant évolué considérablement, ces questions sont trop souvent escamotées et renvoyées à la venue du Messie, à l’intervention divine. Un futur proche – qui  sait? – résoudrait ainsi, sans que les talmudistes actuels aient à s’en préoccuper, tous les problèmes halakhiques contemporains. C’est cependant peut-être oublier un peu vite que c’est par des mains d’hommes et des initiatives individuelles que les prophéties de retour sur la terre d’Israël se sont réalisées. 

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