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Poésie de la « nation chimérique »

par Aliza Smilevitch


Charles DOBZYNSKI, Anthologie de la poésie YiddishLe miroir d’un Peuple, Première édition en 1971, Paris, Gallimard, 2000, Collection Poésie.


L’anthologie de Charles Dobzynski rassemble des poèmes yiddish minutieusement traduits en français, regroupés et organisés selon un ordre strict, choisis avec soin. Les intentions de ce travail imposant se révèle dans son sous-titre, Miroir d’un Peuple : refléter l’expérience et la mémoire d’un peuple humilié et opprimé, tout en rendant compte de la grande diversité de son expression poétique.

Paradoxes de la poésie en yiddish

Agrippés à un passé douloureux, ces poèmes sont inévitablement mélancoliques et, tout en étant pour chacun marqués de son style individuel, traversés par le paradoxe commun de la langue dans laquelle ils sont écrits. Dans sa préface, le traducteur le résume ainsi :  « Le Yiddish, c’est la combinaison de l’expérience séculaire d’un peuple et de tout ce qu’il a reçu de culture universelle, une tonalité spécifique, un climat, une humeur, un humour, un accent inimitable et irremplaçable émanant des tréfonds de la sensibilité populaire », p.13. Le yiddish, langue rurale des shtetl, dialecte qui mêle hébreu et diverses langues de l’Est, ainsi qu’une touche d’araméen, méprisée par les érudits, est une langue façonnée et utilisée par les Juifs d’Europe de l’Est, exprimant ainsi les finesses de l’être et de sa douleur, les subtilités d’un peuple souffrant et offensé. Ainsi la poésie yiddish exprime l’exil dans la langue de ses racines et renvoie à la religion d’un peuple qui a été trahi par sa foi : tout en se formant, elle s’impose en douceur comme la révolution et la sublimation de la nation errante. 
Dès la première lecture, l’ancrage biblique frappe le lecteur. Enracinées dans une culture religieuse omniprésente, ces poésies s’inspirent fortement des récits de la Bible hébraïque comme chez Itsik Manguer (1901-1969) et ses Chansons du Pentateuque, ou encore on relève de claires références au Cantique des Cantiques, comme chez Moshe Nadir (1885-1943) et son Désir. 

« Loth, il me faut te dire -fi!
Tu bois chaque nuit, tu te saoules, 
Hier encore au Cerf d’Or tu fis
Grand scandale parmi la foule!», p.429.
Chansons du Pentateuque (Varsovie 1935), Itsik Manguer

« Seins pareils à des soleils
Qui sont le souffle des roses –
Mon poème maintenant 
Je ne le pense qu’en prose», p.107. Moshe Nadir, Désir (1931-1932).

L’anthologie se forme sur un consensus de tous les poètes : la poétique sera noble, la rythmique rigoureuse, et les inspirations hiératiques. Mais cette haute ambition s’exprime dans la langue du prolétariat : le yiddish. Langue paysanne longtemps méprisée cet idiome -symbolisant la différence culturelle profonde entre le peuple juif des shtetl et le reste du monde-, fut dédaigné. Moïse Mendelssohn ne voulut-il pas traduire la Torah en allemand plutôt qu’en yiddish? 
Ainsi le syntagme « poésie yiddish » est intrinsèquement antinomique en unissant l’élite et la masse, le noble et le vulgaire. Mais cette poésie est tout cela à la fois en vérité, puisqu’elle est avant la verbalisation prosodique de l’enracinement juif et de la tradition maintenue envers et contre tout : « la culture qu’elle [La langue yiddish] a forgée a pu, relayant l’enseignement de la religion, reprendre à son compte la ferveur et la foi, pour devenir une patrie de l’âme et de l’esprit » (p.8) écrit Dobzynski dans sa préface. Cette langue est devenue l’histoire d’une croyance, et plus que simplement un dialecte, elle symbolise en sa quintessence l’expression de la dévotion juive de l’Europe de l’Est d’avant la Shoah. Aujourd’hui, elle est primordiale par ce à quoi elle renvoie, essentielle par les souvenirs qu’elle reconstitue. Sans vouloir continuer à faire revivre une langue qui n’est plus parlée aujourd’hui que par une minorité, Dobzynski veut ménager la possibilité d’un accès à ce patrimoine. Et c’est d’ailleurs avant tout pour lui-même qu’il accomplira ce travail de traduction, le yiddish étant sa langue maternelle, comme il l’écrit dans la Postface : « on ne se replonge pas impunément dans l’eau lustrale d’une langue maternelle transmuée par la poésie », p.589. 

Une poésie entre tradition et innovation
Or ce lien à la tradition et à la mémoire, est lui aussi marqué d’un paradoxe, cette fois au sein de ses thématiques. En effet, on retrouve de fortes références à la littérature du Moyen-Âge, notamment chez Leivick Halpern (1888-1962) dans ses Chansons d’Abélard et Héloïse, par référence au mythe de l’histoire d’amour charnelle entre Héloïse, jeune adolescente et Abélard, son enseignant et de leur impossible union. Leivick s’adresse ici à l’élite ayant accès à cette culture, cette référence n’étant pas accessible à tous parmi le lectorat juif. Dans cette lignée, on retrouvera chez ce même poète une forte influence du roman courtois avec des vers courts, des déclarations subtiles et très imagées, non pas sans rappeler Parzival de Wolfram Von Eschenbach, lui-même étant une réécriture allemande de Perceval ou le Conte du Graal de Chrétien de Troyes.
Or, parallèlement à cette forme de noblesse culturelle, on trouve aussi une vraie forme d’avant-gardisme : l’idée de revisiter les textes traditionnels, avec le sépulcral Kol Nidré de Moshe Halpern (1888-1862), une réécriture de la mélopée éponyme typique que l’on chante le jour du Grand Pardon. Ce chant amer, incroyablement mélancolique met en parallèle un clown qui met des oignons dans son café (allégorie d’une angoisse présente dès le réveil), et les Chiva’ (sept jours de deuil qui suivent l’enterrement) de ses aïeux et de sa fiancée, thématiques traditionnelles re-visitées dans le dialecte populaire. 
«Ô gardiens m’encerclant,
Verrous, toits du couvent
Je suis un moine blanc, 
Héloïse», p.169. Leivick Halpern, Chansons d’Abélard et Héloïse (1936). 

«Sept jours de pluie d’automne à la fenêtre
Ne sauraient autant évoquer la mort
Que la pauvreté qui se lamentait,
Qui s’échappait, sanglot, de son potage», p.132. Moshe-Leib Halpern, Kol Nidré.

Cette conception apparaît chez Isroël Shtern (1894-1942), qui propose pour sa part la Prière au Jour, nouvelle version de la prière traditionnelle juive appelée communément Prière des Trois Fêtes de Pèlerinage, les Chaloche Régalime. Ode à dieu et à la lumière du jour, ce panégyrique divin donne accès à un véritable judaïsme modernisé, le tout en « langue profane », puisqu’originellement écrit en yiddish.
«Que de moi soit proscrit ce que je dissimule, 
Je n’enfermerais pas ma vie dans des secrets, 
Entre tes mains ô jour je veux me retrouver,
Aide moi à te ressembler, car je veux être comme toi
Celui qui ne trompe personne », p.273. Isroël Shtern, Prière au Jour.

La révolte la poésie

Mais ce qui reste le plus neuf dans les poésies présentées ici, c’est la façon dont ce peuple jusqu’ici soumis et caché, puis décimé et humilié, se révolte: ces vers sont marqués par une véritable insubordination. Les genres sont diffractés, les mots sont revisités, les références sont multiples, et les styles incroyablement variés : à l’image de ce peuple en diaspora, la poésie est en mouvement, et sa prosodie en effervescence, avec notamment Glatstein (1896-1971), dont Dobzynski confie les difficultés qu’il a rencontrées à le  traduire en raison sa prose de « foisonnement verbal ». Une géométrique désordonnée, des néologismes en quantité : sa poétique est indisciplinée, à l’image de ce que le poète revendique comme  la destinée du peuple juif :  l’investiture et la sincérité.  
«La fille blonde à la harpe 
Est pourtant un brigand camouflé. 
Avec une lame de verre
Elle tranche les têtes bleues des résonances
Et les laisse en l’air palpitantes,  Agonisantes», p.339. Jacob Glatstein, Sons. 

Ce désir du poète yiddish d’exprimer l’indicible déracinement, Dobzynski le met parfaitement en lumière, tout en soulignant le fil rouge qui relie les poèmes entre eux : le froid indescriptible, le deuil incommunicable, le judaïsme à jamais traumatisé. Constance des thèmes dans l’inconstance de l’écrit, la thèse de la poétique de ce peuple ravi à lui-même ne devait-elle pas aboutir à une somme de froid glacial et de douleur inexprimable ?

***

Dans l’introduction, Dobzynski cite Marx, qui, dans La Question Juive, parle du peuple juif comme d’une « nation chimérique ». Cette formule, à condition de lui donner un sens positif, m’a semblé particulièrement appropriée dans ce contexte littéraire et représentative d’une nation dont la chanson, la dévotion et la poésie dessinent les contours. Et c’est ce qui marque profondément  cette Anthologie de la Poésie Yiddish :  elle déroule l’histoire d’une poésie qui explore toutes les thématiques  possibles mais dont la somme  reflète les errements d’un peuple diasporique. Hommage aux victimes d’une souffrance indicible, cette langue qui est la dépositaire d’un héritage ancestral dont l’auteur collectif est le peuple a vocation à exprimer le quotidien et les émotions d’une civilisation linguistiquement, géographiquement et socialement à part et s’affirme  paradoxalement comme le moyen d’expression d’une véritable sublimation de l’errance, de la beauté de la Parole dans toute sa splendeur.


Références bibliographiques

Le site Akadem, Campus numérique juif offre de nombreuses retransmissions et conférences au sujet de la langue yiddish.

  •  Jean Baumgarten, Le yiddish : histoire d’une langue errante, Paris, Albin Michel, 2002, Présence du Judaïsme.
    La quatrième de couverture indique : « Langue vernaculaire des Juifs ashkénazes, le yiddish, composé d’hébreu et d’araméen, de langues romanes, slaves et de moyen haut allemand, a été parlé depuis les bords du Rhin jusqu’au Birobidjan et a accompagné les migrations des Juifs sur trois continents. Facteur de transmission de la tradition juive pour les uns,  » jargon  » ou langue révolutionnaire à la fin du XIXème siècle pour les autres, le yiddish a su devenir le vecteur d’une riche littérature. Les locuteurs du yiddish ont été les plus frappés par la Shoah, mais leurs descendants entretiennent la flamme de la langue et l’Université découvre en lui un phénomène linguistique unique. »
  • Régine Pernoud,  Héloise et Abélard, Paris, Editions Albin Michel, 1970Ouvrage récent et très bien documenté à ce sujet ; l’auteur retranscrit les correspondances des amants, qui ont été authentifiées entre temps. 
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